"Entre autres traits par lesquels cette époque se caractérise, et se différencie de celles auxquelles l’envie vient de la comparer (entre autres celle qui justifiait le sarcasme de Flaubert), il y a ceci : elle n’est pas faite pour qu’on tonne contre elle. La question est alors : est-elle si sûre d’elle que tonner contre elle lui semble déplacé ? Ou l’est-elle si peu qu’elle le craint ? S’aime-t-elle au point de s’étonner que tous ne l’aiment pas ? Ou doute-t-elle secrètement d’elle au point de redouter que tous ne l’aiment pas ? C’est ce qu’elle a de pusillanime ou de pathétique : elle ne s’imagine pas d’ennemis ni ne s’en veut. Les grandes époques se sont toujours enorgueillies de nourrir en leur sein de grands ennemis, des ennemis irréductibles. Celle-ci ne s’en veut pas. N’en compterait-elle qu’un qu’elle croirait aussitôt à la possibilité que reprenne la guerre avec laquelle elle croit en avoir une fois pour toutes fini. En même temps, elle n’a pas la simplicité de faire comme s’il lui était possible de n’en avoir aucun ; c’est pourquoi cette époque qui veut plus que toutes choses pouvoir ne se compter aucun ennemi s’en invente à tout instant de faux. Et c’est pourquoi elle vante avec autant d’emphase ceux qu’ont dû compter les époques qui l’ont précédée. Qui ne pouvaient pas ne pas en compter, sans doute, n’ayant pas atteint la perfection à laquelle celleci prétend sans rire.
Pas la plus petite plainte."
"Quelque chose naît sous nos yeux qu’on ne sait pas encore comment nommer, qu’il est encore trop tôt pour nommer (qu’il faudra bien pourtant nommer le moment venu, mais il sera alors trop tard), quelque chose naît dont il suffira pour le moment de dire qu’il réalise l’accord momentané entre l’horreur et la satisfaction qu’il n’y a personne à n’éprouver à faire de son existence un jeu, fût-il en effet affreux. La première question que ce qui est, et l’insupportable satisfaction qu’il faut qu’on y attache, amènent à se poser est la suivante : comment est-il possible que si peu ait suffi ? Qu’on tienne à ce si peu avec tant de douleur que toute autre douleur semble ne pas pouvoir lui être comparée ? Mais cette question ne suffit pas. Cette autre s’impose : quelle douleur cette satisfaction aide-t-elle à fuir que nul ne regarde de très près à ce qu’elle propose ? Une troisième vient alors à l’esprit (mais c’est davantage un soupçon) : n’a-t-on pas produit cette douleur pour que la satisfaction qu’on lui propose pour remède passe pour la seule possible ? Autrement dit, le plus difficile est de savoir ce qui est premier : de ce qu’il faudrait fuir ou du pauvre vertige au moyen par quoi on encourage à fuir. Le soupçon est bien qu’une politique en a décidé avec le cynisme dont on soupçonne à bon droit les politiques les meilleures, c’est-à-dire les plus susceptibles de dissimuler leurs desseins. Cependant, la question de savoir comment on y a si complaisamment consenti, si largement, si unanimement, échappe. Ou reste comme une énigme.
"On a voulu ces foules soumises, alors qu’elles se rêvaient simplement heureuses. Il s’est trouvé que ces deux désirs ont connu un moment d’égalité parfaite. Il s’est trouvé qu’on a su les convaincre qu’elles ne seraient heureuses qu’à la condition qu’elles se soumettent. Qu’elles se soumettent au désir qu’on leur disait pouvoir les rendre heureuses. Et, de fait, c’est sans peine qu’elles se sont d’abord convaincues que leur bonheur serait dans la soumission. C’est de ce moment que nul ne sait plus comment sortir. Pire, c’est de lui que nul ne sait s’il veut sortir. Ce moment fait honte sans doute aux foules qu’il soumet. Il les humilie. En même temps, il n’y a pas de foule, même honteuse, même humiliée, qui ne craigne que ce qui lui permettrait de quitter cette honte ou cette humiliation ne soit pas pire. Au total, on ne sait pas avec certitude si le bonheur que ces foules montrent est fait pour convaincre la domination qu’elles se proposent à celle-ci comme preuves de l’égalité qu’elle a établie ; ou comme menaces qu’elles sont à tout instant sur le point de rompre cette égalité, et de renouer avec la violence qui a toujours fait des foules, chaque fois qu’elles cessèrent de se soumettre, un peuple.
