samedi 27 mars 2021

Lignes N°62 collection dirigée par Michel Surya

 Disparêtre    Par Alain Hobé

 

Aucune. Ce pourrait être aucun, ce mot lui-même, extrait de n’importe quel discours pour dire, par un renversement dont le langage a le secret, qu’aucun des mots ne sera jamais celui du Pouvoir. Pour dire qu’aucun d’entre eux ne tombera sous le joug d’un pouvoir quel qu’il soit. Ce pourrait être tous, cet autre mot sans distinction, pour dire que ce sont tous les mots qu’il faut appeler à la rescousse. Afin de faire entendre un discours général, sans doute extravagant, qui ferait voir par quelle économie proliférante autant que dilapidatrice se constitue le grand fatras des mots.. Ou bien encore rien, le mot rien, pour dire que rien parmi les mots, d’entre les mots, n’appartient au Pouvoir. Pas plus qu’à celles et ceux, d’ailleurs, que ce Pouvoir veut dominer.

Le mot n’a pas de titre à l’exclusivité de son appartenance. Il en a peut-être plus à la particularité de sa reconnaissance : on reconnait pour certains mots qu’ils sont ceux qu’untel emploie. Mais c’est par un effet de rhétorique. Ils ne sont pas les siens, ces mots, mais ceux qu’il tient à répéter pour justement laisser penser qu’il les possède en propre, abusivement. Car cette reconnaissance est comme toute reconnaissance autant le fait du témoin que celui de l’acteur. C’est parce qu’on est leurré qu’on croit y reconnaitre un lien d’appartenance. Et c’est ce dont instruisent les fameux éléments de langage, aussi choisis, placés, réverbérés qu’ils sont impersonnels.

Les mots n’appartiennent pas. Quoi qu’il se passe, et de quelque bord que soient ceux qui cherchent à s’exprimer. Car même ce que l’humanité produit de pire a eu, aura, toute latitude pour employer à sa guise autant de mots qu’il veut, comme il veut, quand il le veut. Les mots sont d’un commun qui les fait s’échapper de la bouche aussi bien des bourreaux que des jeunes filles en fleurs. Et si les mots n’appartiennent à personne, ils ne sont assurément pas davantage les nôtres qu’ils n’auront été les leurs. Chacun reprend comme il le veut les mots. Sans être évidemment bien sûr de ne pas voir repris ceux qu’ils pensent aimer plus que certains, par d’autres et par n’importe qui, parfois par ceux-là mêmes qui sont ses adversaires ou ses ennemis. Qu’y pourrait-il d’ailleurs. Rien n’empêchera les mots d’être adoptés par telle ou tel, même à des fins douteuses, honteuses ou misérables. Ils pourront prendre en chacun d’eux ce qui convient pour leur faire dire à peu près tout ce qui leur semble bon. Fût-ce pour de sombres desseins. Les mots sont la matière d’un partage infini. Pour le meilleur et pour le pire de la parole et de l’écrit.

Demain les mots qu’on dit aimer seront récupérés. Les noms propres y compris. Pour un slogan peut-être, un nom de marque, une publicité : Vinci est une grosse boîte et Picasso une caisse. Ainsi vont-ils, les mots, faillibles autant que témoignant d’une amphibologie chronique. Rappelant que le malentendu est à la source de la compréhension. C’est dans l’accord passé sur le dos du malentendu qu’on se comprend. La compréhension est asymétrique, égalitaire dans son déséquilibre, indécidable. C’est parce qu’on ne se comprend pas complètement, qu’il n’y a pas de transparence, qu’on se comprend. Toute compréhension parfaite est douteuse. Or c’est bien ce que le discours de pouvoir prescrit : que les mots soient à leur place exacte, immuable. Alors que, n’en déplaise à Boileau, ce qui se conçoit bien ne s’énonce pas toujours clairement.

Les mots que le Pouvoir reprend relèvent d’une situation sociale et politique. Si les discours du management occupent les espaces de parole, c’est que la politique qui leur donne cours a investi de part en part les existences. Que cette politique-là retourne à l’obscurité qu’elle n’aurait pas dû quitter, les mots perdront par le même mouvement toute actualité. Les mots que le Pouvoir fait passer partout font écho au contrôle opéré par ce même Pouvoir sur les moyens de communication, sur les lieux d’échanges et dans les esprits.

Le Pouvoir aura voulu laisser penser que, parmi tous, des mots pouvaient appartenir à quelques-uns. Subodorant que c’est à lui, parce qu’il aura voulu s’étendre sans limite, que reviendrait à la fin de tous les asservir. Pour mieux jouir justement du pouvoir résidant dans les mots du Pouvoir, dans ces mots proférés par lui-même et tous ceux qui disposent des tribunes. Toutes les tribunes où les mots prétendument importants, car institués, reconnus tels, se disent. Or ceux qu’on dit être les mots du Pouvoir ne sont que ceux auxquels il a recours, qu’il emploie comme autant de mots d’ordre et qui n’ont que le pouvoir de dire quel pouvoir est le leur. Des mots qui tournent en rond parce qu’affectés du sens de leur martèlement. Les mots dont use le Pouvoir sont ces mots-là, captés, saisis dans une incarnation qui force à les subir. Qui somme méthodiquement de les connaitre à travers ce corps-là. Qui pousse à s’interdire d’en disposer soi-même à sa guise, à s’empêcher qu’ils fassent circulation, détour, discord, dissipation sans doute aussi.

 

Alors, à leur encontre, hasarder disparêtre. Un mot sans recommandation. Sans vraie destination. Néologique en ce qu’il pense inscrire ici ce qui veut être un précédent, le mot premier qu’il est pour désigner ce qu’il chercher à recouvrir. Un premier mot aussi, parce qu’attendant des seconds, des répliques, parce chargé d’un sens qui laisse à désirer. Un mot qui dit, oxymorique, qu’il n’est pas de signification qui ne soit un effet de réciprocité. Doublé d’une discrète agonistique quand il s’agit toujours de démêler non pas le vrai du faux, mais le possible du contingent. De devoir donc lutter pour un petit bonheur du sens assez fuyant quoi qu’on y fasse, et y compris dans la solennité des pensées exigeantes. Et à vrai dire surtout dans cette gravité-là.

Ce mot parce qu’il procède d’un long travail, qui est un travail d’écriture, obscur, ingrat, lointain le plus souvent. A rebours justement de ce que veut le Pouvoir, enflé de connivences. Un lent travail qu’on pourrait dire secret, si le secret ne laissait présumer une intention de le garder par-devers soi, d’en faire une alchimie, d’en tirer un pouvoir renouvelé. Alors que non, c’est tout l’inverse. C’est un mot qui déjà là, écrit, n’appartient plus. Un mot lâché, perdu sitôt qu’écrit, car sans pouvoir. Voué lui-même à disparêtre, à s’effacer par nécessité dans le grand nombre et l’égarement, le foisonnement des mots. Dans le dépaysement des discours et la dérive des acceptions. Dans la normalité de leurs extravagances. En regard au désir d’échappement qui est celui de l’écrivain, dont les mots font faux bond dès lors que propres à déserter l’académie.

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