"Le mal"
Elle est sale. Même propre elle est sale. Elle est couverte d'or et d'excrément, d'enfants et de casseroles. Elle règne partout. Elle est comme une reine grasse et sale qui n'aurait plus à rien à gouverner, ayant tout envahi, ayant tout contaminé de sa saleté foncière. Personne ne lui résiste. Elle règne en vertu d'une attirance éternelle vers le bas, vers le noir du temps. Elle est dans les prisons comme un calmant. Elle est en permanence dans certains pavillons d'hôpitaux psychiatrique. C'est dans ces endroits quel est le mieux à sa place : on ne la regarde pas, on ne l'écoute pas, on la laisse radoter dans son coin, on met devant elle ceux dont on ne sait plus quoi faire. Les jours, dans les hôpitaux comme dans les prisons, sont plus longs que des jours. Il faut bien les passer. On lui fait garder les invalides mentaux, les prisonniers et les vieillards dans les maisons de retraite. Elle a infiniment moins de dignité que ces gens-là, assommé par l'âge, blessé par la loi ou par la nature. Elle se moque parfaitement de cette dignité qui lui manque. Elle se contente de faire son travail. Son travail c'est salir la douleur qui lui est confiée et tout aggloméré - l'enfance et le malheur, la beauté et le rire, l'intelligence et l argent - dans un seul bloc vitré gluant point on appelle ça une fenêtre sur le monde. Mais c'est, plus ce qu'une fenêtre, le monde en son bloc, le monde dans sa lumière pouilleuse de monde, les détritus du monde verses à chaque seconde sur la moquette du salon. Bien sûr on peut fouiller. On trouve parfois, surtout, dans les petites heures de la nuit, des paroles neuves, des visages frais. Dans les décharges on met la main sur des trésors. Mais cela ne sert à rien de trier, les poubelles arrivent trop vite, ceux qui les manient sont trop rapides. Ils font pitié, ces gens. Les journalistes de télévision font pitié avec leur manque que parfait d'intelligence et de cœur - cette maladie du temps qu'ils ont, hérités du monde des affaires : parlez-moi de dieu et de votre mère, vous avez une minute et 27 secondes pour répondre à ma question. Un ami à vous, un philosophe, passe un jour là-dedans, dans la vitrine souillée d'image. On lui demande de venir pour parler de l'amour, et parce qu'on a peur d'une parole qui pourrait prendre son temps, peur qu'il n'arrive quelque chose, parce qu'il faut à tout prix qu'il ne se passe rien que de confus et de désespérant - c'est-à-dire moins que rien -, en raison de cette peur on invite également 20 personnes, spécialiste de ceci, experte en cela, 20 personnes soit 3 minutes la personne. La vulgarité, on dit aux enfants qu'elle est dans les mots. La vraie vulgarité de ce monde est dans le temps, dans l incapacité de dépenser le temps autrement que comme des sous, vite, vite, aller d'une catastrophe au chiffre du tiercé, vite glisser sur des tonnes d'argent et d'une intelligence profonde de la vie, de ce qu'est la vie dans sa magie souffrante, vite aller à l'heure suivante et que surtout rien n'arrive, aucune parole juste, aucun étonnement pur. Et votre ami, après l'émission, il s'inquiète un peu, quand même, pourquoi cette haine de la pensée, cette manie de tout haché menu, et la réalisatrice lui fait cette réponse, magnifique : je suis d'accord avec vous mais il vaut mieux que je sois là, si d'autres étaient à ma place, ce serait pire. Cette parole vous fait penser au dignitaires de l'État Français durant la seconde guerre mondiale, à cette légitimité que se donner les vertueux fonctionnaires du mal : il fallait bien prendre en charge la déportation des juifs de France, cela nous a permis d'en sauver quelques-uns. Même abjection, même collaboration aux forces du monde qui ruinent le monde, même défaut absolu de bon sens: il y a des places qu'il faut laisser déserte. Il y a des actes qu'on ne peut faire sans aussitôt être défait par eux. La télévision, contrairement à ce qu'elle dit d'elle-même, ne donne aucune nouvelle du monde. La télévision c'est le monde qui s'effondre sur le monde, une brute géignarde et avinée, incapable de donner une seule nouvelle claire, compréhensible. La télévision c'est le monde à temps plein, à ras bord de souffrance, impossible à voir dans ces conditions, impossible à entendre. Tu es là, dans ton fauteuil ou devant ton assiette, et on te balance un cadavre suivi du but d'un footballeur, et on vous abandonne tous les trois, la nudité du mort, le rire du joueur et ta vie à toi, déjà si obscure, on vous laisse chacun a un bout du monde, sépares d'avoir été aussi brutalement mis en rapport - un mort qui n'en finit plus de mourir, un joueur qui n'en finit plus de lever les bras, et toi qui n'en finis pas te chercher le sens de tout ça, on est déjà à autre chose, dépression sur la Bretagne, accalmie sur la Corse. Alors point alors qu'est-ce qu'il faut faire avec la vieille gorgée d'image, torcher de sous ? Rien. Il ne faut rien faire point elle est là, de plus en plus folle, malade à l idée qu'un jour elle pourrait ne plus séduire. Elle est là et elle n'en bougera plus point un monde sans image est désormais impensable. Il y aura toujours des jeunes gens dynamiques pour la servir, pour faire la sale besogne à ta place, à la place de tous les autres, au nom de