Les cv de nos vies courues d’avance Jacques Brou
« Nos vies sont des lignes qui ne mènent nulle part et
s’emmêlent assez vite pour former de curieux dessins et de vilains signes.
C’est pourquoi régulièrement nous traduisons nos vies dans le langage de
l’entreprise, dans la langue de la TV et du JT. C’est pourquoi nos vies sont
bilingues : elles communiquent avec le monde dans sa plat’langue et avec
elles-mêmes dans la fureur et dans le bruit. Elles se referment et invaginent dans des rêves qui ne veulent
rien dire. Dans des histoires idiotes qui ne signifient rien. C’est pourquoi
nous parlons la langue de ceux qui nous font vivre, de ceux qui tiennent nos
vies dans leur main comme des animaux dociles – c’est pour qu’elles restent
intelligibles à la plupart. C’est pourquoi nous en faisons des cv. C’est pour
nos vies ne se mettent pas à parler en langue ou avec les mots de la Pythie.
C’est pour qu’elles veuillent encore dire quelque chose et qu’elles le disent posément
et distinctement. C’est pour que tout le monde puisse l’entendre. C’est pour
qu’on continue à nous donner du travail et à manger. Que nous sachions où
dormir et ne pas mourir. C’est pour que nos vies restent possibles et luisent
de l’éclat de ce qui est désirable. Pour que nous puissions continuer à les
percevoir, à les concevoir, à les imaginer. C’est pour que le mirage se
propage. »
« Nous courons mais nous manquons d’endurance et de
lyrisme et si d’aventure nous rattrapons nos vies, nous en faisons ces choses
stupides et veules. Ou ne les rattrapons pas, car elles ont pris trop d’allure.
Car l’amble d’une vie est cela même qui la fait perdre de vue à son
propriétaire. Car le mal se fait dans les vies et une fois le mal fait, les
vies rapides se perdent rapidement de vue. Car nos vies veuves ont à se passer
de nous, personnages encombrants et qui les ralentissent ou les
rapetissent. »
« Nos vies vécues sans nous nous administrent la preuve
que c’est jusque dans nos vies que nous ne sommes pas irremplaçables, que nous
sommes en trop. C’est jusque dans les vies au début desquelles nous sommes nés,
au milieu desquelles nous n’avons pas demandé à naître. C’est jusque dans les
vies qu’il a bien fallu que nous voulions, pour lesquelles il a bien fallu que
nous consentions à vouloir pour qu’à la fin nous naissions. Pour que tout de
même nous naissions aptes à vivre et à dire. Pour que nous décidions de
conduire les vies pour lesquelles nous sommes nés. Pour que nous ruminions et
mettions au point cette définition de la vie comme trajet d’un point A à un
point B. Pour que nous nous représentions la vie comme moyen de locomotion pour
aller d’un point A à un point B. Pour que nous imaginions tous ces moyens pour
niveler, combler et remblayer le chemin entre A et B. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire