samedi 24 février 2018

Dostoievski Songe d'un homme ridicule 1877 Partie 1


I

Je suis un homme ridicule. Maintenant, ils disent que je suis fou. Ce serait une promotion, s'ils ne me trouvaient pas toujours aussi ridicule. Mais maintenant je ne me fâche plus, maintenant je les aime tous, et même quand ils se moquent de moi - c'est surtout là, peut-être, que je les aime le plus. Je me moquerais bien avec eux, pas de moi-même, non, mais en les aimant, Si je n'étais pas si triste quand je les vois. Si triste, parce qu'ils ne connaissent pas la vérité, et, moi, je connais la vérité. Oh qu'il est dur d'être seul à connaître la vérité ! Mais, ça, ils ne le comprendront pas. Non, ils ne comprendront pas.
Avant, pourtant, je me suis bien rongé d'avoir l'air ridicule. Pas d'avoir l'air, d'être. J'ai toujours été ridicule, et je le sais, peut-être, depuis le jour de ma naissance. J'avais sept ans, peut-être, je savais déjà que j'étais ridicule. Après, je suis allé à l'école, après, à l'université, et quoi ? - plus j'apprenais des choses, plus je n'en apprenais qu'une, que j'étais ridicule Si bien qu'à la fin, toute ma science universitaire, pour moi, c'était comme si elle n'était là que pour une chose, pour me prouver et m'expliquer, au fur et à mesure que je l'approfondissais, que j'étais ridicule. Et la vie suivait la science. D'année en année, je sentais grandir et se renforcer en moi cette conscience perpétuelle de mon air ridicule à tous les points de vue. Tout le monde s'est toujours moqué de moi. Mais personne ne savait, ne pouvait deviner que s'il y avait un homme sur terre qui savait plus que tous les autres que j'étais ridicule, eh bien, c'était moi-même, et voilà bien ce que je trouvais le plus humiliant qu'ils ne le sachent pas - mais là, c'était ma propre faute j'ai toujours été si orgueilleux que, jamais, pour rien au monde, je n'ai voulu le reconnaître devant personne. Cet orgueil, il s'accroissait en moi d'année en année. Et si je m'étais autorisé à le reconnaître même devant n'importe qui, je crois que, là, sur-le-champ, le soir, je me serais pulvérisé la tête d'un coup de revolver. Oh, comme je souffrais dans mon adolescence de ce que je ne puisse pas y résister, et que, d'un coup, d'une façon ou d'une autre, je le reconnaisse, moi-même, devant mes camarades. Mais, depuis que j'étais devenu un jeune homme, même si j'apprenais d'année en année, et toujours de plus en plus, cette particularité monstrueuse qui était la mienne, je suis, je ne sais pas pourquoi, devenu un peu plus calme. Et, justement, je ne sais pas pourquoi, parce que, jusqu'à maintenant, je suis incapable de dire pourquoi. Peut-être parce qu'une circonstance faisait croître une angoisse terrible dans mon âme, une circonstance infiniment plus forte que tout mon être : je veux dire cette conviction constante qui m'avait pénétré, que tout au monde, partout, était égal. Cela, je le pressentais depuis très longtemps. mais cette conviction totale m'est venue au cours de cette année, et, bizarrement, d'un coup. J'ai senti, d'un coup, que ça me serait égal qu'il y ait un monde ou qu'il n'y ait rien nulle part. Je me suis mis à entendre et à sentir par tout mon être qu'il n'y avait rien de mon vivant. Au début, j'avais toujours l'impression que, par contre, il y avait eu beaucoup de choses dans le passé, mais, après, j'ai compris que, dans le passé non plus, il n'y avait rien eu, que c'était juste, je ne sais pourquoi, une impression. Petit à petit. je me suis convaincu qu'il n'y aurait jamais rien non plus. A ce moment-là, d'un coup, j'ai cessé d'en vouloir aux hommes, et je ne les ai presque plus remarqués. Vous savez, ça se disait même dans les détails les plus infimes par exemple, ça m'arrivait, je marchais dans la me, je me cognais à quelqu'un. Et pas parce que je pensais à quelque chose, à quoi pouvais-je bien penser, j'avais complètement arrêté de penser, à ce moment-là ça m'était égal. Si encore j'avais résolu les questions. Oh, je n'en avais résolu aucune, et Dieu sait qu'il y en avait. Mais tout m'était devenu égal, et les questions s'étaient toutes éloignées.
Et donc, mais après ça, j'ai su la vérité. La vérité, je l'ai sue en novembre dernier, et plus précisément le trois novembre, et, depuis ce temps-là, je me souviens de chacun de mes instants. C'était un soir lugubre, le plus lugubre qu'il puisse y avoir. A ce moment-là, à onze heures du soir, je rentrais chez moi, et, justement, je me souviens, je me suis dit que, vraiment, il ne pouvait pas y avoir de moment plus lugubre. Même d'un point de vue physique. Il avait plu toute la journée, et c'était une pluie froide, et la plus lugubre, une pluie, même, qui était comme féroce, je me souviens de ça, pleine d'une hostilité flagrante envers les gens, et là, d'un coup, vers onze heures du soir, la pluie s'est arrêtée, et une humidité terrible a commencé, c'était encore plus humide et plus froid que pendant la pluie, et une espèce de vapeur remontait de tout ça, de chaque pierre dans la rue et de chaque ruelle, si l'on plongeait ses yeux dedans, au plus profond, le plus loin possible, depuis la rue. D'un coup, j'ai eu l'idée que si le gaz s'était éteint partout ç'aurait été plus gai, que le gaz rendait le cœur plus triste, parce qu'il éclairait tout. Ce jour-là, je n'avais presque rien mangé, et j'avais passé tout le début de la soirée chez un ingénieur, où il y avait encore deux autres amis. Moi, je me taisais toujours, et je crois que je les ennuyais. Ils parlaient de quelque chose de révoltant, et même, d'un coup, ils se sont échauffés. Mais ça leur était égal, je le voyais, et ils s'échauffaient juste comme ça. C'est bien ce que je leur ai dit d'un coup : "Messieurs, je leur ai dit, mais ça vous est égal." Ils ne se sont pas sentis vexés, ils se sont tous moqués de moi. C'était parce que j'avais dit ça sans le moindre reproche, et juste parce que ça m'était égal à moi aussi. Eux, ils avaient vu que ça m'était égal, ça les avait tous mis en joie.
Quand j'ai eu cette idée sur le gaz, dans la rue, j'ai regardé le ciel. Le ciel était terriblement obscur, niais on pouvait nettement distinguer les nuages, avec, entre eux, des taches noires insondables. Tout à coup, dans une de ces taches noires, j'ai remarqué une toute petite étoile, et je me suis mis à la regarder fixement. C'était parce que cette toute petite étoile m'avait donné une idée : j'ai décidé de me tuer cette nuit-là. Cette décision, je l'avais prise fermement depuis déjà deux mois, et, tout pauvre que j'étais, j'avais acheté un très beau revolver et, le jour même, je l'avais chargé. Mais deux mois s'étaient déjà passés, et il était toujours resté dans son tiroir mais tout m'était tellement égal que j'avais fini par vouloir tomber sur une minute où ça me serait moins égal - pourquoi ça, je n'en sais rien. Et donc, de cette façon, tous les soirs, en rentrant chez moi, je me disais que j'allais me brûler la cervelle. Je guettais la minute. Et là, donc, maintenant, cette petite étoile m'avait donné l'idée, et j'ai décidé que ce serait absolument pour cette nuit. Et pourquoi cette petite étoile m'a donné cette idée, je n'en sais rien.
Et là, pendant que je regardais le ciel, tout à coup, cette petite fille m'a saisi par le coude. La rue était déjà déserte, il n'y avait presque plus personne. Au loin, un cocher dormait sur ses drojkis. La petite fille avait dans les huit ans, un petit fou-lard sur les épaules, avec juste une robe, toute trempée, mais je me suis souvenu surtout de ses souliers, troués et trempés, et je m'en souviens toujours. Ce sont eux, surtout, qui m'ont sauté aux yeux. Elle, tout à coup, elle s'est mise à me tirer par le coude et à m'appeler. Elle ne pleurait pas mais, d'une voix bizarrement hoquetante, elle criait des mots qu'elle n'arrivait pas à prononcer correctement, parce qu'elle était prise de fièvre, traversée de frissons. Je ne sais pas pourquoi, elle criait, d'une voix terrorisée, désespérée : "Ma maman! Ma maman!" Je m'étais déjà tourné vers elle, mais je n'ai pas dit un mot, et je poursuivais mon chemin, mais elle, elle me poursuivait et me tirait par le coude, et, à ce moment-là, sa voix a eu ce son qui signifie le désespoir chez les enfants vraiment terrorisés. Ce son, je le connais. Même si elle n'articulait pas les mots, j'ai bien compris que sa mère était en train de mourir je ne sais où, ou bien que quelque chose leur était arrivé, et qu'elle avait couru appeler quelqu'un, trouver quelque chose, pour aider sa maman. Mais je ne l'ai pas suivie et, au contraire, j'ai eu tout à coup l'idée de la chasser. J'ai commencé par lui dire d'aller trouver un gendarme. Mais, d'un seul coup, elle a joint ses petites mains comme pour me supplier, et, en sanglotant, en haletant, elle courait toujours à côté de moi et ne me lâchait pas. C'est là que j'ai tapé du pied et que j'ai crié. Elle, elle s'est juste exclamée : "Monsieur, monsieur!..." mais, d'un seul coup, elle m'a abandonné et elle a traversé la rue, à toute vitesse : là aussi un passant venait d'apparaître, et, visiblement, elle m'abandonnait pour se jeter vers lui.
