"La lecture de votre brochure sur le gauchisme dans le mouvement communiste m’a beaucoup appris, comme tout ce que vous avez écrit. Vous m’en voyez reconnaissant avec beaucoup d’autres camarades assurément. Elle m’a débarrassé, et me débarrassera sans nul doute encore, d’un tas de marques et de germes de cette maladie infantile qui subsistaient indéniablement en moi. Ce que vous dites de la confusion engendrée dans une foule d’esprits par la révolution est, de même, tout a fait juste. Indiscutable. La révolution s’est produite de façon si brusque, si différente aussi de ce à quoi nous nous attendions ! Et votre brochure va inciter plus que jamais à ne juger des questions de tactique, y compris celles de la révolution, qu’en fonction de la réalité, des rapports réels entre les classes tels qu’ils se manifestent sur les plans politique et économique."
"Dans bien des pays d’Europe de l’Ouest, nous avons en effet encore des chefs du type Deuxième Internationale, nous sommes encore à la recherche de dirigeants adéquats qui ne visent pas à dominer les masses et ne les trahissent pas, et, tant que nous ne les aurons pas, nous tenons à ce que tout se fasse de bas en haut, et par la dictature des masses elles-mêmes. Si j’ai un guide dans la montagne et qu’il me conduise à l’abîme, j’aime mieux n’en pas avoir. Quand nous aurons trouvé les chefs adéquats, nous laisserons choir cette recherche. Car alors masse et chef ne feront réellement plus qu’un. C’est cela et rien d’autre, que nous entendons par ces mots, la gauche allemande, la gauche anglaise et nous."
"Malgré l’admiration et l’adhésion qu’à peu près tout ce que vous avez écrit a suscité chez nous, marxistes ouest-européens, il est un point sur lequel, en vous lisant, nous devenons soudain circonspects, un point sur lequel nous attendons des explications plus détaillées et que, faute de les trouver, nous n’acceptons que sous bénéfice d’inventaire. Il s’agit des passages où vous parlez des ouvriers et des paysans pauvres. Cela vous arrive très, très souvent. Et vous parlez à chaque fois de ces deux catégories comme de facteurs révolutionnaires dans le monde entier. Nulle part cependant, pour autant que je sache, vous ne faites ressortir de manière claire et nette la très grande différence qui existe sur ce plan entre la Russie (et quelques pays est-européens) et l’Europe occidentale (c’est-à-dire l’Allemagne, la France, l’Angleterre, la Belgique, la Hollande, la Suisse et les pays scandinaves, peut-être même l’Italie). Et pourtant, à mon avis, c’est bien cette différence-là qui se trouve à l’origine des divergences opposant votre conception de la tactique à suivre dans les questions syndicale et parlementaire, à celle des « gauches » ouest-européens sur la différence qui existe à cet égard entre l’Europe occidentale et la Russie.
Cette différence, vous la connaissez sûrement aussi bien que moi, mais, du moins dans ceux de vos ouvrages que j’ai pu lire, vous n’en avez nullement tiré les conséquences. Voilà pourquoi ce que vous dites de la tactique ouest-européenne est faux [Vous écrivez par exemple, dans L’Etat et la révolution : « L’immense majorité des paysans, dans tout pays capitaliste où il existe une paysannerie (et ces pays sont en majorité), sont opprimés par le gouvernement et aspirent à le renverser; ils aspirent à un gouvernement « à bon marché ». Le prolétariat seul ne peut s’acquitter de cette tâche. »... Mais le hic, c’est que la paysannerie n’aspire pas au communisme]. Cela a été, cela reste d’autant plus dangereux que votre jugement en la matière est répété mécaniquement dans tous les partis communistes, même par des marxistes. A croire journaux, revues, brochures et réunions publiques communistes, l’Europe de l’Ouest serait près de connaître une révolte de paysans pauvres ! Personne ne fait allusion à la grande différence avec la situation russe. Du fait que vous, en Russie, vous aviez une énorme classe de paysans pauvres et que vous l’avez emporté avec leur aide, vous vous figurez que nous, en Europe de l’Ouest, nous pouvons nous aussi compter dessus. Du fait que vous, en Russie, vous l’avez emporté uniquement grâce à cette aide, vous vous figurez qu’il en sera de même ici. C’est du moins ce que laisse à penser votre silence sur cette question, en tant qu’elle concerne l’Europe occidentale, et toute votre tactique en découle.
