I
Je suis un homme ridicule. Maintenant, ils disent que je suis fou. Ce serait une promotion, s'ils ne me trouvaient pas toujours aussi ridicule. Mais maintenant je ne me fâche plus, maintenant je les aime tous, et même quand ils se moquent de moi - c'est surtout là, peut-être, que je les aime le plus. Je me moquerais bien avec eux, pas de moi-même, non, mais en les aimant, Si je n'étais pas si triste quand je les vois. Si triste, parce qu'ils ne connaissent pas la vérité, et, moi, je connais la vérité. Oh qu'il est dur d'être seul à connaître la vérité ! Mais, ça, ils ne le comprendront pas. Non, ils ne comprendront pas.
Avant,
pourtant, je me suis bien rongé d'avoir l'air ridicule. Pas d'avoir
l'air, d'être. J'ai toujours été ridicule, et je le sais,
peut-être, depuis le jour de ma naissance. J'avais sept ans,
peut-être, je savais déjà que j'étais ridicule. Après, je suis
allé à l'école, après, à l'université, et quoi ? - plus
j'apprenais des choses, plus je n'en apprenais qu'une, que j'étais
ridicule Si bien qu'à la fin, toute ma science universitaire, pour
moi, c'était comme si elle n'était là que pour une chose, pour me
prouver et m'expliquer, au fur et à mesure que je l'approfondissais,
que j'étais ridicule. Et la vie suivait la science. D'année en
année, je sentais grandir et se renforcer en moi cette conscience
perpétuelle de mon air ridicule à tous les points de vue. Tout le
monde s'est toujours moqué de moi. Mais personne ne savait, ne
pouvait deviner que s'il y avait un homme sur terre qui savait plus
que tous les autres que j'étais ridicule, eh bien, c'était
moi-même, et voilà bien ce que je trouvais le plus humiliant qu'ils
ne le sachent pas - mais là, c'était ma propre faute j'ai toujours
été si orgueilleux que, jamais, pour rien au monde, je n'ai voulu
le reconnaître devant personne. Cet orgueil, il s'accroissait en moi
d'année en année. Et si je m'étais autorisé à le reconnaître
même devant n'importe qui, je crois que, là, sur-le-champ, le soir,
je me serais pulvérisé la tête d'un coup de revolver. Oh, comme je
souffrais dans mon adolescence de ce que je ne puisse pas y résister,
et que, d'un coup, d'une façon ou d'une autre, je le reconnaisse,
moi-même, devant mes camarades. Mais, depuis que j'étais devenu un
jeune homme, même si j'apprenais d'année en année, et toujours de
plus en plus, cette particularité monstrueuse qui était la mienne,
je suis, je ne sais pas pourquoi, devenu un peu plus calme. Et,
justement, je ne sais pas pourquoi, parce que, jusqu'à maintenant,
je suis incapable de dire pourquoi. Peut-être parce qu'une
circonstance faisait croître une angoisse terrible dans mon âme,
une circonstance infiniment plus forte que tout mon être : je veux
dire cette conviction constante qui m'avait pénétré, que tout au
monde, partout, était égal. Cela, je le pressentais depuis très
longtemps. mais cette conviction totale m'est venue au cours de cette
année, et, bizarrement, d'un coup. J'ai senti, d'un coup, que ça me
serait égal qu'il y ait un monde ou qu'il n'y ait rien nulle part.
Je me suis mis à entendre et à sentir par tout mon être qu'il n'y
avait rien de mon vivant. Au début, j'avais toujours l'impression
que, par contre, il y avait eu beaucoup de choses dans le passé,
mais, après, j'ai compris que, dans le passé non plus, il n'y avait
rien eu, que c'était juste, je ne sais pourquoi, une impression.
Petit à petit. je me suis convaincu qu'il n'y aurait jamais rien non
plus. A ce moment-là, d'un coup, j'ai cessé d'en vouloir aux
hommes, et je ne les ai presque plus remarqués. Vous savez, ça se
disait même dans les détails les plus infimes par exemple, ça
m'arrivait, je marchais dans la me, je me cognais à quelqu'un. Et
pas parce que je pensais à quelque chose, à quoi pouvais-je bien
penser, j'avais complètement arrêté de penser, à ce moment-là ça
m'était égal. Si encore j'avais résolu les questions. Oh, je n'en
avais résolu aucune, et Dieu sait qu'il y en avait. Mais tout
m'était devenu égal, et les questions s'étaient toutes éloignées.