J'ai grimpé jusqu'à mon quatrième étage. Je vis en location, nous avons des meublés. Ma chambre, elle est pauvre et petite, avec une fenêtre de grenier, en demi-cintre. J'ai un divan couvert de toile cirée, un bureau sur lequel il y a des livres, deux chaises, et un fauteuil profond, d'une vieillesse insigne, mais un fauteuil Voltaire. Je me suis assis, j'ai allumé la bougie, et j'ai pensé. A côté, dans l'autre chambre, derrière la cloison, la débauche continuait. Cela faisait deux jours qu'ils n'arrêtaient pas. La pièce était occupée par un capitaine à la retraite, et il avait des invités - cinq ou six bons à rien, ils buvaient de la vodka et ils jouaient au stoss avec des cartes usées. La nuit d'avant, il y avait eu une bagarre, et je sais que deux d'entre eux s'étaient longuement traînés par la tignasse. La logeuse voulait se plaindre, mais elle a une peur bleue du capitaine. Comme autres locataires dans nos meublés, il n'y a qu'une petite dame malingre et frêle, une femme de soldat, une provinciale, avec trois petits enfants, et qui sont tous tombés malades dans nos meublés. Ses enfants et elle, ils ont peur du capitaine à s'en évanouir, ils passent la nuit à trembler et se signer, et, même, le plus petit, de peur, a fait une espèce de crise. Ce capitaine, je le sais de source sûre, il lui arrive d'arrêter les passants sur le Nevski et de demander l'aumône. On ne veut de lui à aucun poste, mais, chose étrange (c'est bien pour cela que je le raconte), ce capitaine, depuis un mois qu'il vit chez nous, il ne m'a jamais énervé le moins du monde. Évidemment, et dès le début, j'ai évité de le fréquenter, et puis il s'est vite ennuyé, avec moi, mais ils avaient beau crier tant qu'ils voulaient derrière la cloison, et s entasser à autant qu'ils voulaient, moi, ça m'était toujours égal. Je reste toute la nuit dans mon fauteuil, et, réellement, je ne les entends pas - tellement je les oublie. Parce que, toutes les nuits, je ne dors pas, et jusqu'à l'aube, et voilà déjà un an que ça dure. Je passe toutes mes nuits devant mon bureau, dans mon fauteuil, et je ne fais rien. Les livres, je ne les lis que dans la journée. Je reste là, et, même, je ne pense pas, c'est juste comme ça, quelques pensées errantes, et je les laisse errer. La bougie fond jusqu'au bout pendant la nuit. Je me suis assis a mon bureau sans faire de bruit, j'ai sorti le revolver et je l'ai posé devant moi. Quand je l'ai sorti, je me souviens, je me suis demandé : "Oui ?" et je me suis répondu, d'une manière absolument affirmative : "Oui." C'est-à-dire que j'allais me tuer. Je savais que, cette nuit-là, j'allais me tuer à coup sûr, mais combien de temps j'allais encore rester devant mon bureau jusqu'à ce moment-là, cela, je n'en savais rien. Et, bien sur, je me serais tué, sans cette petite fille.
