lundi 22 mars 2021

Lignes N°62 Collection dirigée par Michel Surya

 

Croche-pied    par Olivier Cheval

 

Il aura donc fallu un croche-pied. Après les mains arrachées, les yeux crevés, les cors mutilés des manifestants et des journalistes, après la multiplication des films de ces mutilations, ces passages à tabac, ces coups de poing en pleine face, ces matraquages à terre, après la diffusion massive de ces films et des photographies des corps et des visages blessés, après la mort de Zineb Redouane à Marseille, décédée à 80 ans d’une grenade lancée dans son appartement, après la mort de Steve Maia Caniço à Nantes, noyé un soir de fête de la musique, après la mort de Cédric Chouviat à Paris, interpellé » pour avoir téléphoné à scooter, après une très longue année de violences policières sans précédent dans l’histoire récente du pays, c’est la vidéo virale d’un croche-pied qui aura poussé le ministre de l’intérieur à rompre son silence au début de cette année, lors de ses vœux à la police nationale : « On ne fait pas de croche-pied avec l’éthique ». Comme dire l’indécence d’une telle phrase ? Il y a le geste choisi dans la masse des violences attestées, et il y a le trope obscène qu’il autorise.

La chose, d’abord : le croche-pied d’une policier çà une femme, une femme qui marche les mains levées, d’un pas calme mais rapide, une femme encerclée d’hommes en tenue de guerre, dont la démarche déterminée dit le désir de fuir cette escorte guerrière au plus vite, fuite que le geste retarde comme une petite sournoiserie, une petit décharge sadique, geste enfantin, lâche et idiot, absurde et glaçant par son absurdité même, geste détestable, bien sûr, par sa gratuité pure, son incontestable bassesse, geste inutile, isolable, rapide et froid, sec, terriblement sec, geste détaché, isolé, gentiment cruel, bêtise d’un seul homme, un vilain petit canard, le méchant de la bande, geste universellement condamnable, universellement condamné, même si ce n’est qu’un croche-pied, parce que ce n’est qu’un croche-pied, justement, après tout il n’y a pas mort d’homme. C’est le geste idéal pour Christophe Castaner. Personne ne peut ne pas condamner un tel acte : il doit le faire lui aussi, en tant qu’homme, en tant que père de famille, en tant que républicain, en tant qu’humaniste, en tant que père de famille républicain et humaniste qui ne bat pas sa femme et croit en la mission républicaine de la police nationale de protéger les citoyens, les citoyennes surtout , celles qui ont peur de marcher la nuit dans la rue entourée d’hommes violents, comme cette femme dans cette vidéo, non, il n’a pas le choix, il doit la condamner.

La petite formule destinée à être reprise par les médias comme la phrase par lequel le ministre de l’intérieur recadre ses troupes et siffle la fin de la récré, cette petite formule est un petit bijou de rhétorique, le trope du croche-pied fait coup triple : métaphore, litote, synecdoque. La métaphore dit que toute violence illégitime de la police est d’abord une entorse à l’idéal républicain, une balle tirée dans le pied des forces de l’ordre, un auto-sabordage, que c’est l’éthique, la première, qui en prend un coup et trébuche, même si elle tient encore debout. La litote désigne la violence policière par un geste enfantin, geste certes glaçant, mais qui n’en demeure pas moins la bêtise d’un garnement. La synecdoque ramène toute violence policière à ce geste isolé, anecdotique, à cet exemple , cet anti-exemplum qui est ce que la police ne doit absolument pas faire, l’erreur d’un loup solitaire, la faute d’un policier sanctionné, un débordement, une dérive, une bavure, c’est-à-dire comme geste solitaire, personnel, irrationnel, la formule de Castaner l’exploitation maximale de cette rhétorique traditionnelle du pouvoir, l’euphémisation.