tous les autres. Il faut laisser le bas aller jusqu'au bas, laisser la décomposition organique du monde se poursuivre. C'est vers la fin déjà, ça va vers sa fin, il ne faut rien toucher à l'agonie en cours, ne surtout pas réparer ce qui se détraque - autant mettre du fond de teint sur les joues cireuse d'une morte. Laisser proliférer les images aveugles : quelque chose vient à notre rencontre. Il y a dans la douleur une pureté infatigable, la même que dans la joie, et cette pureté est en route dessous les tonnes d'imaginaire congelés. En attendant, les images vraies, les images pures de vérité trouvent asile dans l'écriture, dans la compassion de solitude de celui qui écrit, Velibor Colic, par exemple. Un écrivain yougoslave, il ne fait pas de belles images, il dit ce qu'il voit, c'est aussi simple que ça. Il dit une chose qui se passe à Modrica, en Bosnie-Herzégovine, le 17 mai 1992. Il l'a dit comme une chose éternelle. Il voit dans la singularité d'un lieu et d'un acte l'éternel du monde depuis ses débuts de monde : ainsi tu peux lire sans que le courage s'en aille, sans que tu te dises à quoi bon, ainsi tu donnes à la phrase le temps de s'écrire, à la douleur du monde le temps d'entrer dans ton esprit pour y délivrer son sens. Tu lis :
Le tzigane ibro gagner sa vie en revendant de vieux papiers et des bouteilles vides. Il possédait une charrette déglinguée et plusieurs générations d'habitants de Modrica l'avaient entendu dans le petit matin pousser son célèbre: transport en tout genre ! On charge les morts comme les vivants !. Il habitait une étrange chaumière, dans une rue à proximité de la maison médicale. Il avait une femme sourde muette et un fils d'une quinzaine d'années, débile mental. Le 17 mai, quand l'armée serbe en train définitivement dans modrica, le tzigane Ibro refusa de fuir, bien qu'il fut musulman. On n'est pas de pitié pour lui. Les soldats serbe lui couper le coup, ainsi qu'à sa femme et à son fils et, comme autant des Turcs, plantaire leur tête sur les piquets de la palissade qui entourait la maison. D'après ce que nous ont raconté les témoins, il y avait, sur la table, dans la cour, une bouteille de raki et du café tout frais. Pour accueillir les militaires au cas où il viendrait.
Tu lis ça et tu le vois, lui, sa femme, son fils, la gaieté juvénile des meurtriers, les tetes sur les piquets et le café frais. La télévision, elle t'aurait peut-être montre le café mais elle aurait insisté sur les têtes, avec un marmonnement du genre: "nous avons hésité à vous le montrer". , Et en avant la suite, on n'a pas que ça à faire, dépression sur la Corse, accalmie en Bretagne. Et tu serais resté dans ta salle à manger, stupide, trois têtes sur la table. Là tu as tout - l'hospitalité accordée aux assassins. Le mal de la télévision, ce n'est pas dans la télévision qu'il est, c'est dans le monde, et si on les confond c'est qu'ils le font plus qu'une masse perdue, souffrante. Le mâle du monde est là depuis toujours, dans le refus de l'hospitalité, premier feu sacré de l'histoire-géographie humaine, avant même le surgissement de dieu. C'est le mal du monde et c'est celui dont souffre la folle repue d'images : ne rien accueillir des images faibles de la douleur, mais connaître les lois élémentaires de l'hospitalité qui veulent que l'on donne à l'eau à ce qui vient de si loin. Je distrais, dis la télévision, et elle ne fait plus rire depuis longtemps. On ne peut pas faire de la culture pour tout le monde, dis la télévision, et on n'ose pas lui répondre que ce n'est pas un problème de culture mais d'intelligence, ce qui n'est pas du tout du même ordre. L'intelligence n'est pas affaire de diplômes. Elle peut aller avec mais ce n'est pas son élément premier. L'intelligence et la force, solitaire, d'extraire du chaos de sa propre vie la poignée de lumière suffisante pour éclairer un peu plus loin que soi - vers l'autre là-bas, comme nous égaré dans le noir point je donne dans le sentiment, dit la television, et on n a pas le courage de lui montrer l'abîme qu'il y a, entre le sentiment et la sensiblerie. C'est pas moi, dis la télévision à bout de course, c'est le peuple, je fais ce que veut le peuple - et il n y a plus qu à se taire devant l analphabetisation grave de la télévision et de ceux qui la font. Le mot de peuple étant des plus beaux mots de la langue française. Il dit le manque et l'entêtement, la noblesse des gueux sous l'incurie des nobles. Il dit le contraire exact de ce que dit la télévision. Et pour l'instant on en est là deux points la douleur arrive affamé dans les bras de la télévision qui la fourre aussitôt dans tes bras sans l'avoir nourrie - écouter, vue. Alors elle repart, la douleur, elle cherche un droit d'asile dans l'encre avant de le trouver un jour dans l'église des images - car c'est sûr et certain : il y aura un jour un homme assez intelligent pour savoir filmer une bouteille de raki et du café tout frais, et cet homme prendra son temps, dira ce qu'il croit juste ou se tairaa, parce qu'il est parfois nécessaire de se taire pour délivrer une parole juste - et montrer, longtemps montré, simplement montrer, calmement montrer une bouteille de raki et du café tout frais.
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