samedi 27 mars 2021

Lignes N°62 collection dirigée par Michel Surya

 

Les cv de nos vies courues d’avance     Jacques Brou

 

« Nos vies sont des lignes qui ne mènent nulle part et s’emmêlent assez vite pour former de curieux dessins et de vilains signes. C’est pourquoi régulièrement nous traduisons nos vies dans le langage de l’entreprise, dans la langue de la TV et du JT. C’est pourquoi nos vies sont bilingues : elles communiquent avec le monde dans sa plat’langue et avec elles-mêmes dans la fureur et dans le bruit. Elles se referment  et invaginent dans des rêves qui ne veulent rien dire. Dans des histoires idiotes qui ne signifient rien. C’est pourquoi nous parlons la langue de ceux qui nous font vivre, de ceux qui tiennent nos vies dans leur main comme des animaux dociles – c’est pour qu’elles restent intelligibles à la plupart. C’est pourquoi nous en faisons des cv. C’est pour nos vies ne se mettent pas à parler en langue ou avec les mots de la Pythie. C’est pour qu’elles veuillent encore dire quelque chose et qu’elles le disent posément et distinctement. C’est pour que tout le monde puisse l’entendre. C’est pour qu’on continue à nous donner du travail et à manger. Que nous sachions où dormir et ne pas mourir. C’est pour que nos vies restent possibles et luisent de l’éclat de ce qui est désirable. Pour que nous puissions continuer à les percevoir, à les concevoir, à les imaginer. C’est pour que le mirage se propage. »

 

« Nous courons mais nous manquons d’endurance et de lyrisme et si d’aventure nous rattrapons nos vies, nous en faisons ces choses stupides et veules. Ou ne les rattrapons pas, car elles ont pris trop d’allure. Car l’amble d’une vie est cela même qui la fait perdre de vue à son propriétaire. Car le mal se fait dans les vies et une fois le mal fait, les vies rapides se perdent rapidement de vue. Car nos vies veuves ont à se passer de nous, personnages encombrants et qui les ralentissent ou les rapetissent. »

 

« Nos vies vécues sans nous nous administrent la preuve que c’est jusque dans nos vies que nous ne sommes pas irremplaçables, que nous sommes en trop. C’est jusque dans les vies au début desquelles nous sommes nés, au milieu desquelles nous n’avons pas demandé à naître. C’est jusque dans les vies qu’il a bien fallu que nous voulions, pour lesquelles il a bien fallu que nous consentions à vouloir pour qu’à la fin nous naissions. Pour que tout de même nous naissions aptes à vivre et à dire. Pour que nous décidions de conduire les vies pour lesquelles nous sommes nés. Pour que nous ruminions et mettions au point cette définition de la vie comme trajet d’un point A à un point B. Pour que nous nous représentions la vie comme moyen de locomotion pour aller d’un point A à un point B. Pour que nous imaginions tous ces moyens pour niveler, combler et remblayer le chemin entre A et B. »

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