Et
donc, mais après ça, j'ai su la vérité. La vérité, je l'ai sue
en novembre dernier, et plus précisément le trois novembre, et,
depuis ce temps-là, je me souviens de chacun de mes instants.
C'était un soir lugubre, le plus lugubre qu'il puisse y avoir. A ce
moment-là, à onze heures du soir, je rentrais chez moi, et,
justement, je me souviens, je me suis dit que, vraiment, il ne
pouvait pas y avoir de moment plus lugubre. Même d'un point de vue
physique. Il avait plu toute la journée, et c'était une pluie
froide, et la plus lugubre, une pluie, même, qui était comme
féroce, je me souviens de ça, pleine d'une hostilité flagrante
envers les gens, et là, d'un coup, vers onze heures du soir, la
pluie s'est arrêtée, et une humidité terrible a commencé, c'était
encore plus humide et plus froid que pendant la pluie, et une espèce
de vapeur remontait de tout ça, de chaque pierre dans la rue et de
chaque ruelle, si l'on plongeait ses yeux dedans, au plus profond, le
plus loin possible, depuis la rue. D'un coup, j'ai eu l'idée que si
le gaz s'était éteint partout ç'aurait été plus gai, que le gaz
rendait le cœur plus triste, parce qu'il éclairait tout. Ce
jour-là, je n'avais presque rien mangé, et j'avais passé tout le
début de la soirée chez un ingénieur, où il y avait encore deux
autres amis. Moi, je me taisais toujours, et je crois que je les
ennuyais. Ils parlaient de quelque chose de révoltant, et même,
d'un coup, ils se sont échauffés. Mais ça leur était égal, je le
voyais, et ils s'échauffaient juste comme ça. C'est bien ce que je
leur ai dit d'un coup : "Messieurs, je leur ai dit, mais ça
vous est égal." Ils ne se sont pas sentis vexés, ils se sont
tous moqués de moi. C'était parce que j'avais dit ça sans le
moindre reproche, et juste parce que ça m'était égal à moi aussi.
Eux, ils avaient vu que ça m'était égal, ça les avait tous mis en
joie.
Quand
j'ai eu cette idée sur le gaz, dans la rue, j'ai regardé le ciel.
Le ciel était terriblement obscur, niais on pouvait nettement
distinguer les nuages, avec, entre eux, des taches noires
insondables. Tout à coup, dans une de ces taches noires, j'ai
remarqué une toute petite étoile, et je me suis mis à la regarder
fixement. C'était parce que cette toute petite étoile m'avait donné
une idée : j'ai décidé de me tuer cette nuit-là. Cette décision,
je l'avais prise fermement depuis déjà deux mois, et, tout pauvre
que j'étais, j'avais acheté un très beau revolver et, le jour
même, je l'avais chargé. Mais deux mois s'étaient déjà passés,
et il était toujours resté dans son tiroir mais tout m'était
tellement égal que j'avais fini par vouloir tomber sur une minute où
ça me serait moins égal - pourquoi ça, je n'en sais rien. Et donc,
de cette façon, tous les soirs, en rentrant chez moi, je me disais
que j'allais me brûler la cervelle. Je guettais la minute. Et là,
donc, maintenant, cette petite étoile m'avait donné l'idée, et
j'ai décidé que ce serait absolument pour cette nuit. Et pourquoi
cette petite étoile m'a donné cette idée, je n'en sais rien.
Et
là, pendant que je regardais le ciel, tout à coup, cette petite
fille m'a saisi par le coude. La rue était déjà déserte, il n'y
avait presque plus personne. Au loin, un cocher dormait sur ses
drojkis. La petite fille avait dans les huit ans, un petit fou-lard
sur les épaules, avec juste une robe, toute trempée, mais je me
suis souvenu surtout de ses souliers, troués et trempés, et je m'en
souviens toujours. Ce sont eux, surtout, qui m'ont sauté aux yeux.
Elle, tout à coup, elle s'est mise à me tirer par le coude et à
m'appeler. Elle ne pleurait pas mais, d'une voix bizarrement
hoquetante, elle criait des mots qu'elle n'arrivait pas à prononcer
correctement, parce qu'elle était prise de fièvre, traversée de
frissons. Je ne sais pas pourquoi, elle criait, d'une voix
terrorisée, désespérée : "Ma maman! Ma maman!" Je
m'étais déjà tourné vers elle, mais je n'ai pas dit un mot, et je
poursuivais mon chemin, mais elle, elle me poursuivait et me tirait
par le coude, et, à ce moment-là, sa voix a eu ce son qui signifie
le désespoir chez les enfants vraiment terrorisés. Ce son, je le
connais. Même si elle n'articulait pas les mots, j'ai bien compris
que sa mère était en train de mourir je ne sais où, ou bien que
quelque chose leur était arrivé, et qu'elle avait couru appeler
quelqu'un, trouver quelque chose, pour aider sa maman. Mais je ne
l'ai pas suivie et, au contraire, j'ai eu tout à coup l'idée de la
chasser. J'ai commencé par lui dire d'aller trouver un gendarme.
Mais, d'un seul coup, elle a joint ses petites mains comme pour me
supplier, et, en sanglotant, en haletant, elle courait toujours à
côté de moi et ne me lâchait pas. C'est là que j'ai tapé du pied
et que j'ai crié. Elle, elle s'est juste exclamée : "Monsieur,
monsieur!..." mais, d'un seul coup, elle m'a abandonné et elle
a traversé la rue, à toute vitesse : là aussi un passant venait
d'apparaître, et, visiblement, elle m'abandonnait pour se jeter vers
lui.
J'ai
grimpé jusqu'à mon quatrième étage. Je vis en location, nous
avons des meublés. Ma chambre, elle est pauvre et petite, avec une
fenêtre de grenier, en demi-cintre. J'ai un divan couvert de toile
cirée, un bureau sur lequel il y a des livres, deux chaises, et un
fauteuil profond, d'une vieillesse insigne, mais un fauteuil
Voltaire. Je me suis assis, j'ai allumé la bougie, et j'ai pensé. A
côté, dans l'autre chambre, derrière la cloison, la débauche
continuait. Cela faisait deux jours qu'ils n'arrêtaient pas. La
pièce était occupée par un capitaine à la retraite, et il avait
des invités - cinq ou six bons à rien, ils buvaient de la vodka et
ils jouaient au stoss avec des cartes usées. La nuit d'avant, il y
avait eu une bagarre, et je sais que deux d'entre eux s'étaient
longuement traînés par la tignasse. La logeuse voulait se plaindre,
mais elle a une peur bleue du capitaine. Comme autres locataires dans
nos meublés, il n'y a qu'une petite dame malingre et frêle, une
femme de soldat, une provinciale, avec trois petits enfants, et qui
sont tous tombés malades dans nos meublés. Ses enfants et elle, ils
ont peur du capitaine à s'en évanouir, ils passent la nuit à
trembler et se signer, et, même, le plus petit, de peur, a fait une
espèce de crise. Ce capitaine, je le sais de source sûre, il lui
arrive d'arrêter les passants sur le Nevski et de demander l'aumône.
On ne veut de lui à aucun poste, mais, chose étrange (c'est bien
pour cela que je le raconte), ce capitaine, depuis un mois qu'il vit
chez nous, il ne m'a jamais énervé le moins du monde. Évidemment,
et dès le début, j'ai évité de le fréquenter, et puis il s'est
vite ennuyé, avec moi, mais ils avaient beau crier tant qu'ils
voulaient derrière la cloison, et s entasser à autant qu'ils
voulaient, moi, ça m'était toujours égal. Je reste toute la nuit
dans mon fauteuil, et, réellement, je ne les entends pas - tellement
je les oublie. Parce que, toutes les nuits, je ne dors pas, et
jusqu'à l'aube, et voilà déjà un an que ça dure. Je passe toutes
mes nuits devant mon bureau, dans mon fauteuil, et je ne fais rien.
Les livres, je ne les lis que dans la journée. Je reste là, et,
même, je ne pense pas, c'est juste comme ça, quelques pensées
errantes, et je les laisse errer. La bougie fond jusqu'au bout
pendant la nuit. Je me suis assis a mon bureau sans faire de bruit,
j'ai sorti le revolver et je l'ai posé devant moi. Quand je l'ai
sorti, je me souviens, je me suis demandé : "Oui ?" et je
me suis répondu, d'une manière absolument affirmative : "Oui."
C'est-à-dire que j'allais me tuer. Je savais que, cette nuit-là,
j'allais me tuer à coup sûr, mais combien de temps j'allais encore
rester devant mon bureau jusqu'à ce moment-là, cela, je n'en savais
rien. Et, bien sur, je me serais tué, sans cette petite fille.
