Vers une non-violence spécifiquement anarchiste
Le violent à l’état pur n’existe
pas, on n’est pas violent de naissance, on le devient. Au cours des
circonstances, d’expériences, on en arrive à user de la violence. Quelque chose
en nous peut provoquer la violence. La violence est quelque fois un réflexe,
quelque fois une habitude. On ne peut être foncièrement violent, mais quelque
chose en nous ou une autorité externe peut pousser à la violence, la violence
est une manifestation intermittente et non un état permanent. La violence est
en moyenne plus souvent le fait d’un groupe, d’une masse, d’une horde, que le
fait d’un isolé.
L’ennemi n’est pas le violent,
mais ce qu’il nous faut combattre, c’est l’erreur du violent, c’est la violence ;
la violence, c’est l’erreur qu’il commet lorsqu’il s’imagine qu’il est notre
ennemi ; il faut se faire l’allié du violent contre son erreur.
Naturellement, pour montrer au
violent que sa violence est une erreur, il serait aussi ridicule qu’inutile de
réagir à la violence. La première attitude à adopter, que ce soit dans les
rapports inter-individuels, inter-subjectifs, ou de groupe à groupe, est une
attitude de non-agression, d’immobilité, une attitude désarmée, de manière à
décontenancer l’adversaire. Il faut lui faire savoir, le plus vite possible, qu’aucune
violence ne sera opposée à la sienne. On n’est belligérant que dans la mesure
où l’on a un adversaire, si l’on n’a pas d’adversaire qui accepte le combat, on
n’est plus belligérant. J’imagine mal, par exemple, un boxeur sans adversaire (ou
sans partenaire si on préfère) qui boxerait l’air du ring, il perdrait tout
simplement sa raison d’être. Si nous ne nous faisons pas les partenaires, les
complices de la violence, il n’y a plus de violence.
Plusieurs expériences non
violentes ont abouti, apporté des résultats positifs dans la résorption de la
violence. Je veux parler de l’expérience mystique de défense passive.
Je ne sais pas si les
disciples de Lanza del Vasto, une des figures les plus marquantes de la
non-violence, sont en Europe les non-violents par excellence, mais s’ils le
sont réellement, c’est-à-dire s’ils suivent et appliquent à la lettre les préceptes
de leurs maitre spirituel, il est certain que leur abnégation, leur courage,
leur renoncement débouche en maints points sur le masochisme.
« Le masochisme est anormalité psychologique assez répandue. L’écrivain
Masoch lui donne son nom, non pour avoir inventé cette déviation probablement
aussi vieille que l’humanité, mais pour avoir complaisamment décrit son
comportement. Par cette anormalité l’être humain éprouve une satisfaction
(sexuelle ou morale) par la douleur. Cette satisfaction ne sera atteinte que si
on le fait souffrir, soit physiquement (coup, simulacres de coups, etc) soit
moralement (insultes, humiliations, mépris etc)
On
peut observer de nombreux degrés dans cette déviation sexuelle. La souffrance
demandée peut être physique ou morale ; elle peut être imaginée par le
masochiste, il demande alors à son partenaire de simuler des sévices. »
(Pierre Daco Les prodigieuses victoires de la psychologie moderne).
Qui me démontrera que Lanza
del Vasto n’était pas profondément atteint de masochisme lorsqu’il écrivait :
« J’essayai le remède du poinçon. Chaque fois que ma pensée avait failli,
je me le piquai jusqu’au manche dans la cuisse. La chair supporta les coups
sans broncher. Je crois même que la chienne finit par y prendre plaisir. »
Si n’étant pas anarchiste, je
devais être un disciple, un suiveur, une remorque, il me semble que je ne
prendrais pas précisément Lanza del Vasto pour maitre spirituel.
« La
résistance non-violente que dirige Gandhi se montra plus active que la
résistance violente. Elle demande plus d’intrépidité, plus de sacrifice, plus
de disciples, plus d’espérance » (Le pèlerinage aux sources)
« Gandhi
a dit : je vois comment je peux prêcher la non-violence à ceux qui savent
mourir, à ceux qui ont peur de la mort je ne peux. »(Le pèlerinage aux sources)
Les deux extraits ci-dessus me
semblent assez spécifiques de la non-violence mystique et ils ne me paraissent
pas particulièrement séduisants.
