jeudi 16 janvier 2025

Onze voies de fait Par Bernard Noël

 Tableau 9 : Monologue

...Je parle. j'ai plaisir à parler. Je ne dois pas ce plaisir à ce que je dis. Je le dois à la perception des mots en train de sourdre. A ce frémissement interne. A ce mouvement de source qui jaillit. Je voudrais le retenir, mais hop! Les mots sont déjà sur ma langue, et fini le plaisir. Je me tais. Petite mort intérieure. Suspension. Je sens alors sourdre le silence. Un mot, deux mots, trois mots se glissent par là. Je vais parler. Je parle. Je retrouve mon plaisir. Je le perds à nouveau. Je me laisse choir dans cette perte. Je rebondis aussitôt et, cette fois, c'est l'élan de cette remontée que je sens affluer depuis un fond mouvant. Je joue de la succession des chutes, des retours, des pulsions, des étouffements, des jaillissements. J'observe, je module, je répète, je me lasse. Je vis,. Je sens que je suis vivant. Je doute. Non pas de la vie mais de la sensation de la vie. Qu'ai-je senti au juste quand je me suis senti vivant? Oui, ça frémit, ça bouge, ça palpite. C'est en bas. Une coulée douce, une coulée discrète. Non, je ne sens plus rien dès que j'ai senti. Aucune déception dans ce rien. Juste un retour de l'attente. Un creux. Un à-pic. Pour un peu j'irais sous mes épaules afin de considérer de haut tout le paysage interne. Je ferme les yeux. Je descends. Je vois la neige des phosphènes. Je m'arrête. J'attends. J'attends que tout redevienne immobile. Que tout l'espace redevienne vide et noir. Plaisir du noir. De la densité. Du luisant. Plaisir de la vie noire. De noir de la vie. Plaisir de la langue léchant l'éclat. De l'oeil sur là-vif. Et la vie passe. Et le sentiment de sa vivacité accélère son passage. Et elle flambe. Et cette flambée la gaspille. Mais que serions-nous sans la fatigue, sans la solitude, sans la douleur? Sans elles, quel goût? Quelle énergie? Sur la langue passe une odeur de feu. Au fond du noir tombe une goutte de lumière. Plaisir du bord sur le bord duquel je me penche. Vertige. Plaisir de résister. Plaisir d'être mortel et de sentir l'ombre noir passer sur ce plaisir comme une menace froide. Je parle. Je parle. Je sens là, en bas, des lèvres qui bougent. je sens venir le mot inconnu. le mot qui jamais ne fut dit. Et qui monte vers ma langue en même temps que ce jamais. Et ce jamais est le seul mot que je prononce...

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