Lassitude et révolte, en vérité rage contre la lassitude quand la révolte se fatigue. Le pouvoir a trouvé le moyen discret d'occuper en nous les lieux de la défense et même d'user notre énergie. Une faiblesse vient qui n'a pas de raison, et qui soudain n'est consciente que par hasard. On devien alors que le vieux rêve tyrannique est en train de se réaliser : celui d'une soumission sans contrainte apparente produisant l'effet d'un abandon. Mais à quel envahissement a-t-on cédé pour en arriver là? IL y a longtemps déjà que, pour expliquer ce phénomène, j'ai fabriqué le mot "sensure" afin d'exprimer la privation de sens. Et sans doute cette perte provoquait-elle une perte critique favorable à la soumission sans toutefois l'installer à ce point. Tout juste lui créait-elle un espace propice. A moins qu'en se prolongeant la privation de sens n'entraine une débilité d'autant plus efficace que, pour ses victimes, elle n'est plus qu'une habitude liée à une forme de consommation devenue naturelle. Ainsi ladite privation aurait-elle sur le sens l'effet qu'ont justement sur lui les drogues qui s'attaquent à nos facultés intellectuelles, à cela prêt que nul ne songe à faire la comparaison tant elle parait incongrue. Le problème est qu'on ne sait définir avec précision les causes de dégâts qui ne sont pas ressentis comme tels, de sorte que cette non-perception fait partie de leurs caractèristiques.
Le prncipal agent de la privation de sens est aujourd'hui la télévision. Elle l'est directement à travers l'audience considérable dont elle bénéficie, elle l'est aussi par les comportements qu'elle induit dans la politique, l'économie, les loisirs. Son audience est considérable car elle n'exige pas d'autre effort que de s'asseoir devant son poste, puis de regarder, d'écouter. Jamais dans l'histoire il n'avait existé un moyen d'information ou de culture qui s'offre aussi facilement à sa consommation. Cette facilité est évidemment significative dans la mesure où elle a surgi à contre-courant de la loi morale élémentaire assurant que rien ne saurait s'obtenir sansz effort. Désormais, à toute heure et sans le moindre effort, le téléspectateur obtient des nouvelles, des distractions, des documentaires. Il n'a besoin pour cela que de se mettre dans une situation passive et de se laisser pénétrer par ce qu'il voit. Tout lui est donné sous la forme d'un défilé d'images parlantes, qui défilent autant dans son espace mental que d evant ses yeux pour la raison qu'espace visuel et espace mental sont en liaison constante. On peut déjà en inférer très raisonnablement que cette "liaison" ne saurait être neutre et que la pénétration du défilé, jour après jour, à travers les yeux entraine une paresse à former soi-même des représentations mentales personnelles, donc du sens.
Les images télévisuelles sont par ailleurs le plus souvent des images stéréotypées , et cela dans tous les domaines. Elles invitent par conséquent à se former un système de représentation à leur ressemblance. D'où un épuisement de l'originalité au profit d'une espèce d'imaginaire consensuel composé chez des mêmes éléments formatés par la vision des mêmes émissions. Il était de bon ton de trouver excessives ce genre d'analyses mais le directeur de TF1 les a récemment fait paraitre modérés en assurant (j'y reviendrai) que son rôle était de "fabriquer des cerveaux disponibles" et donc ouverts au séduction de la publicité.
Mieux vaut savoir que la privation de sens est cyniquement planifiée: cela évite d'avoir à le démontrer et permet de s'interroger sur une perte qui, au delà du sens, concerne la vitalité. Il parait assez normal que le fonctionnement de la pensée soit compromis par le défilé d'images insignifiantes qui se substitue à son mouvement naturel , mais l'effet débilitant de cette substitution va beaucoup plus loin. Est-ce parce que le temps passé à faire quelque chose implique l'engagement d'une parcelle égale de notre vie ? Est-ce parce que , par voie de conséquence, la parcelle de vie dépensée à se laisser occuper par l'insignifiance est au bout du compte une dépense mortelle? le sentiment va ici grandissant qu'on ne touche pas à l'espace mental sans toucher au corps. Et que le corps dans cette affaire est gravement atteint.
Sans doute n'aurait-on parlé autrefois que de "temps perdu" à propos du temps passé evant l'écran de la télévision, mais quand le temps perdu devient une habitude quotidienne, il change évidemment de nature. Les Français dit la statistique passeraient en moyenne quatre heures par jour devant eur téléviseur, c'est à dire un bon quart de leur vie éveillée. Faire une telle part à l'insignifiance ne peut aller sans dommage pour le sens puisque l'activité mentale dont il dépend est remplacée par une succession d'images , qui est une cure d'irréalité et de conformisme. Cette irréalité est envahissante parce qu'elle ne se cantonne pas au spectacle regardé dans l'intimité :elle modèle peu à peu tout l'environnement car il doit ressembler aux images s'il veut convaincre ( quand il s'agit du monde politique) , s'il veut plaire (quand il s'agit des produits et des objets), s'il veut séduire quand il s'agit des relations. Tout cela agit par contamination parce que l'invitation qu'adressent les images relève de la seule fascination et non de la rréfelxion. Ce processus correspond à celui de la consommation, où l'emballage compte bien plus que le contenu, ce dernier pouvant demeurer identique et susciter un désir nouveau pourvu qu'il change d'apparence.
Dans ce jeu des images l'apparence est la principale marchandise : elle fait acheter du rien, mais elle fait aussi adhérer au rien du spectacle politique ou aimer le rien des postures sentimentales ou érotiques. Le bonheur est une imageet l'avenir lui-même en est une autre. La réalité est désormais en trop. Elle s'oublie dans le regard que nous portons sur elle car le regard prélève sur elle une ressemblance qui nous suffit. Le corps est traité pareil mais de l'intérieur puisque c'est son intérieur qui sert d'abord d'espace au spectacle, en vérité moins d'espace que de canal et même de déversoir. Les images y coulent sans être assimilées. Elles sont indifférentes à qui les recoit : elles pénètrent et passent. Seul compte leur mouvement, et qu'il soit passant. Leur sens n'est qu'une direction, une progression, qui efface à mesure ce qu'elle fait progresser dans le corps, traité comme un simple tuyau de réception et d'évacuation. Et ce tuyau a pour orifice le cerveau ; un cerveau rendu en effet disponible pour le mouvement et qui ne retient rien, sinon les messages dans lesquels les publicitaires condensent un peu de sens.
Ce sens est bien entendu servile : il ne vise pas plus à éclairer qu'à nourrir la pensée, il a pour seul but de faire consommer ceci ou cela, et il n'est lui-même qu'un produit inséré dans un emballage appellé "spot" ou "flash". Mais le sens des journaux télévisés ou des émissions politiques n'est pas moins serviles que celui de la publicité qui lui sert de modèle. Sauf très rares exceptions, il ne s'agit pas d'informer , seulement de faire consommer une vision consentuelle de l'actualité ou de tel personnage, de tel parti , tel évènement. Le processus de la consommation guide tous les disours: il est en train de modeler l'éducation et la culture.
Cette situation est désatreuse parce que le consommateur n'est pas considéré comme un citoyen responsable de ses choix, même pas comme un acheteur raisonnable : on tâche uniquement de développer chez lui une servilité qui désarme sa conscience et sa résistance devant un produit ou un individu portant le masque d'une image séduisante. En fait, l'installation de la servilité a commencé quand le spectacle, au lieu de solliciter la participation du spectateur, l'a réduit à la passivité. Un spectateur passif est un tube sans filtre, qui ne réfléchit ni ne digère ce qui le rend capable d'absorber inlassablement. Ce spectateur susceptible d'avaler sans retenue est le prototype du parfait consommateur celui qui, selon d'ignobles affiches placardées ces jours-ci, obéit au "devoir d'achat".
Il va de soi qu'on ne peut traiter votre corps comme un simple organe d'absortion tout juste bon à vous gaver d'images sans le mépriser. Ce corps exploité à la fois dans son existence corporelle et dans son existence psychique n'est plus qu'une sorte de trou organique greffé sur vous pour parasiter le vivant et le transformer en consommateur servile de ce qu'on lui fait ingurgiter. Le consommateur est en quelque sorte prostitué à la consommation...Cette description paraitra caricaturale : elle ne fait que simplifier pour mettre devant l'évidence. D'ailleurs, il y a pire encore dans cette situation si l'on s'aperçoit que la privation de sens liée à la consommation passive entraine un gavage par le vide et installe ce vide (ce néant) dans la collectivité des spectateurs.
L'invention géniale du système médiatique est de nous combler avec de l'apparence, autrement dit de nous occuper avec du rien. Il s'enssuit une étrange réussite si l'on pense qu'au cours de l'histoire toutes les collectivités trouvaient leur sens dans le partage de pensées suffisamment fortes pour que chaque individu 'unisse au corps social (ou mystique) avec le sentiment de s'y accomplir. Le meilleur exemple en est fourni par les religions, qui avaient le souci de fournir à leurs fidèles une vie spirituelle soutenues par des rites satisfaisants leur appétit de sens. Les régimes totalitaires ont imposé des idéologies, qui auraient dû fonctionner à la manière des religions en exaltant le partage d'une pensée commune. leur crainte que l'exercice de la pensée conduise à la contestation a vite figée l'idéologie dans le stéréotype et l'illusion débilitante. L'étrange réussite de la société médiatique est de produire de la pensée unique en n'offrant rien à penser. La chose est possible grâce à l'occupation de l'espace mental par un défilé qui mime le mouvement de la pensée. Créer du partage en ne donnant que du vide à partager est sans doute l'opération la plus rentable du règne de l'économie. et qui ne cesse de se perfectionner puisqu'on éradique à présent les nuances au profit des opinions binaires , celles qui n'acceptent que le oui ou le non.
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