lundi 20 mars 2023

L espèce humaine de Robert Antelme

" La veille, on avait dit aux malades qu'ils iraient à l'hôpital de Gandersheim et qu'ils y seraient soignés. Ils se sont tous levés, ceux qui avaient une broncho-pneumonie, les tuberculeux, André Valtier, qui n'avait plus que les os et qui ne pouvait presque plus parler, Gérard, les frères Mathieu, des types de l'Est qui avaient fait la guerre de 14, Félix, que le politzei avait une nouvelle fois essayé de tuer d'un coup de pelle sur le crâne, avec une fièvre à 40, le crâne fendu et un bandeau qui lui couvrait l'œil. Leurs chemises flottaient sur leurs petites jambes. Par les fenêtres, ils ont vu la route qui longeait le revier et la prairie au-delà, la forêt encore au-delà, déjà verte. Los, los! les SS s'impatientaient, ils cognaient sur le plancher avec leur fusil. Les copains ne tenaient pas bien debout, les tibias vacillaient, ils ont enfilé une jambe de pantalon et puis l'autre. Leurs pieds nus dépassaient, ils étaient longs et blancs. Ceux qui étaient prêts se sont approchés du poêle qui ronflait encore. Ils souriaient. Ils allaient à l'hôpital, les Alliés n'étaient pas loin, ils ne marcheraient pas. Ils regardaient à travers les fenêtres la route qui allait les conduire à Gandersheim. Ils pensaient même à nous, aux copains qui allaient en baver sur la route. Ils avaient de la veine d'être malades. Los, los, les SS s'énervaient et cognaient encore sur le plancher. Ils n'avaient pas une gueule particulière les SS, ils étaient un peu pressés, mais c'était toujours comme ça avec eux. Enfin les malades sont sortis. Tous les lits étaient vides, les draps sales défaits. Le poêle restait seul et continuait à ronfler. La petite colonne a longé la cabane du revier, elle l'a dépassée. Maintenant, elle allait tourner à gauche pour atteindre la route. À gauche pour la route, à gauche, c'était à gauche qu'il fallait tourner, et ils tournaient à droite; c'était à gauche qu'il fallait tourner pour Gandersheim, et les SS ont tourné à droite. La colonne des malades a tourné à droite et a grimpé vers le petit bois. Il y avait un quart d'heure peut-être que les copains étaient partis. J'avais fini par sortir de la paillasse et j'enfilais mécaniquement mes chaussures. D'autres se levaient et s'habillaient lentement. Il n'y avait pas d'autre bruit que celui des paillasses qui craquaient. Aucun bruit non plus ne venait du cagibi du chef de block et des stubendienst. Presque toutes les persiennes étaient ouvertes et le jour remplissait la baraque. Il était éclatant et on voyait des morceaux de ciel bleu dans le coin des fenêtres. La place d'appel était toujours vide. Rafale de mitraillettes. Rafale de mitraillettes. Des coups isolés. Un dernier coup. Ils les ont descendus! Tu es fou! - Je te dis qu'ils les ont descendus! Les deux types étaient dressés sur leur paillasse, la tête tendue; ils se regardaient en écoutant encore. Eux seuls avaient parlé. Mais tous les autres, assis, la tête tendue, écoutaient avec eux. Toutes les têtes rasées, les yeux hagards, écoutaient. Plus rien. Pelava, le petit André, les deux autres et les malades (mais, pour ceux-ci on ne le savait pas encore) venaient d'être assassinés. Pendant qu'on enfilait les souliers. Pelava qui se réveillait à peine, puis avait enfilé ses chaussettes comme chaque matin, et qui était allé avec eux parce qu'il ne pouvait pas marcher et qui était passé là, près de mon lit, sans rien dire, et qui ne savait pas où on l'emmenait. Il était parti comme quelqu'un qui ne sait pas, qui suit. Ils y étaient allés comme ça, et on leur avait fait prendre un drôle de chemin, de plus en plus drôle. Ils s'étaient éloignés de plus en plus de la chambrée, ils avaient grimpé vers le bois. Ils venaient de descendre du lit et on les faisait grimper vers le bois et le Fritz ne disait rien. Personne ne leur avait rien dit. Il fallait qu'ils compren nent seuls. Mais c'était la première fois que cela arrivait ici. Nous ne saurons pas quand ils ont compris qu'on allait les tuer parce qu'ils avaient dit qu'ils ne pouvaient pas marcher. Les kapos n'avaient rien à leur dire. Ils s'étaient énervés dans la chambrée parce qu'ils étaient pressés mais ils ne râlaient pas particulièrement contre Pelava ni les autres. Ils ne leur avaient pas foutu de coups. Ils étaient même calmes quand ils avaient quitté la chambre. Non. Quand ils sont arrivés dans le bois avec la file des quatre et quand les malades sont arrivés dans le bois avec les sentinelles SS, ils se sont simplement arrêtés. Calmes, ils se sont un peu écartés. Et ils ont tiré dedans; dans les types à broncho-pneumonie, dans les tuberculeux, dans les types à œdème, dans les types sans voix, dans les types à jambes de tibia, dans tous ceux qui croyaient qu'ils allaient tourner à gauche, vers la route. C'était cela, la rafale, la rafale, et le silence, et les coups isolés. Ça rentrait dans leur ventre quand on était assis sur les paillasses, les yeux tendus et qu'on écoutait. Cela, on l'a reconstitué plus tard. On a su aussi que Félix avait essayé de s'enfuir dans le bois. Fritz l'avait poursuivi, blessé à l'épaule d'abord, puis lui avait fait éclater le crâne." 

Aucun commentaire: