« Mais il est possible d’approfondir encore le problème idéologique. La liberté bourgeoise, la souveraineté du parlement, a été en Europe occidentale arrachée de haute lutte par nos devancières, les générations précédentes; par le peuple sans doute, mais à l’époque au seul profit des bourgeois, des possédants. Devenu tradition, le souvenir de ces luttes émancipatrices continue de faire battre plus vite le cœur de ce peuple Au tréfonds de l’âme populaire se trouve donc une révolution. L’idée qu’être représenté au parlement fut une victoire, constitue sans qu’on s’en aperçoive, un formidable calmant. Tel est le cas dans les pays de bourgeoisie la plus ancienne Angleterre, Hollande, France. De même, quoique dans une moindre mesure, en Allemagne, en Belgique et dans les pays scandinaves. Il est difficile d’imaginer en Europe de l’Est à quel point cette idée reste puissante à l‘Ouest.
Qui plus est, les ouvriers ont dû se battre eux-mêmes,
souvent très longtemps, pour obtenir le droit de suffrage, qu’il soit direct ou
indirect. Ce fut là encore une victoire, et féconde à l’époque. L’idée, le
sentiment que c’est un progrès, une victoire d’être représenté au parlement
bourgeois et d’y envoyer des députés chargés de défendre vos intérêts, est
généralement partagée. Cette idéologie elle aussi exerce une influence
formidable.
Enfin, le réformisme a eu pour effet de faire tomber la
classe ouvrière d’Europe de l’Ouest sous la coupe des parlementaires, qui l’ont
menée à la guerre, à l’alliance avec le capitalisme. Cette influence, du
réformisme, est colossale elle aussi.
De là s’en suit l’assujettissement des ouvriers au
parlement, qu’ils laissent agir en leur lieu et place. Eux-mêmes ont cessé
d’agir (Cette grande influence, toute cette idéologie propre à l’Ouest de
l’Europe, aux Etats-Unis et aux colonies anglaises demeure incomprise en Europe
de l’Est, en Turquie et dans les Balkans – pour ne pas parler de l’Asie et du
reste !).
Survient la révolution. Maintenant les ouvriers doivent tout
faire eux-mêmes. Combattre seuls, comme classe, le formidable ennemi;
poursuivre la lutte la plus terrible que le monde ait connu. Aucune tactique de
chef ne pourra les tirer d’affaire. Les classes, toutes les classes se dressent
brutalement contre eux : pas une d’entre elles n’est à leurs côtés. Au
contraire, faire confiance à leurs chefs, ou à d’autres classes représentées au
parlement, les mettra en grand danger de retomber dans leur faiblesse d’hier :
laisser les chefs agir à leur place, se fier au parlement, revenir à la vieille
chimère selon laquelle d’autres se chargeront de faire la révolution pour eux,
nourrir des illusions, s’enfermer dans les idées bourgeoises. »
« Le camarade Pannekoek, une fois de plus, a décrit on
ne peut mieux ce comportement des masses vis-à-vis des chefs : « Le
parlementarisme constitue la forme typique de la lutte par l’intermédiaire des
chefs, où les masses elles-mêmes n’ont qu’un rôle subalterne. Dans la pratique,
il consiste à remettre la direction effective de la lutte à des personnalités à
part, les députés; ceux-ci doivent donc entretenir les masses dans l’illusion
que d’autres peuvent à leur place mener le combat. Hier, on croyait les députés
capables d’obtenir, par la voie parlementaire, des réformes importantes au
profit des travailleurs, allant même jusqu’à nourrir l’illusion qu’ils
pourraient réaliser la révolution socialiste grâce à quelques décrets.
Aujourd’hui, le système paraissant nettement ébranlé, on fait valoir que
l’utilisation de la tribune parlementaire présente un intérêt extraordinaire
pour la propagande communiste. Dans les deux cas, la primauté revient aux chefs
et il va de soi que le soin de déterminer la politique, à suivre est laissé aux
spécialistes – sous le travestissement démocratique des discussions et motions
de congrès, le cas échéant. Mais l’histoire de la social-démocratie est celle
d’une suite ininterrompue de vaines tentatives visant à permettre aux militants
de fixer eux-mêmes la politique du parti. Tant que le prolétariat lutte par la
voie parlementaire, tant que les masses n'ont pas créé les organes de leur
propre action et que, donc, la révolution n’est pas à l’ordre du jour, tout
cela est inévitable. En revanche, dès que les masses se révèlent capables
d’intervenir, d’agir et par conséquent de décider elles-mêmes, les dommages
causés par le parlement prennent un caractère de gravité sans précédent.
« Le problème de la tactique peut s’énoncer ainsi comment
extirper des masses prolétariennes le mode de pensée bourgeois qui les paralyse
? Tout ce qui renforce les conceptions routinières est nuisible. L’aspect le
plus tenace, le plus solidement ancré, de cette mentalité consiste justement
dans cette acceptation d’une dépendance vis-à-vis des chefs, poussant les
masses à laisser aux dirigeants le pouvoir de décider, la direction des
affaires de la classe. Le parlementarisme a pour effet inévitable de paralyser
l’activité propre des masses, nécessaire à la révolution. Les appels enflammés
à l’action révolutionnaire ne changent rien à rien l’action révolutionnaire
naît de la dure, de la rude nécessité, non de beaux discours ; elle se fait
jour quand il ne reste plus d’autre issue.
« La révolution exige encore quelque chose de plus que
l’offensive de masse qui abat le régime en place et qui, loin de se faire sur
commande des chefs, jaillit de l’irrépressible poussée des masses. Elle exige
que le prolétariat résolve lui-même tous les grands problèmes de la
reconstruction sociale, prenne les décisions difficiles, participe tout entier
au mouvement créateur ; il faut pour cela que l’avant-garde et ensuite des masses
toujours plus larges prennent les choses en main, se considèrent comme
responsables, se mettent à chercher, à faire de la propagande, à combattre,
expérimenter, réfléchir, à peser puis oser, et aller jusqu’au bout. Mais tout
cela est dur et pénible ; c’est pourquoi, tant que la classe ouvrière aura
l’impression qu’il existe un chemin plus aisé, puisque d’autres agissent à sa
place – lancent des mots d’ordre du haut d’une tribune, prennent les décisions,
donnent le signal de l’action, font des lois –, elle tergiversera et demeurera
passive, prisonnière des vieilles habitudes de pensée et des vieilles
faiblesses. »
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