Cette conception n’est pas conforme aux faits. Il existe une formidable différence entre la Russie et l‘Europe occidentale. D’Est en Ouest, l’importance des paysans pauvres ne fait en général que diminuer. Dans certaines régions d’Asie, Chine, Indes, cette classe serait absolument déterminante si une révolution éclatait ; en Russie, elle constitue le facteur indispensable, un facteur décisif de la révolution; en Pologne et dans les divers Etats d’Europe centrale et des Balkans, elle conserve son importance à cet égard ; mais ensuite, plus on va vers l’ouest, plus elle se révèle hostile à la révolution."
"Cette idée, elle aussi, est fausse dans son principe. La différence avec la Russie reste énorme. Les paysans russes ne se sont joints au prolétariat qu’après la victoire. Mais c’est seulement quand les ouvriers allemands, qui persistent aujourd’hui encore à soutenir le capitalisme, se seront ralliés au communisme que la lutte contre le capitalisme s’ouvrira pour de bon."
"C’est par nature que les syndicats ne sont pas de bonnes armes de lutte, de révolution contre le capitalisme supérieurement organisé d’Europe occidentale et son Etat. Ceux-ci sont bien trop puissants par rapport à eux. Car il s’agit pour bonne part de syndicats de métiers, et donc incapables de faire à eux seuls la révolution. Et quand il s’agit de syndicats d’industrie, ils ne prennent pas appui sur les usines, les ateliers eux-mêmes, et se trouvent, dans ce cas aussi, en situation de faiblesse. Enfin, ils forment des groupements pour l’entraide bien plus que pour la lutte, nés à l’époque de la petite bourgeoisie. Insuffisant pour la lutte dès avant la révolution, ce type d’organisation est en Europe occidentale parfaitement inapte à la révolution. Car les usines, les ouvriers d’usine, ne font pas la révolution dans les métiers et les industries, mais dans les ateliers. En outre, ces associations sont des instruments à l’action lente, beaucoup trop compliqués, bons seulement pour les phases d’évolution. Même si la révolution ne réussissait pas tout de suite – et nous aurions pendant quelque temps à revenir à la lutte pacifique –, il faudrait détruire les syndicats et les remplacer par des associations industrielles, ayant pour base l’organisation d’usine, d’atelier. Et c’est avec ces syndicats pitoyables, que de toute façon il faudra détruire, qu’on veut faire la révolution !! Les ouvriers ont besoin d’armes pour faire la révolution. Et les seules armes dont ils disposent en Europe de l’Ouest, ce sont les organisations d’usine. Fondues dans un tout et dans un seul.
Les ouvriers ouest-européens ont besoin d’armes les meilleures de toutes. Parce qu’ils sont seuls, qu’ils ne peuvent compte que sur eux-mêmes. Voilà pourquoi il leur faut ces organisations d’usine. En Allemagne et en Angleterre, tout de suite, parce que c’est là que la révolution est le plus proche. Et si – si dans les autres pays, au plus tôt, dès que la possibilité d’en construire s’offrira. Il est vain de dire comme vous le faites, camarade Lénine : en Russie, nous avons agi de telle et telle façon. Car, premièrement, vous n’aviez pas en Russie des moyens de lutte aussi médiocres que beaucoup de syndicats de chez nous. Vous aviez des associations industrielles. Deuxièmement, les ouvriers y avaient une mentalité plus révolutionnaire. Troisièmement, les capitalistes y étaient mal organisés. Et de même l’Etat. Quatrièmement par contre, et toute la question est là, vous pouviez compter sur de l’aide. Vous n’aviez donc pas besoin d’être supérieurement armés. Seuls comme, nous sommes, il nous faut des armes, les meilleures de toutes. Sans quoi nous ne vaincrons pas. Sans quoi nous irons de défaite en défaite."
