Disparêtre Par Alain Hobé
Aucune. Ce pourrait être aucun, ce mot lui-même, extrait de n’importe
quel discours pour dire, par un renversement dont le langage a le secret, qu’aucun
des mots ne sera jamais celui du Pouvoir. Pour dire qu’aucun d’entre eux ne
tombera sous le joug d’un pouvoir quel qu’il soit. Ce pourrait être tous, cet autre mot sans distinction,
pour dire que ce sont tous les mots qu’il faut appeler à la rescousse. Afin de
faire entendre un discours général, sans doute extravagant, qui ferait voir par
quelle économie proliférante autant que dilapidatrice se constitue le grand fatras des mots.. Ou bien encore rien, le mot rien, pour dire que rien
parmi les mots, d’entre les mots, n’appartient au Pouvoir. Pas plus qu’à celles
et ceux, d’ailleurs, que ce Pouvoir veut dominer.
Le mot n’a pas de titre à l’exclusivité
de son appartenance. Il en a peut-être plus à la particularité de sa
reconnaissance : on reconnait pour certains mots qu’ils sont ceux qu’untel
emploie. Mais c’est par un effet de rhétorique. Ils ne sont pas les siens, ces
mots, mais ceux qu’il tient à répéter pour justement laisser penser qu’il les
possède en propre, abusivement. Car cette reconnaissance est comme toute
reconnaissance autant le fait du témoin que celui de l’acteur. C’est parce qu’on
est leurré qu’on croit y reconnaitre un lien d’appartenance. Et c’est ce dont
instruisent les fameux éléments de langage, aussi choisis, placés, réverbérés
qu’ils sont impersonnels.
Les mots n’appartiennent pas.
Quoi qu’il se passe, et de quelque bord que soient ceux qui cherchent à s’exprimer.
Car même ce que l’humanité produit de pire a eu, aura, toute latitude pour
employer à sa guise autant de mots qu’il veut, comme il veut, quand il le veut.
Les mots sont d’un commun qui les fait s’échapper de la bouche aussi bien des
bourreaux que des jeunes filles en fleurs. Et si les mots n’appartiennent à
personne, ils ne sont assurément pas davantage les nôtres qu’ils n’auront été
les leurs. Chacun reprend comme il le veut les mots. Sans être évidemment bien
sûr de ne pas voir repris ceux qu’ils pensent aimer plus que certains, par d’autres
et par n’importe qui, parfois par ceux-là mêmes qui sont ses adversaires ou ses
ennemis. Qu’y pourrait-il d’ailleurs. Rien n’empêchera les mots d’être adoptés
par telle ou tel, même à des fins douteuses, honteuses ou misérables. Ils
pourront prendre en chacun d’eux ce qui convient pour leur faire dire à peu
près tout ce qui leur semble bon. Fût-ce pour de sombres desseins. Les mots
sont la matière d’un partage infini. Pour le meilleur et pour le pire de la
parole et de l’écrit.
Demain les mots qu’on dit aimer
seront récupérés. Les noms propres y compris. Pour un slogan peut-être, un nom
de marque, une publicité : Vinci est
une grosse boîte et Picasso une
caisse. Ainsi vont-ils, les mots, faillibles autant que témoignant d’une
amphibologie chronique. Rappelant que le malentendu est à la source de la
compréhension. C’est dans l’accord passé sur le dos du malentendu qu’on se
comprend. La compréhension est asymétrique, égalitaire dans son déséquilibre,
indécidable. C’est parce qu’on ne se comprend pas complètement, qu’il n’y a pas
de transparence, qu’on se comprend. Toute compréhension parfaite est douteuse.
Or c’est bien ce que le discours de pouvoir prescrit : que les mots soient
à leur place exacte, immuable. Alors que, n’en déplaise à Boileau, ce qui se
conçoit bien ne s’énonce pas toujours clairement.
Les mots que le Pouvoir reprend
relèvent d’une situation sociale et politique. Si les discours du management
occupent les espaces de parole, c’est que la politique qui leur donne cours a
investi de part en part les existences. Que cette politique-là retourne à l’obscurité
qu’elle n’aurait pas dû quitter, les mots perdront par le même mouvement toute
actualité. Les mots que le Pouvoir fait passer partout font écho au contrôle
opéré par ce même Pouvoir sur les moyens de communication, sur les lieux d’échanges
et dans les esprits.
Le Pouvoir aura voulu laisser
penser que, parmi tous, des mots pouvaient appartenir à quelques-uns.
Subodorant que c’est à lui, parce qu’il aura voulu s’étendre sans limite, que
reviendrait à la fin de tous les asservir. Pour mieux jouir justement du
pouvoir résidant dans les mots du Pouvoir, dans ces mots proférés par lui-même
et tous ceux qui disposent des tribunes. Toutes les tribunes où les mots prétendument
importants, car institués, reconnus tels, se disent. Or ceux qu’on dit être les
mots du Pouvoir ne sont que ceux auxquels il a recours, qu’il emploie comme
autant de mots d’ordre et qui n’ont que le pouvoir de dire quel pouvoir est le
leur. Des mots qui tournent en rond parce qu’affectés du sens de leur
martèlement. Les mots dont use le Pouvoir sont ces mots-là, captés, saisis dans
une incarnation qui force à les subir. Qui somme méthodiquement de les
connaitre à travers ce corps-là. Qui pousse à s’interdire d’en disposer
soi-même à sa guise, à s’empêcher qu’ils fassent circulation, détour, discord,
dissipation sans doute aussi.
Alors, à leur encontre, hasarder disparêtre. Un mot sans recommandation.
Sans vraie destination. Néologique en
ce qu’il pense inscrire ici ce qui veut être un précédent, le mot premier qu’il
est pour désigner ce qu’il chercher à recouvrir. Un premier mot aussi, parce qu’attendant
des seconds, des répliques, parce chargé d’un sens qui laisse à désirer. Un mot qui dit, oxymorique, qu’il n’est pas de
signification qui ne soit un effet de réciprocité. Doublé d’une discrète agonistique quand il s’agit toujours
de démêler non pas le vrai du faux, mais le possible du contingent. De devoir
donc lutter pour un petit bonheur du sens
assez fuyant quoi qu’on y fasse, et y compris dans la solennité des pensées
exigeantes. Et à vrai dire surtout dans cette gravité-là.
Ce mot parce qu’il procède d’un
long travail, qui est un travail d’écriture, obscur, ingrat, lointain le plus
souvent. A rebours justement de ce que veut le Pouvoir, enflé de connivences.
Un lent travail qu’on pourrait dire secret, si le secret ne laissait présumer
une intention de le garder par-devers soi, d’en faire une alchimie, d’en tirer
un pouvoir renouvelé. Alors que non, c’est tout l’inverse. C’est un mot qui
déjà là, écrit, n’appartient plus. Un mot lâché, perdu sitôt qu’écrit, car sans
pouvoir. Voué lui-même à disparêtre, à s’effacer par nécessité dans le grand
nombre et l’égarement, le foisonnement des mots. Dans le dépaysement des
discours et la dérive des acceptions. Dans la normalité de leurs extravagances.
En regard au désir d’échappement qui est celui de l’écrivain, dont les mots
font faux bond dès lors que propres à déserter l’académie.
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