II

Vous comprenez : bien sûr que ça m'était égal, mais la douleur, par exemple, je la ressentais. Quelqu'un m'aurait frappé et j'aurais senti de la douleur. C'était exactement pareil d'un point de vue moral : s'il était arrivé quelque chose qui fasse vraiment pitié, j'aurais ressenti de la pitié, exactement comme à l'époque, quand tout ne m'était pas encore égal dans la vie. J'avais bien ressenti de la pitié, sur le moment: l'enfant, malgré tout, je l'aurais sûrement aidée. Alors, pourquoi n'ai-je pas aidé la petite fille? Eh bien, à cause d'une idée qui m'était venue quand elle me tirait et qu'elle m'appelait, tout à coup, une question avait surgi devant moi, une question que je ne pouvais pas résoudre. La question était oiseuse, mais je me suis fâché. Si je me suis fâché, c'est suite à cette conclusion que, Si j'avais pris ma décision de me suicider cette nuit, alors, tout devait m'être égal dans le monde à ce moment-là plus encore que jamais. Pourquoi donc avais-je, tout à coup, senti que ça ne m'était pas égal, et que j'avais pitié de la petite fille ? Je me souviens. j'ai eu pitié très fort ; c'était même une espèce de douleur étrange et même invraisemblable dans ma situation. Non, je suis incapable de mieux traduire cette sensation fugitive qui m'était venue à ce moment-là, mais cette sensation s'est encore prolongée chez moi, quand je m'étais déjà assis devant le bureau, et j'étais très agacé, comme jamais depuis longtemps. Les réflexions suivaient les réflexions. Il m’apparaissait clairement que si je suis un homme, et pas encore du rien, et tant que je ne suis pas devenu du rien, je vis, et donc je suis capable de souffrir, d'éprouver de la colère ou de la honte pour mes actes. Bon. Mais pourtant, Si je me tue, par exemple, dans deux heures, alors, qu'est-ce qu'elle me fait, la petite fille, et quelle importance, dans ce cas-là, la honte, et tout ce que vous voulez au monde ? Je deviens du rien, du rien total. Et est-ce que, réelle-ment, la conscience du fait que, dans un instant, je cesserais complètement d'exister et, donc, que rien n'existerait, ne pouvait pas avoir la moindre influence sur cette sensation de pitié pour la petite fille et cette sensation de honte après l'infamie que j'avais commise ? Parce que, c'est bien pour cela que j'avais tapé des pieds et que j'avais crié d'une voix hystérique sur cette malheureuse enfant, parce que "n'est-ce pas, non seulement, tiens, je ne ressens aucune pitié, et même si je commets une infamie inhumaine, maintenant, j'ai le droit, parce que, d'ici deux heures, tout sera éteint". Vous me croyez, que c'est pour cela que j'ai crié ? Pour moi, maintenant, c'est presque une certitude. Je me représentais clairement que, maintenant, la vie et le monde étaient comme dépendants de moi. On peut même le dire de cette façon, que, maintenant, le monde, c'est comme s'il n'était fait que pour moi seul : je me tue, et le monde n'existe plus, du moins pour moi. Sans parler déjà de ce fait que, peut-être, c'est vrai qu'il n'y aura rien pour personne après moi, et le monde entier, à peine ma conscience se sera éteinte, s'éteindra tout de suite comme un spectre, un attribut de ma seule conscience, et cessera d'être, parce que, peut-être, ce monde dans son ensemble, et tous ces hommes, au fond, ils sont juste moi seul. Je me souviens qu'en réfléchissant dans mon fauteuil, je retournais toutes ces nouvelles questions qui se pressaient les unes après les autres dans une direction même complètement différente et j'inventais des choses vraiment inattendues. Par exemple, cette réflexion étrange m'est venue tout à coup que si j'avais vécu auparavant sur la lune ou sur Mars et que j'y aie commis l'acte mais le plus honteux et le plus déshonorant qui puisse seulement s'imaginer et si, là-bas, pour cet acte, on m'avait avili et déshonoré comme on ne peut le ressentir et se l'imaginer qu'en rêve, dans un cauchemar, et si, me retrouvant, après, sur terre, j'avais conservé la conscience de mon acte sur telle autre planète, et que, de plus, j'aie su que jamais plus, et pour rien au monde, je n'y retournerais, eh bien, en regardant la lune depuis la terre - est-ce que, oui ou non, ça me serait encore égal ? Aurais-je ressenti, oui ou non, de la honte pour mon acte ? Ces questions étaient oiseuses et inutiles parce que le revolver était déjà pesé devant moi et que je savais par tout mon être que ça, ce serait à coup sûr, mais elles m'échauffaient, et je m'agitais. C'était comme si je ne pouvais pas mourir maintenant, avant d'avoir résolu quelque chose. Bref, cette petite fille m'a sauvé la