"A quoi il faut ajouter ceci : tout ouvrier dispose du pouvoir au sein de l’AAU. Car il élit ses délégués là où il travaille et exerce à travers eux une influence tant sur les conseils de districts que sur le conseil national. Il y a du centralisme, mais pas trop poussé. L’individu et son organisme de base, l’organisation d’usine, a un grand pouvoir. Il peut révoquer ses délégués à tout instant, les remplacer et les obliger à remplacer sur-le-champ les instances les plus élevées. Il y a de l’individualisme, mais pas de trop. Car les corps centraux, les conseils de districts et le conseil national, disposent d’un grand pouvoir. Les individus comme la direction centrale ont exactement autant de pouvoir qu’il est nécessaire et possible dans ces temps que nous vivons et où la révolution se déclenche en Europe de l’Ouest.
Marx écrit qu’en système capitaliste, le citoyen est face à l’Etat une abstraction, un chiffre. Il en est de même dans les anciens syndicats. La bureaucratie, l’être entier de l’organisation, siège dans les sphères supérieures, à cent lieues de l’ouvrier. Elle est hors de portée. Face à elle, il n’est qu’un chiffre, une abstraction. Pas un instant, elle ne voit en lui un homme dans son milieu de travail. Un être vivant, désirant, luttant. Remplacez la bureaucratie syndicale par un autre groupe de personnes et vous constaterez quelque temps après que ce groupe a pris le même caractère que l’ancien, est devenu inaccessible aux masses, n’a plus le contact avec elles. Ses membres sont à 99 % devenus des tyrans, qui marchent aux côtés de la bourgeoisie. C’est la nature même de l’organisation qui les a fait ce qu’ils sont devenus.
Comme c’est différent dans les organisations d’usine ! Là, ce sont les ouvriers eux-mêmes qui décident de la tactique, de l’orientation, de la lutte et qui interviennent sur-le-champ lorsque les « chefs » ne tiennent pas compte de leurs décisions. Ils sont en permanence au centre de la lutte, car l’usine, l’atelier, se confond avec l’organisation.
Autant que faire se peut, en système capitaliste, les ouvriers deviennent de la sorte les artisans et les maîtres de leur propre destin, et comme il en est ainsi de chacun, la masse livre et dirige elle-même ses luttes. Bien plus, infiniment plus en tout cas que les anciennes organisations économiques, les réformistes aussi bien que les anarcho-syndicalistes [Il va de soi que cette combinaison nouvelle d’individualisme et de centralisme ne se présente pas au monde toute faite, mais qu’elle est en train de se faire, un processus qui ne se développera et ne se parachèvera que dans la lutte.]. "
"Mais, camarade, ces arguments semblent assez pauvres en définitive comparés à un dernier, fondamental, lequel se rattache étroitement aux principes que j’évoquais au début de cette lettre. Raison décisive aux yeux du KAPD et du parti oppositionnel d’Angleterre : ces partis veulent élever au maximum le niveau spirituel des masses et des individus.
Ils ne voient pour cela qu’un seul moyen : former des groupes qui, dans la lutte, montrent aux masses ce qu’elles doivent être. Une fois de plus, je vous demande, camarade, si vous en connaissez un autre. Moi, pas."
"En Angleterre, ce mouvement, cette lutte contre les syndicats est encore plus nécessaire si possible qu’en Allemagne. Non seulement les trade-unions ont été mis par leurs chefs au service du capitalisme, mais en outre, ils sont encore plus inaptes à la révolution que les syndicats allemands. Ils se sont formés à l’époque de la guérilla ouvrière, souvent au début du XIXe siècle, voire au XVIIIe. Dans certaines industries, on dénombre jusqu’à vingt-cinq syndicats, et les militants de base sont l’enjeu de la lutte sans merci que les principales fédérations se livrent entre elles ! Des militants n’ayant pas le moindre pouvoir. Et vous voudriez, camarade Lénine, respecter ces organisations-là !"
"Le drame du mouvement ouvrier, c’est qu’aussitôt qu’il a obtenu quelque pouvoir, il cherche à l’accroître par des moyens sans principes. La social-démocratie à ses débuts était « pure » elle aussi, dans presque tous les pays. La plupart des social-patriotes actuels étaient d’authentiques marxistes. La propagande marxiste permit de se gagner les masses. Mais on la laissa tomber dès qu’on eut acquis du « pouvoir ». Hier, c’étaient les social-démocrates ; aujourd’hui, c’est vous-même, c’est la Troisième Internationale. Non plus à une échelle nationale, évidemment, mais à l’échelle internationale."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire