Tableau 6 : Monologue
...nous avions, c'est vrai, du plasir à tuer mais ce plaisir n'était pas celui des tortionnaires, qui satisfont leurs vices sans courir le moindre risque...Nous avions - comme dit l'expression qui ne sait pas ce qu'elle dit - fait le sacrifice de notre vie. Et ledit sacrifice nous avait mis dans la position de ceux qui, revenus de la mort, doivent à ce retour quelque peu anormal un apaisement. Non, nous étions à la fois fiévreux et apaisés...Non, cette dualité a dû venir plus tard. Elle estr venue du fait que je ne suis pas mort, et que cette survie a eu pour conséquence que le sacrifice, le mien, n'a pas eu lieu, me laissant orphelin de l'expiation...Nous étions fiévreux d'être constamment au contact de la fin, celle que nous infligions et qui ne cessait de nous représenter la nôtre...Je sais que j'appartiens à une compagnie détestable, et qu'il vous est impossible de me dévisager sans l'apercevoir : la compagnie des criminels légaux...Les actes de ces gens-là sont couverts par l'ordre et l'autorité : ils ne sont désavoués qu'à contretemps quand ils le sont; toujours trop tard pour que le désaveu entraine une sanction...Je vous dis cela pour prendre mes distances, et cependant que je les prends, une voix proteste en moi car en ce temps-là - au temps que j'évoque - il ne me déplaisait pas d'être confondu avec les brutes que leur férocité privait de l'intelligence de leur destin. Je savais que notre cruauté violait toutes les lois qui permettent de vivre en société, mais je savais aussi qu'elle ressemblait au droit divin, qui peut se dérégler librement. Le pouvoir de ce dérèglement est extrême : il permet, dans les actes qu'il inspire, que le corps et l'esprit s'unissent enfin. Et tant pis si le mal est plus propice que le bien à cette union... Ou tant mieux ! Cela devient inconcevable à distance, mais rien ne saurait pareillement permettre d'épouser l'insensé, qui est le soubassement de la vie... Permettre de l'épouser virilement...Ce dernier mot, sachez que je l'avance avec dédain : je n'ai recours à lui que pour sa justesse dans la situation, et non pour la superbe qu'il affiche...J'avais le sentiment de baiser l'insensé, oui, de baiser la condition humaine, et de le faire avec tout mon moi, tout mon entier, sans restriction. La cruauté, enfin, nous délivrait de la représentation, elle nous portait au-delà du langage dans une sorte d'expression absolue...Je ne m'exalte pas. Je mets les mots de la hauteur sur la chose basse pour la raison qu'eux seuls lui conviennent. Imaginez la lame qui frappe, qui pénètre. Imaginez la chair qui se fend. Imaginez l'instant infini durant lequel cette fente s'ouvre avant que le sang ne jaillisse : c'est une bouche qui va dire la vérité sur la vie, mais le sang, aussitôt, noie cette vérité si bien qu'elle ne sera jamais prononcée...Ma propre blessure, la blessure fatale, est la seule qui aurait dit clairement cette vérité. L'aurait dite pour moi, mais en survivant j'ai perdu la chance d'éclaircie qu'eût été le sacrifice de ma vie. Comprenez que je tuais pour être tué dans l'espoir de l'échange le plus radical, et, somme toute, le plus durement fraternel. Comprenez que, désormais, il n'y a plus de sens, qu'il ne peut plus y en avoir, car le sens va vers l'épanchement de la vie dans la mort, tandis qu'en retournant contre moi sa dureté le non-sens m'a fait revenir de la mort vers la vie...
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