Nul n’y croit beaucoup, bien sûr. Les élites (mot de droite) ont su faire que ce peuple (mot de gauche) ne désire pas d’autre destin que celui que lui serait la consommation dès lors que les moyens de jouir de celle-ci ne lui seraient plus inaccessibles par principe. C’est d’ailleurs du jour où ce destin de la consommation a commencé d’être un destin commun que celui de l’égalité a cessé de pouvoir prétendre imposer sa valeur politique. Non pas par échange, mais par substitution. Il a suffi à l’argent de convaincre que la consommation établirait l’égalité pour que nul ne puisse plus prétendre que l’égalité s’établirait contre la consommation que permet l’argent. Entre toutes les victoires qu’on pouvait craindre de voir l’argent remporter, celleci est sans doute la plus lourde de conséquences. Remportant cette victoire, l’argent a permis que l’emporte avec lui toute politique qui se réclamait de lui. Remportant cette victoire ensemble, c’est dès lors l’argent et la politique que nul ne sait plus comment distinguer."
"Tous s’humilient, qui se lient d’eux-mêmes au destin supérieur de l’argent, comme si ce destin était aussi le leur. Et c’est en effet la ruse achevée du capital de les en avoir convaincus ; de les avoir convaincus qu’il ne dépendait plus de lui que le sort des foules soit moins humiliant ; qu’il en dépendait si peu que c’était au contraire son sort qui dépendait désormais du leur. De toutes les humiliations, celle-ci est sans doute celle qui soulève le plus le cœur. Parce que, pour la première fois, ce n’est pas d’une défaite qu’il s’est agi. Aucun peuple, aucune classe n’a été battu au terme d’aucune guerre sociale ouverte. (Une classe battue reste la promesse d’une plus juste lutte ; d’une plus violente.) Pour la première fois, il n’y a personne qui ne se soit librement humilié. Cette humiliation est ce qui stupéfie le plus. Que veulent ces foules ? Rien que ce que la bourgeoisie veut. Rien que ce que la bourgeoisie a. De la même façon et dans une quantité un jour égale. C’est-à-dire rien que l’argent que la bourgeoisie a, de la même façon qu’elle, pour commencer, et dans une quantité égale un jour. Il ne paraît plus à personne que l’argent qu’a la bourgeoisie soit haïssable. Parce qu’il ne paraît plus à personne que ce qu’est la bourgeoisie soit haïssable. Parce qu’on ne rêve que de cela : être soi-même à son tour la bourgeoisie. Un pauvre rêve s’est entre-temps formé qui semble pouvoir remplacer tous les rêves : non pas être le contraire de la bourgeoisie (sa fin annoncée) ; même pas être la bourgeoisie à la place de la bourgeoise (son renversement) ; mais être de la bourgeoisie avec elle – faire partie d’elle. "
"La question revient en effet : qu’est-ce que la domination ? La politique elle-même ? (C’est ce qu’il n’y a personne à mettre en doute.) Ou sa disparition ? (C’est ce qu’il n’y a personne à admettre.) Dans le second cas, dans le cas de la disparition de la politique, la question se pose alors : au profit de qui ? Répondre : au profit de la domination forme une tautologie contre laquelle la plupart se récrieront avec raison. C’est la réponse qu’appelle pourtant la question dès lors que la question a elle-même ce caractère qui transige. Il faut alors préciser : la domination, c’est le pouvoir sans la politique. Sans la politique, sinon à l’état résiduel et appelé à disparaître. Plus exactement encore : en tant qu’elle disparaît."
"Ils s’en sont emparés tout entiers. Ce que les milieux politiques gardent de pouvoir, c’est autant que la domination a, provisoirement, consenti à leur rétrocéder. Qu’elle leur rétrocède par calcul. Qu’elle leur rétrocédera aussi longtemps qu’il ne lui semblera pas pouvoir l’occuper seule ; c’est autant qu’elle consent aux formes sous lesquelles la politique s’est longtemps présentée, supposant que les foules, si avides ou hébétées qu’elles soient, ne supporteraient pas que la politique au sens consacré du terme n’ait aussi vite plus aucune part aux formes de pouvoir qui se préparent. Et auxquelles elles-mêmes pourtant consentent. Qu’elles-mêmes appellent. On en est là."
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