Il y a les symboles médiatiques de la violence d’état : les lycéens agenouillés, le croche-pied du policier. Et il y a les violences réelles, corporelles, incarnées dans les chairs souffrantes des blessés, visibles longtemps après l’évènement de la force par les marques, les blessures et les mutilations laissées sur les corps. Cette brutalité, cette crudité de la violence est tout aussi bien documentée. Des vidéos existent, par dizaines, qui montrent les coups et les tirs qui ont mutilé des gilets jaunes, qui montrent les impacts, la force qui s’abat sur les corps, entre dedans, en fait jaillir le sang. Ces vidéos sont visibles sur Internet, où elles forment une légion sauvage, une masse terrifiante, mais ne passent que très rarement la barrière de la télévision, de l’exposition médiatique. La violence d’état non médiée en un geste ciselé, en une image reconnaissable, en un symbole dénonçable, doit demeurer à l’état d’inconscient du système médiatique et politique dans sa représentation de lui-même.

Le plus glaçant, sur la vidéo du croche-pied, c’est le moment où la femme se relève. Elle continue à lever une main, une main qui refuse toute main tendue qui pourrait venir d’un policier – main qui de toute façon ne vient pas - , non pas en signe de colère, ou de reproche, ou même de m »fiance, mais comme pour se faire oublier, pour nier ce qui vient de se passer, pour dire qu’il n’y a pas de problème, afin que ce qui vient d’avoir lieu n’entrave plus sa fuite, afin que le cauchemar de cette escorte policière cesse au plus vite malgré ce geste qui l’a prolongé. C’est ce bref moment qui ramène dans cette video la masse enfouie des images de violences policières qui ne passent pas à la télévision : cette femme, manifestement, connait ces vidéos, elle sait ce qu’elle vient de subir n’est, à leur regard, rien, qu’il faut seulement penser à fuir, pour échapper à pire.

Les manifestants le savent, la tension est montée d’un cran dans les défilés sous le quinquennat de François Hollande, au moment des manifestations contre la loi travail : en même temps qu’une ultime trahison de la gauche avait fait grossir comme jamais le cortège de tête, où défilent ceux qui ne répondent pas d’une organisation syndicale dans la réclamation de leurs droits et la manifestation de leur colère, le maintien de l’ordre s’est durci, avec la nouvelle doctrine de la nasse enfumée où l’on immobilise et neutralise à coups de lacrymogènes ceux dont on estime la forme de manifestation illégitime. Cette configuration avait culminé le 1 mai 2017, avec ses nasses géantes, ses tirs de grenades de désencerclement et de LBD à répétition. Elle s’est encore amplifiée et durcie avec le mouvement des gilets jaunes, à partir de l’acte IV, le 8 décembre 2018, une semaine après les dégradations de l’Arc de Triomphe, quand le mouvement entier a été considéré comme émeutier, insurrectionnel et illégitime.

Le durcissement du néolibéralisme entraine un durcissement de la protestation populaire, qui se passe de la médiation syndicale et de ses petits accords avec la police pour manifester. Pour tenir, le pouvoir doit durcir les règles du maintien de l’ordre, pour dissuader et effrayer, tout en s’assurant du soutien de sa police. C’est ainsi que la police nationale a été la première à obtenir la sauvegarde de son régime général au moment où le gouvernement les démantelait tous. Le croche-pied était une aubaine : il permettait au pouvoir de dénoncer une violence isolée en tant que violence isolée sans s’aliéner les forces de l’ordre, qui, sur ce coup, ne peuvent rien justifier, ne peuvent pas dire qu’il faut voir ce qui se passe avant, ce qui se passe après, ce qui se passe autour. « Personne ne peut dire que la vidéo est acceptable », avait pour sa part commenté le premier ministre au journal de 20 heures, allant loin dans l’art de l’euphémisation.

La violence policière dans la répression des mouvements n’est pas une suite d’incidents isolés : elle est la logique de l’auto-préservation de l’état au moment où il brade tous ses secteurs d’activité. Ce qui se donne à voir, dans cette vidéo, ce n’est pas un croche-pied avec l’éthique, c’est la mutilation de l’état de droit qui va de pair avec le démembrement de l’état-providence.

Aucun commentaire: