« On demande des dissidents»
Il semble qu’il y ait depuis quelque temps beaucoup de dissidents dans les partis. On a vu ce dernier mois la vénérable Ligue des droits de l’homme ébranlée par des infidèles. On a vu une toute jeune formation comme celle de M. Bergery éprouvée par des départs inattendus. On a même discerné chez d’anciens dissidents comme le furent les néo-socialistes et les groupements analogues un désir d’être dissidents à l’égard d’eux-mêmes, en revenant au parti qu’ils avaient quitté. Dans les partis de droite on constate également parmi des querelles retentissantes d’heureux signes de trahison. Il y a chez les mieux disciplinés un système de tension, de suspicion, de précaution, un malaise toujours accru, quantité de situations explosives qui sont bien remarquables. L’avenir semble être aux renégats. À première vue on éprouve peu de mélancolie à noter que les partis soucieux ne jouissent plus d’une splendide saison. Les dissidents, si l’on ne compte pas les animateurs de combinaisons et les passionnés du profit, représentent une attitude intéressante. Ils ont au moins le mérite d’avoir résisté à la chose enseignée. À un moment donné ils se sont reconquis sur les idées toutes faites et sur les formules complaisantes. Ils ont proposé une extrême pensée. Ils ont refusé ce qu’il y avait de facile dans la discipline et d’accueillant dans un programme.
Ils ont soudain ajouté leur personne à une formation impersonnelle. Et ils se sont trouvés forcés de décider contre tout un groupe. Il y a dans la dissidence une forme de l’apologie de soi qui est comme la gloire de l’anarchie. Mais il y a aussi une tentative pour réintroduire la conscience et la réflexion dans cette usine à réflexes qu’est un parti. La dissidence marque généralement une chance momentanée pour une révolution qui fermente. Mais elle marque aussi une issue par une révolution qui avorte. Et elle fournit un exutoire commode pour ceux qui veulent faire avorter une révolution. Car si en tant qu’attitude la dissidence apparaît d’une certaine manière comme une recherche de la pureté, par ses motifs et par ses résultats elle semble s’accommoder surtout d’un perfectionnement de l’opportunisme. C’est une règle assez étrange. Les esprits qui se libèrent finissent par une annexion plus complète. Les dissidents qui en quittant leur parti résistent à ce que ce parti avait d’insuffisant courent des risques, une fois dehors, d’accepter quelque chose de pire. C’est que la plupart du temps, ils ne prennent pas conscience des vraies raisons qui les inspirent. Ils croient à un désaccord sur la tactique, sur la méthode. Ils veulent réussir plus vite. Ils prétendent à une action et à un succès immédiats. Les voilà tout près des compromis. Pour triompher ils renoncent à ce qu’ils devaient conduire au triomphe. Comme il est toujours plus facile de faire réussir des personnes que de faire réussir des idées, ils tendent secrètement à des succès personnels. S’ils réussissent vraiment, ils n’apparaissent plus que comme des profiteurs sans importance. S’ils échouent, ils disparaissent ou ils reviennent au parti qu’ils ont abandonné. Telle est l’histoire si remarquable des néosocialistes. Telle sera probablement celle de M. Georges Izard. Ce sont là des cas extrêmes. Mais de toutes manières on se rend compte que la dissidence est un mouvement très difficile à accomplir. La plupart de ceux qui se séparent d’un parti ne l’abandonnent qu’en apparence, qu’ils adhèrent à un autre parti déjà constitué ou qu’ils constituent un parti nouveau, ils restent fidèles à ce composé d’impuissance et d’agitation, à ce rassemblement d’idées superficielles et d’intérêts particuliers qu’est un parti. Si importante que soit l’amplitude de leur mouvement, ils ne font guère que passer du même au même. Ils restent sur le plan de l’action illusoire. Ils se privent de toute innovation véritable. Ils s’échangent éternellement contre eux-mêmes dans un chassé-croisé qui ressemble à la réflexion brillante d’une même image dans une suite indéfinie de miroirs. On les appelle des dissidents. Mais ce sont des prodiges de constance. Ils adhèrent, ils ne savent qu’adhérer. Et tous les doutes qu’ils ont eus sur tel parti déterminé s’abolissent par cette fidélité indéfectible qu’ils montrent à la notion de parti en général. On peut affirmer qu’il y a incompatibilité entre la notion de parti et celle de dissidence. C’est en s’éveillant à l’inquiétude des principes que le vrai dissident commence à résister à son parti. Mais si cette inquiétude le conduit de nouveau à un parti, formation dont la caractéristique est d’avoir au mieux un programme, c’est-à-dire une doctrine sans principes, il est évident qu’il n’aura rien fait que revenir à son point de départ. Il aura annulé lui-même par son changement les raisons de changement. Il ne sera plus qu’un migrateur saisonnier. Ce qui mérite donc d’être considéré dans les échanges actuels, ce ne sont pas les tentations qui entraînent les hommes d’un parti à l’autre, c’est l’exigence qui peut les amener à s’opposer à tous les partis. Cette opposition n’a évidemment rien de commun avec l’attitude de propagande qui consiste à se déclarer audessus de tous les partis. Car se prétendre au-dessus de tous les partis signifie généralement être de tous les partis et plus précisément ne rien faire pour ne contrarier aucun parti. C’est la formule même de l’inertie et du néant politiques. En réalité, ce qui compte, ce n’est pas d’être au-dessus des partis, c’est d’être contre eux. Ce n’est pas de reprendre le vulgaire mot d’ordre : ni droite, ni gauche, mais d’être réellement contre la droite et contre la gauche. On s’apercevra dans ces conditions que la vraie forme de dissidence est celle qui abandonne une position sans cesser d’observer la même hostilité à l’égard de la position contraire ou plutôt qui l’abandonne pour accentuer cette hostilité. Le vrai dissident communiste est celui qui quitte le communisme, non pas pour se rapprocher des croyances capitalistes, mais pour définir les vraies conditions de la lutte contre le capitalisme. De même le vrai dissident nationaliste est celui qui néglige les formules traditionnelles du nationalisme, non pas pour se rapprocher de l’internationalisme, mais pour combattre l’internationalisme sous toutes ses formes parmi lesquelles se trouve l’économie de la nation même. Ces deux spécimens de dissidence nous semblent aussi utiles l’un que l’autre. Mais ils nous semblent également rares. On demande des dissidents.
Combat, no 20, décembre 1937
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