Personnellement, je ne suis
pas né pour le sacrifice, ni comme sacrificateur ni comme sacrifié ; je ne
sais absolument pas mourir n’en ayant pas fait l’expérience ; j’essaie simplement
de savoir-vivre; chaque jour, chaque rencontre, chaque épreuve m’apprend à
vivre, à me sentir mieux dans ma peau, plus complet, plus solide, plus achevé ;
mon intrépidité se situe au niveau de l’originalité et de la multiplicité de
mes expériences vitales, à la hauteur de l’affirmation personnelle, de l’enrichissement
pour mieux vivre ; quant à la discipline, chacun sait qu’elle est la force
majeure des armées.
La violence me répugne puisqu’elle
peut me diminuer, me mutiler, me priver de cette vie que j’aime tant, puisqu’elle
peut me priver à jamais de cet individu que je voudrais parfaire sans cesse, c’est-à-dire
MOI. Mon refus de la violence se situe dans une optique de vie intense, et non
dans l’hypothèse de l’acceptation de la mort pour une cause quelle quel soit.
La vie peut être belle à vivre, âpre, rude, comme la nature elle-même, qui se donne
ou qui se refuse, mais qui nous montre son visage de lutte, de dynamisme, d’évolution.
Le sacrifice, l’intrépidité ne
me sont d’aucune utilité ; le monde n’existe pour moi que dans la mesure
où je suis vivant ; je n’éprouve d’ailleurs aucune joie dans la souffrance ;
je suis hédoniste jusqu’au bout des ongles, des plaisirs les plus matériels, y
compris celui de déféquer, jusqu’aux joies les plus achevées.
La non-violence anarchiste n’a
rien à voir avec la non-violence mystique. La non-violence prêchée par Gandhi a
certes porté ses fruits, mais c’était la non-violence de ceux qui ont appris à
mourir. Lanza del Vasto, que Gandhi appelait Shantidas, c’est-à-dire serviteur
de la paix, a en Europe un prestige assez considérable parmi les mystiques
éprouvant le besoin d’un renoncement à eux-mêmes, pensant trouver une voie de
salut dans l’acceptation de la souffrance et de la mort (acceptation qui est
une autre forme de violence, se rappeler le poinçon). La morale de Lanza del
Vasto n’a vraiment rien de commun avec l’épanouissement de l’EGO ou avec une
quelconque ouverture sur une multiplicité d’uniques.
« Le grand danger du Yog, c’est qu’il fait( grandir l’homme » (Le pèlerinage aux sources)
Si les expériences de défense
passive des mystiques ont eu beaucoup de points d’aboutissement, c’est
justement par cet aspect de résignation, de renoncement qui leur a permis d’aller
jusqu’au bout, c’est-à-dire quelquefois jusqu’au néant. Les non-violents
mystiques finissent à force d’entrainement, et par enchainement à une force
spirituelle d’essence divine, par ignorer complètement la peur, à tel point que
l’instinct naturel de conservation ne joue plus. Ils n’envisagent aucune échappatoire,
aucun moyen de repli, ils font comme Guillaume le conquérant qui fit bruler ses bateaux pour ne pas reculer,
ils brulent, ils détruisent en eux tout désir de sauvegarder leur peau. A ce
point, il est incontestable que l’efficacité de leur action devait atteindre le
meilleur rendement.
L’attitude non-violente religieuse
est beaucoup trop résignée ; elle ressemble fort à l’axiome bien connu par
lequel la religion a, de tout temps, entretenu son troupeau sous la houlette de
ses bergers : « si l’on te frappe sur la joue droite, tends la joue
gauche ».
