Appel à projet par
Léa Bismuth
« Lorsque
l’artiste se lève le matin, il consulte ses e-mails et s’organise intimement en
tentant de tenir tous les fils – ceux de ses désirs vivaces à garder intacts,
mais aussi ceux des comptes de survie qu’il doit rendre pour poursuivre son
geste. Il se répète que tout va bien aller. Des messages lui parviennent
nombreux, depuis les différents sites auxquels il est abonné – cipa.net,
fraap.org, cnap.fr-, écoles d’art sur le territoire national et international,
structures tout autant publiques que privées, maisons d’écrivains…
Ces
organismes vous veulent du bien, ils veulent vous soutenir. Vous recevez les appels à projets multiples, pour une
résidence d’artiste, une contribution, une mission d’utilité territoriale, une
action dite culturelle, une charge d’enseignement, une sollicitude pour un
prix. Vous lisez les intitulés. Des montants en euros s’affichent à leurs
côtés. Vous vous y reprenez à plusieurs fois. Il faut étudier le mécanisme
psychique qui s’enclenche alors dans votre esprit, machinerie si subtile et
pernicieuse qu’elle est bien difficile à décoder : d’abord, c’est
l’excitation, cela vous stimule, vos sens aux aguets, votre concentration
resserrée, l’appel réveille en vous de vieilles chimères enfouies, des
fantasmes d’œuvres que vous aviez laissées de côté faute de moyen ou de
temps ; puis, vous commencez à rationaliser, vous réfléchissez à un
dossier de candidature, à une réponse taillée sur mesure, vos idées se
bousculent, tout se confond ; c’est alors que vous vous demandez par quel
biais vous rendre apte à la demande, et vous vous interrogez sur la manière
précise de faire correspondre ce que l’on appelle votre démarche à l’appel sans
visage.
C’est
là que la relation au pouvoir se joue : vous êtes seul face à la machine,
l’appel à projet que vous lisez et relisez ne s’adresse pas directement à vous,
mais pourtant vous le croyez –vous ne pouvez pas croire à cette adresse anonyme et structurée. La voix qui parle là
vous soumet, et pourtant elle fonctionne à l’endroit même de votre liberté. La
servitude est donc volontaire. Elle fonctionne sur le pari qu’une réussite est possible, qu’une rencontre va avoir lieu,
du moins si les dés ne sont pas pipés d’avance (c’est parfois le cas). Et
surtout que vous allez être rétribué pour votre action, qui est l’autre nom de
votre vie. Mais, voilà, pour qu’une telle chose produise, pour que vous
remportiez l’appel à projet, vous allez devoir vous conformer tout en
prétendant rester le plus authentique. Les organisateurs de l’appel, ne
l’oubliez pas, vous choisiront pour votre unicité, votre singularité, votre
intimité livrée en quelques documents – cvn, portfolio, note d’intention, revue
de presse ci-joints. Bref, vous avez de grandes espérances face à une
soumission potentielle. Et puis, vous gardez votre fierté, vous êtes un (e)
artiste indépendant. Cette liberté est une conquête de tous les jours. Inscrivez-vous au moyen du formulaire
ci-dessous.
Que se
passe-t-il dans cette appellation : « appel à projet
artistique » ? Que l’expression appartienne au vocabulaire
managérial, nous le savons. Le financeur met en place un appel en vue
d’attribuer une subvention. Pour obtenir cette dernière, le « projet »
doit « s’inscrire dans un cadre » préalablement défini par ce même
financeur. Au contraire d’une réponse, l’auteur de l’appel attend donc une
déférence adéquate. Le Pouvoir s’immisce par la relation pervertie qu’il met en
place, rendant caduque, par avance, toute création. Ce qui se joue est un pur
et simple conflit : entre la valeur accordée au possible d’une œuvre et les modalités inhérentes à l’appel lancé.
Est-il simplement possible de répondre et dans quelle langue opérer cette
réponse ? Quelle est au fond la relation qui se joue entre récepteur et
destinataire ?
Dans
une conférence de 1989 donnée à la Villa Arson, le critique d’art et écrivain
Bernard Lamarche-Vadel constate amèrement : « Aujourd’hui, ce sont les destinataires qui
font l’art. Ce ne sont plus les artistes. C’est-à-dire que les artistes sont
tous en position de commandite par un pouvoir financier, idéologique,
politique, qui en tant que destinataire, réclame un certain type de conformité.
Avec une idée qu’il se propose de reconnaitre comme de l’art. Pouvoir nouveau
des destinataires. En particulier l’état ». La commandite, nous
rappelle le dictionnaire, est un terme de droit commercial établissant une
relation mutuelle entre des associés gestionnaires personnellement responsables
et des bailleurs de fonds fournissant des capitaux. Voilà où nous en sommes, et
30 ans après que ces mots ont été prononcés, nous pouvons dire que la situation
n’a fait que s’accentuer.
Que pourrait
être une fécondité créative dans un tel contexte ? Nulle et non avenue. La
fécondité de l’œuvre – la mise en mouvement essentielle à son développement, le
chemin inqualifiable de son processus d’élaboration, l’émancipation et la part
de secret irréductibles qu’elle requiert – est tout simplement incompatible
avec cette logique. La large vie de l’art, son élargissement poétique et
existentiel en tant qu’il est toujours à la fois intime et politique,
n’appartient pas au domaine du projet,
mais toujours à celui de trajet,
c’est-à-dire à l’infinie puissance du présent et de son expérience pour définir
une œuvre à priori, avant même
qu’elle puisse tenir debout.
Pour
sa candidature à l’appel à projet, l’artiste a créé un beau dossier, avec des
paragraphes et des sous-titres colorés. Il a même ajouté un budget avec des
captures d’écran justifiant son financement. Mais il oublie par là même son principal
objectif : celui de ne pas en avoir, et d’inventer en permanence sa propre
disharmonie. Il oublie les sorties de route innombrables qu’il lui faudra faire
avant de parvenir à une œuvre, si modeste soit-elle. Cet oubli est parfois
nécessaire, voire salvateur, tant les bifurcations et les doutes effraient
mêmes les plus grands créateurs. Mais il y a une chose qu’in ne doit pas
oublier : l’œuvre qui vient sera
périlleuse et risquée, c’est-à-dire absolument ratée autant que réussie. Les
œuvres les plus marquantes, et c’est précisément ce qui fait leur grande
réussite, portent en elle cette ligne de faille à jamais inviolable. Alors,
franchement, qui aurait la prétention, si ce n’est une instance de contrôle
légitime, de miser à l’avance sur un tel inachèvement ?
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