samedi 4 janvier 2025

0nze voies de fait: par Bernard Noël ( travail tiré de textes de Georges Bataille)

 Tableau 5 : Deux personnages


A : Savez-vous pourquoi les gens sont si timorés de nos jours ?

B : Les gens ! Qui sont les gens ? On généralise à partir de deux ou trois voisins comme s'ils étaient l'humanité. La bonne question ne serait-elle pas plutôt : pourquoi chacun de nous, aujourd'hui, est-il si isolé ?

A : On le dit, mais il n'a jamais été aussi facile de voyager, de rencontrer des individus de toute sorte, de toute langue...

B : Votre argument va contre votre position et non pas contre la mienne : les peureux ne voyagent pas ! Et puis, rencontrer, comme vous le dites, des individus de toute sorte ne saurait entamer la solitude, tout au plus l'enfumer de quelques illusions très provisoires.

A : D'accord pour la solitude : elle rend plus timoré, plus craintif !

B : Et voilà comment on tourne en rond ! Il suffit de raccorder deux pistes pour que leur divergence, tout à coup, se transforme en chemin de ronde. Au lieu d'argumenter en vain, acceptons que ma question devienne une bonne réponse à la vôtre, et nous voilà tranquillement à l'abri dans l'immobilité.

A : Le monde n'allait-il pas mieux quand il restait stable durant des siècles et des siècles ? Pensez à l'Egypte, à la Chine...

B : Vous rêvez d'une grande muraille et, derrière elle, d'une vie immortellement protégée, mais imaginez le même présent à perpétuité...

A : Avouez qu'avoir un chez soi temporel ne doit pas être si désagréable ! 

B : Habiter dans un temps précis, avons-nous le choix de faire autrement ?

A : Quand vous nagez, vos mouvements ne sont-ils pas facilités par la profondeur et n'éprouvez-vous pas une espèce d'exaltation à sentir qu'elle vous porte ? 

B : C'est bien possible, mais...

A : Eh bien, j'éprouverais une exaltation comparable à sentir que mon présent repose sur une profondeur...immuable. A sentir qu'il est, en moi, le point émergé d'une épaisseur temporelle sans discontinuité.

B : Mais il ne tient qu'à vous éprouver que vous voilà à la limite supérieure du flot !

A : Quelque chose me l'interdit, quelque chose comme un détraquement, j'allais dire une flexibilité. La notion d'humanité est devenue très flexible.

B : Toute l'actualité nous pousse à penser le contraire car on ne saurait mondialiser l'humain sans faire disparaitre les particularités, les nuances, bref ce qu'il y avait de flexible dans le concept.

A : La flexibilité qui s'installe aujourd'hui n'a rien de commun avec les particularités ni avec le sens des limites.

B : En vous entendant parler de nage, d'exaltation, je me suis demandé si votre plaisir ne serait pas lié au sentiment de caresser l'extrémité provisoire du temps, et peut-être de votre propre limite...

A : Et dire que je ne songeais qu'exprimer ma nostalgie d'une demeure à jamais fixe dans le temps ! 

B : Avec comme horizon l'étendue paisible de l'avenir ?

A : J'étais encore un enfant quand est survenu Hiroshima...J'ai su pourtant alors que l'avenir ne serait plus jamais le même, qu'il ne viendrait plus jamais s'étendre paisiblement dans la continuité.

B : A quoi bon, dans ce cas, la nostalgie qui, en somme, n'est qu'une faiblesse au croisement de la mémoire et de l'imaginaire ?

A : Permettez-moi de la vivre plutôt comme un sanglot poussé par ma limite trop brutalement pincée par l'avenir. Tant pis si mon image est d'un goût douteux : ce sanglot me convient pour dire que j'ai au bout de moi l'inhabitable, et que je le sais par le désir conscient de son contraire. L'avenir enfonce un couteau dans mon présent, et j'en ressens une bienheureuse blessure...

B : Pourquoi bienheureuse ?

A : Pour la raison que cette blessure me représente ce que je ne saurais vivre déjà sans mourir et que, ce faisant, elle métamorphose l'instant redoutable en fiction...

Aucun commentaire: