Croche-pied par
Olivier Cheval
Il aura donc fallu un
croche-pied. Après les mains arrachées, les yeux crevés, les cors mutilés des
manifestants et des journalistes, après la multiplication des films de ces
mutilations, ces passages à tabac, ces coups de poing en pleine face, ces
matraquages à terre, après la diffusion massive de ces films et des photographies
des corps et des visages blessés, après la mort de Zineb Redouane à Marseille,
décédée à 80 ans d’une grenade lancée dans son appartement, après la mort de
Steve Maia Caniço à Nantes, noyé un soir de fête de la musique, après la mort
de Cédric Chouviat à Paris, interpellé » pour avoir téléphoné à scooter,
après une très longue année de violences policières sans précédent dans
l’histoire récente du pays, c’est la vidéo virale d’un croche-pied qui aura
poussé le ministre de l’intérieur à rompre son silence au début de cette année,
lors de ses vœux à la police nationale : « On ne fait pas de
croche-pied avec l’éthique ». Comme dire l’indécence d’une telle
phrase ? Il y a le geste choisi dans la masse des violences attestées, et
il y a le trope obscène qu’il autorise.
La chose, d’abord : le
croche-pied d’une policier çà une femme, une femme qui marche les mains levées,
d’un pas calme mais rapide, une femme encerclée d’hommes en tenue de guerre,
dont la démarche déterminée dit le désir de fuir cette escorte guerrière au
plus vite, fuite que le geste retarde comme une petite sournoiserie, une petit
décharge sadique, geste enfantin, lâche et idiot, absurde et glaçant par son absurdité même,
geste détestable, bien sûr, par sa gratuité pure, son incontestable bassesse,
geste inutile, isolable, rapide et froid, sec, terriblement sec, geste détaché,
isolé, gentiment cruel, bêtise d’un seul homme, un vilain petit canard, le
méchant de la bande, geste universellement condamnable, universellement
condamné, même si ce n’est qu’un croche-pied, parce que ce n’est qu’un
croche-pied, justement, après tout il n’y a pas mort d’homme. C’est le geste
idéal pour Christophe Castaner. Personne ne peut ne pas condamner un tel
acte : il doit le faire lui aussi, en tant qu’homme, en tant que père de
famille, en tant que républicain, en tant qu’humaniste, en tant que père de
famille républicain et humaniste qui ne bat pas sa femme et croit en la mission
républicaine de la police nationale de protéger les citoyens, les citoyennes
surtout , celles qui ont peur de marcher la nuit dans la rue entourée d’hommes
violents, comme cette femme dans cette vidéo, non, il n’a pas le choix, il doit
la condamner.
La petite formule destinée à être
reprise par les médias comme la phrase par lequel le ministre de l’intérieur
recadre ses troupes et siffle la fin de la récré, cette petite formule est un
petit bijou de rhétorique, le trope du croche-pied fait coup triple :
métaphore, litote, synecdoque. La métaphore dit que toute violence illégitime
de la police est d’abord une entorse à l’idéal républicain, une balle tirée
dans le pied des forces de l’ordre, un auto-sabordage, que c’est l’éthique, la
première, qui en prend un coup et trébuche, même si elle tient encore debout.
La litote désigne la violence policière par un geste enfantin, geste certes
glaçant, mais qui n’en demeure pas moins la bêtise d’un garnement. La
synecdoque ramène toute violence policière à ce geste isolé, anecdotique, à cet
exemple , cet anti-exemplum qui est ce que la police ne doit absolument pas
faire, l’erreur d’un loup solitaire, la faute d’un policier sanctionné, un
débordement, une dérive, une bavure, c’est-à-dire comme geste solitaire,
personnel, irrationnel, la formule de Castaner l’exploitation maximale de cette
rhétorique traditionnelle du pouvoir, l’euphémisation.
Il y a les symboles médiatiques
de la violence d’état : les lycéens agenouillés, le croche-pied du
policier. Et il y a les violences réelles, corporelles, incarnées dans les
chairs souffrantes des blessés, visibles longtemps après l’évènement de la
force par les marques, les blessures et les mutilations laissées sur les corps.