II
Vous comprenez : bien sûr que ça m'était égal, mais la douleur, par exemple, je la ressentais. Quelqu'un m'aurait frappé et j'aurais senti de la douleur. C'était exactement pareil d'un point de vue moral : s'il était arrivé quelque chose qui fasse vraiment pitié, j'aurais ressenti de la pitié, exactement comme à l'époque, quand tout ne m'était pas encore égal dans la vie. J'avais bien ressenti de la pitié, sur le moment: l'enfant, malgré tout, je l'aurais sûrement aidée. Alors, pourquoi n'ai-je pas aidé la petite fille? Eh bien, à cause d'une idée qui m'était venue quand elle me tirait et qu'elle m'appelait, tout à coup, une question avait surgi devant moi, une question que je ne pouvais pas résoudre. La question était oiseuse, mais je me suis fâché. Si je me suis fâché, c'est suite à cette conclusion que, Si j'avais pris ma décision de me suicider cette nuit, alors, tout devait m'être égal dans le monde à ce moment-là plus encore que jamais. Pourquoi donc avais-je, tout à coup, senti que ça ne m'était pas égal, et que j'avais pitié de la petite fille ? Je me souviens. j'ai eu pitié très fort ; c'était même une espèce de douleur étrange et même invraisemblable dans ma situation. Non, je suis incapable de mieux traduire cette sensation fugitive qui m'était venue à ce moment-là, mais cette sensation s'est encore prolongée chez moi, quand je m'étais déjà assis devant le bureau, et j'étais très agacé, comme jamais depuis longtemps. Les réflexions suivaient les réflexions. Il m’apparaissait clairement que si je suis un homme, et pas encore du rien, et tant que je ne suis pas devenu du rien, je vis, et donc je suis capable de souffrir, d'éprouver de la colère ou de la honte pour mes actes. Bon. Mais pourtant, Si je me tue, par exemple, dans deux heures, alors, qu'est-ce qu'elle me fait, la petite fille, et quelle importance, dans ce cas-là, la honte, et tout ce que vous voulez au monde ? Je deviens du rien, du rien total. Et est-ce que, réelle-ment, la conscience du fait que, dans un instant, je cesserais complètement d'exister et, donc, que rien n'existerait, ne pouvait pas avoir la moindre influence sur cette sensation de pitié pour la petite fille et cette sensation de honte après l'infamie que j'avais commise ? Parce que, c'est bien pour cela que j'avais tapé des pieds et que j'avais crié d'une voix hystérique sur cette malheureuse enfant, parce que "n'est-ce pas, non seulement, tiens, je ne ressens aucune pitié, et même si je commets une infamie inhumaine, maintenant, j'ai le droit, parce que, d'ici deux heures, tout sera éteint". Vous me croyez, que c'est pour cela que j'ai crié ? Pour moi, maintenant, c'est presque une certitude. Je me représentais clairement que, maintenant, la vie et le monde étaient comme dépendants de moi. On peut même le dire de cette façon, que, maintenant, le monde, c'est comme s'il n'était fait que pour moi seul : je me tue, et le monde n'existe plus, du moins pour moi. Sans parler déjà de ce fait que, peut-être, c'est vrai qu'il n'y aura rien pour personne après moi, et le monde entier, à peine ma conscience se sera éteinte, s'éteindra tout de suite comme un spectre, un attribut de ma seule conscience, et cessera d'être, parce que, peut-être, ce monde dans son ensemble, et tous ces hommes, au fond, ils sont juste moi seul. Je me souviens qu'en réfléchissant dans mon fauteuil, je retournais toutes ces nouvelles questions qui se pressaient les unes après les autres dans une direction même complètement différente et j'inventais des choses vraiment inattendues. Par exemple, cette réflexion étrange m'est venue tout à coup que si j'avais vécu auparavant sur la lune ou sur Mars et que j'y aie commis l'acte mais le plus honteux et le plus déshonorant qui puisse seulement s'imaginer et si, là-bas, pour cet acte, on m'avait avili et déshonoré comme on ne peut le ressentir et se l'imaginer qu'en rêve, dans un cauchemar, et si, me retrouvant, après, sur terre, j'avais conservé la conscience de mon acte sur telle autre planète, et que, de plus, j'aie su que jamais plus, et pour rien au monde, je n'y retournerais, eh bien, en regardant la lune depuis la terre - est-ce que, oui ou non, ça me serait encore égal ? Aurais-je ressenti, oui ou non, de la honte pour mon acte ? Ces questions étaient oiseuses et inutiles parce que le revolver était déjà pesé devant moi et que je savais par tout mon être que ça, ce serait à coup sûr, mais elles m'échauffaient, et je m'agitais. C'était comme si je ne pouvais pas mourir maintenant, avant d'avoir résolu quelque chose. Bref, cette petite fille m'a sauvé la vie, parce que toutes ces questions ont éloigné le coup de feu. Pendant ce temps, chez le capitaine aussi, tout avait commencé à se calmer : ils en avaient fini avec leurs cartes, et ils s'installaient pour dormir, et, en attendant, ils se contentaient de grogner et finissaient, sans conviction, de s'injurier. Et c'est là, tout d'un coup, que je me suis endormi, ce qui ne m'était jamais arrivé auparavant, dans mon fauteuil, devant mon bureau. Je n'ai pas du tout remarqué à quel moment je me suis endormi. Les rêves, on le sait, ce sont des phénomènes extrêmement étranges : telle chose apparaît avec une précision terrifiante, une finesse de joaillier dans le rendu d'un détail, alors qu'on saute par-dessus telles autres, comme sans les remarquer du tout, par exemple, par-dessus l'espace et le temps. Les rêves, semble-t-il, sont mus, non pas par la raison mais le désir, non par la tête mais par le cœur, et néanmoins, parfois, ma raison pouvait me jouer en rêve de ces tours tellement rusés ! Et néanmoins il lui arrive en rêve des choses tout à fait incompréhensibles ! Mon frère, par exemple, est mort il y a cinq ans. Parfois, je le vois en rêve : il prend une part active à mes affaires, nous sommes tous les deux très passionnés, et néanmoins, moi-même, pendant toute la durée du rêve, je sais, je me rappelle parfaitement que mon frère est mort et enterré. Comment donc puis-je ne pas m'étonner de ce que, tout mort qu'il peut être, il soit quand même à mes côtés et s'agite avec moi ? Pourquoi ma rai-son peut-elle parfaitement admettre cela ? Mais, il suffit. J'en viens à mon rêve. Oui, c'est alors que ce rêve m'est venu, ce rêve du trois novembre! Ils me rient au nez, maintenant, ils me disent que, juste-ment, ce n'était qu'un rêve. Mais n'est-ce pas égal que ce soit ou non un rêve Si ce rêve est venu m'annoncer la Vérité ? Car Si, une seule fois, vous avez su la vérité, et Si vous l'avez vue, vous savez bien qu'elle est la vérité, et qu'il n'y en a pas d'autre et qu'il ne peut pas y en avoir d'autre, que vous dormiez ou bien que vous viviez. Eh bien, soit, c'est un rêve, soit mais, cette vie que vous placez Si haut, j'avais voulu l'éteindre par le suicide, alors que mon rêve, oh, mon rêveil m'a annoncé une vie nouvelle, grandiose, puissante, renouvelée.
Écoutez.
III
J'ai dit que je m'étais endormi sans m'en rendre compte, et même comme en continuant à réfléchir sur les sujets qui me préoccupaient. D'un coup, j'ai rêvé que je prenais le revolver et que, toujours assis, je le pointais directement sur mon cœur, mon cœur, et pas ma tête; moi, avant, j'avais décidé, d'un façon définitive, de me tirer une balle dans la tête, et plus précisément dans la tempe droite. L'ayant pointé sur ma poitrine, j'ai attendu une seconde ou deux, et ma bougie, le bureau et le mur devant moi se sont tout à coup mis à bouger, à tanguer. Je me suis dépêché de tirer.
En
rêve, il vous arrive de tomber d'une hauteur, ou bien on vous
égorge, ou l'on vous bat, mais vous ne sentez jamais de douleur,
sauf si réellement, vous-même, d'une façon ou d'une autre, vous
vous cognez dans votre lit, auquel cas, vous sentirez de la douleur
et cette douleur, presque toujours, vous réveillera. C'était pareil
dans mon rêve: je ne sentais aucune douleur, mais il m'apparut que
ce coup de feu avait tout bouleversé en moi, et que tout s'était
éteint d'un coup, et que tout autour de moi était devenu
terriblement noir. Je suis comme devenu aveugle et muet, et me voici
couché sur quelque chose de dur, tendu de tout mon long, raide, je
ne vois rien et je ne peux plus faire le moindre mouvement. Autour de
moi, on marche, on crie, j'entends la basse du capitaine, les
glapissements de la logeuse - et puis, d'un coup, une autre
interruption, et me voici déjà porté dans un cercueil fermé. Et
je sens le tangage du cercueil, et je réfléchis à cela, et, tout à
coup, pour la première fois, je suis stupéfié par l'idée que,
c'est-à-dire, je suis mont, mort complètement, c'est une chose que
je sais et dont je ne doute pas, je ne vois pas et je ne bouge pas,
et néanmoins, je sens et je réfléchis. Mais je m'habitue très
vite à cet état de fait, et, très normalement, comme dans les
rêves, j'accepte la réalité sans discussion.
