samedi 27 mars 2021

Lignes N°62 Collection dirigée par Michel Surya

 

Disruptif     David Amar

 

Les mots du pouvoir ? On aimerait qu’il y en eût et que ce pouvoir en fût un, c’est-à-dire construit sur un discours articulé, une stratégie de conquête, voire une idéologie, même faible, à laquelle on pourrait s’opposer, que l’analyse pourrait déconstruire. Au lieu de cela : l’impression d’être devant un simulacre (ceci, n’étant pas proportionné à la capacité de nuisance effective de ce pouvoir, qui est très grande comme on peut s’en apercevoir), le sentiment d’entendre le bla-bla d’un fondé de pouvoir ou d’un administrateur de biens censé mettre aux normes un état providence pourtant déjà bien entamé. Une sorte de glu langagière qui reprend les tics des publicitaires ou le sabir des fameuses start-up : autant une affaire de mots que d’ambiance portée à valoriser la prétendue réussite, le pragmatisme toujours accompagné du volontarisme «  qui a fait défaut aux précédents gouvernements » et une forme de demi-surprise recherchée pour frapper les esprits. On se souvient pourtant que le quinquennat avait commencé par la mise en scène d’un président martial et lettré (Gide et quelques autres enrôlés à leur corps défendant), mais ce n’était là qu’une image d’intronisation justement, une case à remplir (s’inscrire dans une tradition politique) vouée à disparaitre : la photo officielle destinée aux mairies devenant une affiche, remplacée assez vite par d’autres images. Images qui sont d’ailleurs annoncées comme telles à l’opinion, appelée à juger de leur efficacité comme une campagne publicitaire un panel de consommateurs.

Une des figures, peut-être, de ce discours qui n’en est pas un : c’est de reprendre un mot ou une expression à un autre discours constitué pour lui conserver sa supposée force mais déplacée dans un contexte si différent, voire si opposé, que l’on peine à lui retrouver du sens (ainsi du mot « révolution » qui désignait – rien que cela !- le programme ou plutôt l’absence de programme déclarée du candidat). C’est une forme d’appropriation à laquelle se livrait déjà le discours sarkozyste, mais clairement articulé, lui, dans une pensée de droite offensive. Ainsi des mots « rupture » et « transgression » dont il faisait son miel. Chez Macron, on passe, un ton en dessous mais dans le même registre, à « disruptif ». Mot venu du marketing et des mêmes registres, à « disruptif ». Mot venu du marketing et des start-up justement, qui nomme l’émergence d’un nouveau produit ou service qui gagne une place dominante sur un marché en redistribuant toutes les cartes précédentes du même marché (comme l’a fait Uber, dit-on – quelle référence !). Le dictionnaire nous apprend encore que le mot désigne aussi la rupture de charge électrique d’un circuit. Le macronisme, c’est un peu cela en effet : un système qui s’est vu chamboulé par un effet de surprise, le renouvellement d’une classe politique et un toilettage des objectifs dans les limites acceptables  et acceptées dudit système. Il y entre un peu de surprise dans l’effet, une sorte de court-circuit donc, comme dans un slogan publicitaire , et une présence de l’affect derrière un discours politique supposé lisse. D’où aussi la diffusion calculée de phrases censées être non publiques (grossières, en fait, et reprenant les clichés d’une certaine morgue de dirigeant économique). Il s’agit de montrer que l’on n’est pas dupe de la fameuse « pensée unique » : le clin d’œil de l’affranchi qui laisse entendre off qu’il ne croit pas à ce qu’il dit in. Où l’emblématique « en même temps »trouve son efficace : dans des affirmations contradictoires qui brouillent les pistes et malmènent la cohérence. Une petite décharge qui fait donc « disruption » et qui ne change rien, qui fait passer l’ancien pour du nouveau en changeant le conditionnement.

Le capitalisme à son stade spectaculaire se passerait donc de discours cohérents et s’appuierait sur des figure mi- humaines mi marionnettes, prises par le hoquet de leurs affects et dont le sens n’est pas l’objectif principal ( alors qu’il répète qu’il faut « donner du sens » : mais c’est encore un autre slogan retourné et approprié !), plutôt le cynisme affiché, qui signale que l’ »on occupe la place du pouvoir. La figure vide derrière son masque : ou le pur rapport de force, comme il fallait s’en douter. Dans un passage très célèbre, d’A travers le miroir, devant Humpty Dumpty qui change le sens des mots selon son bon vouloir, Alice s’étonne et l’interroge ; celui-ci répond : « La question est de savoir qui est le maitre, c’est tout. » La question est de savoir qui est le maitre, c’est tout. » . Lewis Caroll, comme on l’a dit, montrait le pouvoir dans sa nudité : celui-ci a mieux à faire qu’à s’occuper du sens des mots et prendre soin du langage.


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