Cette brutalité, cette crudité de la violence est tout aussi bien documentée.
Des vidéos existent, par dizaines, qui montrent les coups et les tirs qui ont
mutilé des gilets jaunes, qui montrent les impacts, la force qui s’abat sur les
corps, entre dedans, en fait jaillir le sang. Ces vidéos sont visibles sur
Internet, où elles forment une légion sauvage, une masse terrifiante, mais ne
passent que très rarement la barrière de la télévision, de l’exposition
médiatique. La violence d’état non médiée en un geste ciselé, en une image
reconnaissable, en un symbole dénonçable, doit demeurer à l’état d’inconscient
du système médiatique et politique dans sa représentation de lui-même.
Le plus glaçant, sur la vidéo du
croche-pied, c’est le moment où la femme se relève. Elle continue à lever une
main, une main qui refuse toute main tendue qui pourrait venir d’un policier –
main qui de toute façon ne vient pas - , non pas en signe de colère, ou de
reproche, ou même de m »fiance, mais comme pour se faire oublier, pour
nier ce qui vient de se passer, pour dire qu’il n’y a pas de problème, afin que
ce qui vient d’avoir lieu n’entrave plus sa fuite, afin que le cauchemar de
cette escorte policière cesse au plus vite malgré ce geste qui l’a prolongé.
C’est ce bref moment qui ramène dans cette video la masse enfouie des images de
violences policières qui ne passent pas à la télévision : cette femme,
manifestement, connait ces vidéos, elle sait ce qu’elle vient de subir n’est, à
leur regard, rien, qu’il faut seulement penser à fuir, pour échapper à pire.
Les manifestants le savent, la
tension est montée d’un cran dans les défilés sous le quinquennat de François
Hollande, au moment des manifestations contre la loi travail : en même
temps qu’une ultime trahison de la gauche avait fait grossir comme jamais le
cortège de tête, où défilent ceux qui ne répondent pas d’une organisation
syndicale dans la réclamation de leurs droits et la manifestation de leur
colère, le maintien de l’ordre s’est durci, avec la nouvelle doctrine de la
nasse enfumée où l’on immobilise et neutralise à coups de lacrymogènes ceux
dont on estime la forme de manifestation illégitime. Cette configuration avait
culminé le 1 mai 2017, avec ses nasses géantes, ses tirs de grenades de
désencerclement et de LBD à répétition. Elle s’est encore amplifiée et durcie
avec le mouvement des gilets jaunes, à partir de l’acte IV, le 8 décembre 2018,
une semaine après les dégradations de l’Arc de Triomphe, quand le mouvement
entier a été considéré comme émeutier, insurrectionnel et illégitime.
Le durcissement du néolibéralisme
entraine un durcissement de la protestation populaire, qui se passe de la
médiation syndicale et de ses petits accords avec la police pour manifester.
Pour tenir, le pouvoir doit durcir les règles du maintien de l’ordre, pour
dissuader et effrayer, tout en s’assurant du soutien de sa police. C’est ainsi
que la police nationale a été la première à obtenir la sauvegarde de son régime
général au moment où le gouvernement les démantelait tous. Le croche-pied était
une aubaine : il permettait au pouvoir de dénoncer une violence isolée en
tant que violence isolée sans s’aliéner les forces de l’ordre, qui, sur ce
coup, ne peuvent rien justifier, ne peuvent pas dire qu’il faut voir ce qui se
passe avant, ce qui se passe après, ce qui se passe autour. « Personne ne peut dire que la vidéo est
acceptable », avait pour sa part commenté le premier ministre au
journal de 20 heures, allant loin dans l’art de l’euphémisation.
La violence policière dans la
répression des mouvements n’est pas une suite d’incidents isolés : elle
est la logique de l’auto-préservation de l’état au moment où il brade tous ses
secteurs d’activité. Ce qui se donne à voir, dans cette vidéo, ce n’est pas un
croche-pied avec l’éthique, c’est la mutilation de l’état de droit qui va de pair
avec le démembrement de l’état-providence.