Et
voilà qu'on m'enfouit dans la terre. Tout le monde s'en va, je suis
seul, complètement seul. Je ne bouge pas. Toujours, avant, dans la
vie, quand je me représentais qu'on m'enterrait, en fait, je
n'associais à la tombe qu'une seule sensation, celle du froid et de
l'humidité. C'était pareil ici, je sentis que j'avais très froid,
surtout au bout de mes orteils, mais je ne sentis rien d'autre.
J'étais
allongé et, bizarrement, je n'attendais rien, admettant sans
discussion qu'un mort n'a rien à attendre. Mais il faisait humide.
J'ignore combien de temps put s'écouler - une heure ou quelques
jours, ou bien beaucoup de jours. Mais voilà tout à coup qu'une
goutte d'eau qui s'était infiltrée dans mon cercueil vint tomber
sur ma paupière gauche fermée, suivie, une minute plus tard, par
une autre, puis, une minute plus tard, par une troisième, et ainsi
de suite et ainsi de suite, toujours à un intervalle d'une minute.
Une profonde indignation s'embrasa tout à coup dans mon cœur, et,
tout à coup, j'y ressentis une douleur physique : "C'est ma
blessure, me dis-je, c'est le coup de feu, il y a une balle dedans...
" Et la goutte, elle, tombait toujours, minute après minute, et
toujours sur mon œil fermé. Et, tout à coup, j'ai levé mon
invocation, non pas avec ma voix, car j'étais immobile, mais avec
tout mon être, vers le maître de tout ce qui m'arrivait.
-
Qui que Tu sois, mais si Tu es, et s'il y a quelque chose de plus
raisonnable que ce qui arrive en ce moment, permets aussi que cela
soit ici. Mais si tu châties mon suicide déraisonnable par une
existence qui se poursuivrait dans la monstruosité et dans
l'absurde, sache que jamais, et quelles que soient les tortures qui
me seraient infligées, rien ne pourra se comparer à ce mépris que
je ressentirais sans dire un mot, et même si mon martyre dure des
millions d'années.
J'appelai,
et je me tus. Pendant presque une minute entière, le silence
continua, et il y eut même encore une goutte qui tomba, mais je
savais, je savais, sans limites, indestructiblement, et je le
croyais, que tout changerait maintenant à coup sûr. Et voilà que,
d'un coup, mon cercueil s'ouvrit. C'est-à-dire, je ne sais pas s'il
fut ouvert ou exhumé, mais je fus pris par une espèce de créature
sombre que je ne connaissais pas, et nous nous retrouvâmes dans
l'espace. Tout à coup, mes yeux virent : c'était une nuit profonde,
jamais, jamais il n'y avait eu pareille obscurité Nous volions dans
l'espace déjà loin de la terre. Je ne posais aucune question à
celui qui me portait, j'attendais, dans mon orgueil. Je m assurais
que je n'avais pas peur, et je me figeais d'extase à cette idée que
je n'avais pas peur. Je ne me rappelle plus combien de temps nous
volâmes, et je n'arrive pas à me représenter : tout se passait
comme toujours dans les rêves quand on saute par-dessus l'espace et
le temps et par-dessus les lois de l'existence et de la raison, qu'on
ne s'arrête que sur les points qui nourrissent les rêveries du
cœur. Je me souviens que, tout à coup, je vis une petite étoile
dans les ténèbres. "C'est Sirius ?" demandai-je tout à
coup, incapable de me retenir, parce que je ne voulais rien demander.
"Non, c'est l'étoile que tu as vue entre les nuages quand tu
rentrais chez toi", me répondit l'être qui m'emportait. Je
savais qu'il possédait comme un visage humain. Bizarrement, je
n'aimais pas cet être, je sentais même une répulsion profonde.
