samedi 18 janvier 2025

Onze voies de fait par Bernard Noel

 Tableau 10 : Une femme, un homme


F - Devant vous, je ne suis plus - nue

H - C'est donc que je ne le suis pas davantage, ni par vous ni pour vous.

F - Devant vous , je ne suis plus vivante.

H - Vous auriez du préciser : par conséquent !

F - Qu'il s'agisse de la cause ou de la conséquence ne change rien au résultat. J'ai regardé venir cet état. Je l'ai regardé m'envahir, m'occuper, s'installer.

H - Pourquoi ne m'avoir rien dit ? Nous aurions pu, ensemble, faire quelque chose contre l'invasion.

F - Où aurais-je trouvé le courage de vous dire que notre lien le plus précieux, celui qu'exprime le mot "nous", était le complice de cette invasion ? Longtemps je n'ai pas eu le courage de me l'avouer à moi-même.

H - Vous acceptez que je ne vous comprenne pas ?

F - Vous n'êtes pas en cause tout en l'étant. Je veux dire que, toujours, votre conduite fut irréprochable. Mais l'irréprochable est une maison sans fenêtres.

H - Vous voulez dire que ma compagnie est devenue ennuyeuse ?

F - Non, ce que je viens de dire manque de nuances. L'énoncé en est trop brutal. Le langage ne connait que la ligne droite alors qu'on voudrait des ramifications, des contours.

H - Dois-je deviner que vous êtes insatisfaite ?

F - Comment dire que je suis insatisfaite à force de satisfaction ?

H - Vous me jetez dans l'impuissance ?

F - Votre virilité n'est pas en cause. Nous étions d'accord sur un point : pas de diversion en cas de problème entre nous. Et surtout pas de salut, ni au moyen de la politique, ni au moyen de la politique, ni au moyen de la conceptualisation, et pas même au moyen de l'amour. Et pourtant nous avons créé peu à peu une sorte de salut provisoire...

H - C'est vrai nous disposons d'une si-tu-a-tion, mais n'étions-nous pas d'accord pour en faire la base de la liberté ?

F - Et voila pourquoi la contester relève d'une exigence aussi fausse que vraie. Et cependant je la conteste par une révolte dont je n'arrive plus à réfréner la spontanéité.

H - Changer de vie n'a jamais suffi à changer la vie !

F - Sans doute, mais le désir de changement révèle que les choses ont glissé sous nos pas, et que ce glissement s'accorde mieux avec la vérité de la vie que la stabilité.

H - Je regarde et j'aperçois tout à coup l'Autre en vous, et cela est assez troublant pour que je ressente le glissement que vous dites.

F - Rien n'est suffisant, n'est-ce pas ? Rien, pas même que je vous échappe.

H - Tant que vous êtes là, j'ai le sentiment que je peux vous retenir.

F - Je le sens, et la pensée que je pourrais céder à cette douceur suscite en moi une violence, une colère...

H - Que pouvons-nous faire de ça ?

F - La violence a besoin de porter un coup définitif avant de se résoudre à l'apaisement.

H - Et je suis sa seule victime possible...

F - Pas de grands mots ! Je ne veux qu'effacer un nous devenu fantôme. Et puis il est temps de vous apercevoir que la vie n'a de sens qu'au moment où sa perte nous prend à la gorge...


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