Cette attitude ne nous
convient pas, car le genre de non-violent qui s’en aspire soumet son impulsion
vitale, naturelle de conservation à une autorité spirituelle absolue qui l’aide
à surmonter sa peur ; cette autorité est peut-être encore plus
esclavagiste qu’une autorité externe, en ce sens qu’elle refoule et supprime l’abréaction.
En tant qu’anarchiste, il me
faut rejeter, briser, détruire les chaines que forgent les autres, mais ceci
est inutile et inefficace si je n’ai auparavant détruit toutes celles que je me
suis moi-même forgées, et je sais que, face à une violence véritablement
meurtrière, rester en place, faire le sacrifice de sa vie ne peut se faire qu’après
un enchainement spirituel qui va au-delà du contemplatisme.
L’anarchisme est une méthode,
une conception de vie positive, dynamique, émancipatrice. La violence est une
impulsion naturelle, mais inévoluée, animale ; celui qui a recours à la
violence subit l’esclavage de cette impulsion. Accepter la violence comme moyen
de propagande, d’abord, et comme moyen de défense, ensuite, c’est admettre l’autorité
d’une impulsion animale, inévoluée, inéduquée. La non-violence est l’affirmation
d’un être libéré de l’autorité zoologique de la violence. La non-violence est
anarchique.
La non-violence est anarchiste
à condition qu’elle ne tombe pas dans le travers de la défense passive mystique ;
la non-violence ne peut être anarchiste que dans la mesure où la vie de l’EGO n’est
pas mise en danger, où le sacrifice n’est pas risqué, dans la mesure où l’on se
réserve une échappatoire, où l’on met une réserve dans le risque encouru.
La non-violence anarchiste ne
doit pas avoir de critères absolus, c’est affaire de disposition individuelle,
de déterminisme particulier. Il faut que chacun fixe sa limite personnelle :
limite de résistance aux coups, limite de résistance à la peur.
Si les non-violents mystiques
pouvaient aller jusqu’au bout, jusqu’à la privation de vie, les anarchistes ne peuvent aller que
jusqu’à la limite de sécurité.
Si un non-violent mystique est
tué au cours d’une manifestation, c’est qu’il s’était très certainement
enchaine spirituellement sur place.
Si dans une manifestation
analogue un anarchiste non violent est tué, ce ne peut être qu’accidentellement,
mais non par sacrifice pour la cause, ou autre abstraction du même genre.
A ce moment se trouve posé le
problème de l’efficacité, car la forme de manifestation n’aura pas le même
caractère que celle employée par les mystiques.
Il me semble que l’action doit
être principalement engagée sur les deux bases suivantes :
1°/ Action locale, c’est-à-dire une action en France, ou des
actions parallèles et simultanées, qui fassent officiellement proclamer la
liberté des individus à l’objection de conscience ou de raison, et de
résistance à la guerre. Je pense que nous pourrions par exemple refaire l’expérience
Lecoin à grande échelle et de façon plus spectaculaire.
2°/ Action internationale, il faut que la résistance à la guerre
soit unanime, il faut donc que la lutte soit simultanée dans le maximum de pays ;
par exemple, effectuer d’un commun accord , dans tous les pays, une grève de la
faim, pour affirmer le refus de faire la guerre – et cela dans le même laps de
temps.
Si je parle de grève de la
faim, c’est qu’il me semble que c’est la méthode la plus efficace : cette
technique a l’avantage de montrer l’exemple et de réveiller quelque peu la
conscience et le raisonnement humains qui sont plus que jamais en léthargie. D’autre
part, cette formule ne demande qu’un minimum de préparation, beaucoup moins par
exemple que pour un cycle de conférences. En outre, effectuée sous contrôle
médical, chacun a, à tout instant, conscience de sa limite de sécurité, et, si
cela devient trop dangereux pour ses jours, il saura quand et comment s’arrêter.
Je pense que les camarades
plus âgés que moi devraient examiner les quelques suggestions que je viens de
formuler attentivement afin de les compléter ou de les réfuter, à partir de
leurs expériences personnelles, et proposer eux aussi le maximum de solutions
afin que nous puissions mettre le maximum de chances du côté de l’efficacité.
J. P. Laly
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