J'attendais le néant total, je m'étais tué pour cela. Et voilà
que j'étais entre les mains de cet être, pas humain, bien sûr,
mais qui était, qui existait : "Et donc, il y a aussi une vie
après la mort !" me dis-je, avec cette étrange frivolité du
rêve, mais l'essence de mon cœur restait en moi dans toute sa
profondeur : "Et s'il faut être encore une fois, me disais-je,
et vivre encore par l'implacable volonté de je ne sais qui, alors je
ne veux pas qu'on triomphe de moi et qu'on m'humilie !" "Tu
sais que j'ai peur de toi, et c'est pour cela que tu me méprises",
dis-je d'un coup à mon compagnon, incapable de me retenir d'une
question humiliante qui contenait un aveu, et ressentant, au fond du
cœur, comme la piqûre d'une épingle, toute mon humiliation. Il ne
répondit pas à ma question, mais je sentis d'un coup qu'on ne me
méprisait pas, et qu'on ne se moquait pas de moi, et même qu'on ne
me plaignait pas, mais que le chemin avait un but, un but inconnu et
secret, et qui ne me concernait que moi seul. La peur grandissait
dans mon cœur. Quelque chose, d'une façon muette mais douloureuse,
se communiquait à moi et semblait me pénétrer. Nous volions dans
des espaces obscurs et inconnus. Depuis longtemps je ne voyais plus
de constellations que l’œil reconnaissait. Je savais qu'il existe
des étoiles dans l'espace céleste dont les rayons ne parviennent
sur la terre qu'après des milliers ou des millions d'années.
Peut-être volions-nous dans ces espaces. J'attendais quelque chose
dans une angoisse terrible et qui me torturait le cœur. Et, tout à
coup, une espèce de sentiment connu, et appelant au plus haut point,
me bouleversa : je vis tout à coup notre soleil. Je savais que ça
ne pouvait pas être notre soleil, qui a donné naissance à notre
terre, et que nous étions à une distance infinie de notre soleil,
mais je reconnus, je ne sais pas pourquoi, par toutes les fibres de
mon être, que c'était un soleil exactement pareil au nôtre, sa
réplique et son double. Une sensation douce, appelante, retentit
dans mon âme comme une extase : la force d'une lumière originelle,
de cette lumière qui m'avait mis au monde, se répandit dans mon
cœur et le ressuscita, et je ressentis la vie, la vie d'avant, pour
la première fois après ma tombe.
-
Mais si c'est le soleil, si c'est un soleil absolument pareil au
nôtre, m'écriai-je, alors, où est la terre ?
Et mon compagnon me montra cette petite étoile qui luisait dans le noir d'un éclat d'émeraude. Nous volions droit vers elle.
Et mon compagnon me montra cette petite étoile qui luisait dans le noir d'un éclat d'émeraude. Nous volions droit vers elle.
-
Et des répétitions pareilles sont donc possibles dans l'univers, et
c'est donc ça, la loi de la nature ?...
Et s'il y a une terre là-bas, il est donc possible que ce soit une terre comme la nôtre... une terre absolument pareille, malheureuse, misérable, mais si précieuse, éternellement aimée, et qui fait naître en elle-même un amour si torturant chez ses enfants les plus ingrats, comme la nôtre ..... m'écriais-je, frissonnant d'un amour irrépressible, exalté pour cette terre d'auparavant, cette terre originelle que j'avais quittée. L'image de la pauvre petite fille que j'avais offensée fusa devant mes yeux.
Et s'il y a une terre là-bas, il est donc possible que ce soit une terre comme la nôtre... une terre absolument pareille, malheureuse, misérable, mais si précieuse, éternellement aimée, et qui fait naître en elle-même un amour si torturant chez ses enfants les plus ingrats, comme la nôtre ..... m'écriais-je, frissonnant d'un amour irrépressible, exalté pour cette terre d'auparavant, cette terre originelle que j'avais quittée. L'image de la pauvre petite fille que j'avais offensée fusa devant mes yeux.
-
Tu verras tout, répondit mon compagnon, et une sorte de tristesse se
fit entendre dans sa voix.
Mais nous nous approchions rapidement de la planète. Elle grandissait devant mes yeux, je distinguais déjà l'océan, les contours de l'Europe, et, d'un coup, la sensation étrange d'une espèce de grande, de sainte jalousie s'enflamma dans mon cœur : "Comment une telle répétition est-elle possible, et dans quel but ? J'aime, je ne peux aimer que cette terre que j'ai quittée, sur laquelle j'ai laissé des éclaboussures de mon sang quand j'ai éteint ma vie, dans mon ingratitude, par ce coup de feu en plein cœur. Mais jamais, jamais je n'ai cessé de l'aimer, cette terre, et même, l'autre nuit, peut-être, quand je la quittais, je l'aimais d'une façon encore plus douloureuse. Y a-t-il de la douleur sur cette nouvelle terre ? Sur notre terre, nous ne pouvons vraiment aimer qu'avec la douleur, et seulement par la douleur ! Sinon, nous ne savons pas aimer, nous ne connaissons pas d'autre amour. Moi, pour aimer, je veux de la douleur. Je veux, j'ai soif, là, maintenant, en m'inondant de larmes, de n'embrasser que cette terre que j'ai quittée, et je ne veux pas de la vie, je ne l'accepte sur aucune autre!"
Mais nous nous approchions rapidement de la planète. Elle grandissait devant mes yeux, je distinguais déjà l'océan, les contours de l'Europe, et, d'un coup, la sensation étrange d'une espèce de grande, de sainte jalousie s'enflamma dans mon cœur : "Comment une telle répétition est-elle possible, et dans quel but ? J'aime, je ne peux aimer que cette terre que j'ai quittée, sur laquelle j'ai laissé des éclaboussures de mon sang quand j'ai éteint ma vie, dans mon ingratitude, par ce coup de feu en plein cœur. Mais jamais, jamais je n'ai cessé de l'aimer, cette terre, et même, l'autre nuit, peut-être, quand je la quittais, je l'aimais d'une façon encore plus douloureuse. Y a-t-il de la douleur sur cette nouvelle terre ? Sur notre terre, nous ne pouvons vraiment aimer qu'avec la douleur, et seulement par la douleur ! Sinon, nous ne savons pas aimer, nous ne connaissons pas d'autre amour. Moi, pour aimer, je veux de la douleur. Je veux, j'ai soif, là, maintenant, en m'inondant de larmes, de n'embrasser que cette terre que j'ai quittée, et je ne veux pas de la vie, je ne l'accepte sur aucune autre!"
Mais
mon compagnon m'avait déjà quitté. D'un coup, et comme sans le
remarquer le moins du monde, je me vis sur cette autre terre dans la
lumière éclatante d'une journée ensoleillée, plus belle que le
paradis. Je me tenais, je crois, sur l'une de ces îles qui forment
sur notre terre l'archipel grec, ou quelque part au bord du continent
qui longe cet archipel. Oh, tout était exactement comme chez nous,
mais, semblait-il, tout irradiait une espèce de fête, une gloire
grandiose, sacrée, enfin atteinte. Une mer d'émeraude caressante
clapotait doucement sur la rive et l'embrassait avec amour, un amour
évident, visible, presque conscient. De grands arbres splendides se
dressaient dans toute la splendeur de leurs frondaisons et leurs
feuilles innombrables, j'en suis persuadé, me saluaient de leur
bruit doux et caressant et semblaient prononcer je ne sais quelles
paroles d'amour. Les prairies flamboyaient de fleurs éclatantes et
parfumées. Des oiseaux, par volées, venaient traverser l'air et,
sans me craindre, ils se posaient sur mes épaules et sur mes mains
et me frappaient joyeusement de leurs jolies petites ailes
frissonnantes. Et, finalement, je vis et je connus les hommes de
cette terre heureuse. Ils vinrent vers moi d'eux-mêmes, ils
m'entourèrent, ils m'embrassaient. Les enfants du soleil, enfants de
leur soleil, qu'ils étaient beaux ! Jamais je n'avais vu sur notre
terre une pareille beauté dans l'être humain. Seuls, peut-être,
nos enfants, les toutes premières années de leur vie, peuvent
porter un reflet, même éloigné, même faible, d'une beauté
pareille. Les yeux de ces hommes heureux luisaient d'un éclat
lumineux. Leur visage irradiait la raison et une espèce de
conscience totale jusqu'à la sérénité, mais ces visages étaient
joyeux ; une gaieté enfantine sonnait dans les voix et les paroles
de ces gens. Oh, tout de suite, dès que je vis leur visage, je
compris tout, oui, tout ! C'était une terre pas encore souillée par
le péché originel, n'y vivaient que des hommes qui n'avaient pas
encore péché, ils vivaient dans un paradis semblable à celui dans
lequel avaient vécu, d'après toutes les légendes de l'humanité,
nos ancêtres pécheurs, avec cette seule différence qu'ici, la
terre était partout un seul et même paradis. Ces hommes qui riaient
joyeusement se pressaient autour de moi et me caressaient; ils
m'emmenèrent chez eux, et chacun d'eux avait envie de m'apaiser. Oh,
ils ne me posaient aucune question, mais c'était comme s'ils
savaient déjà tout, du moins en avais-je l'impression, et ils
voulaient chasser le plus vite possible toute trace de souffrance sur
mon visage.
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