vie, parce que toutes ces questions ont éloigné le coup de feu. Pendant ce temps, chez le capitaine aussi, tout avait commencé à se calmer : ils en avaient fini avec leurs cartes, et ils s'installaient pour dormir, et, en attendant, ils se contentaient de grogner et finissaient, sans conviction, de s'injurier. Et c'est là, tout d'un coup, que je me suis endormi, ce qui ne m'était jamais arrivé auparavant, dans mon fauteuil, devant mon bureau. Je n'ai pas du tout remarqué à quel moment je me suis endormi. Les rêves, on le sait, ce sont des phénomènes extrêmement étranges : telle chose apparaît avec une précision terrifiante, une finesse de joaillier dans le rendu d'un détail, alors qu'on saute par-dessus telles autres, comme sans les remarquer du tout, par exemple, par-dessus l'espace et le temps. Les rêves, semble-t-il, sont mus, non pas par la raison mais le désir, non par la tête mais par le cœur, et néanmoins, parfois, ma raison pouvait me jouer en rêve de ces tours tellement rusés ! Et néanmoins il lui arrive en rêve des choses tout à fait incompréhensibles ! Mon frère, par exemple, est mort il y a cinq ans. Parfois, je le vois en rêve : il prend une part active à mes affaires, nous sommes tous les deux très passionnés, et néanmoins, moi-même, pendant toute la durée du rêve, je sais, je me rappelle parfaitement que mon frère est mort et enterré. Comment donc puis-je ne pas m'étonner de ce que, tout mort qu'il peut être, il soit quand même à mes côtés et s'agite avec moi ? Pourquoi ma rai-son peut-elle parfaitement admettre cela ? Mais, il suffit. J'en viens à mon rêve. Oui, c'est alors que ce rêve m'est venu, ce rêve du trois novembre! Ils me rient au nez, maintenant, ils me disent que, juste-ment, ce n'était qu'un rêve. Mais n'est-ce pas égal que ce soit ou non un rêve Si ce rêve est venu m'annoncer la Vérité ? Car Si, une seule fois, vous avez su la vérité, et Si vous l'avez vue, vous savez bien qu'elle est la vérité, et qu'il n'y en a pas d'autre et qu'il ne peut pas y en avoir d'autre, que vous dormiez ou bien que vous viviez. Eh bien, soit, c'est un rêve, soit mais, cette vie que vous placez Si haut, j'avais voulu l'éteindre par le suicide, alors que mon rêve, oh, mon rêveil m'a annoncé une vie nouvelle, grandiose, puissante, renouvelée.
Écoutez.
III

J'ai dit que je m'étais endormi sans m'en rendre compte, et même comme en continuant à réfléchir sur les sujets qui me préoccupaient. D'un coup, j'ai rêvé que je prenais le revolver et que, toujours assis, je le pointais directement sur mon cœur, mon cœur, et pas ma tête; moi, avant, j'avais décidé, d'un façon définitive, de me tirer une balle dans la tête, et plus précisément dans la tempe droite. L'ayant pointé sur ma poitrine, j'ai attendu une seconde ou deux, et ma bougie, le bureau et le mur devant moi se sont tout à coup mis à bouger, à tanguer. Je me suis dépêché de tirer.
En rêve, il vous arrive de tomber d'une hauteur, ou bien on vous égorge, ou l'on vous bat, mais vous ne sentez jamais de douleur, sauf si réellement, vous-même, d'une façon ou d'une autre, vous vous cognez dans votre lit, auquel cas, vous sentirez de la douleur et cette douleur, presque toujours, vous réveillera. C'était pareil dans mon rêve: je ne sentais aucune douleur, mais il m'apparut que ce coup de feu avait tout bouleversé en moi, et que tout s'était éteint d'un coup, et que tout autour de moi était devenu terriblement noir. Je suis comme devenu aveugle et muet, et me voici couché sur quelque chose de dur, tendu de tout mon long, raide, je ne vois rien et je ne peux plus faire le moindre mouvement. Autour de moi, on marche, on crie, j'entends la basse du capitaine, les glapissements de la logeuse - et puis, d'un coup, une autre interruption, et me voici déjà porté dans un cercueil fermé. Et je sens le tangage du cercueil, et je réfléchis à cela, et, tout à coup, pour la première fois, je suis stupéfié par l'idée que, c'est-à-dire, je suis mont, mort complètement, c'est une chose que je sais et dont je ne doute pas, je ne vois pas et je ne bouge pas, et néanmoins, je sens et je réfléchis. Mais je m'habitue très vite à cet état de fait, et, très normalement, comme dans les rêves, j'accepte la réalité sans discussion.
Et voilà qu'on m'enfouit dans la terre. Tout le monde s'en va, je suis seul, complètement seul. Je ne bouge pas. Toujours, avant, dans la vie, quand je me représentais qu'on m'enterrait, en fait, je n'associais à la tombe qu'une seule sensation, celle du froid et de l'humidité. C'était pareil ici, je sentis que j'avais très froid, surtout au bout de mes orteils, mais je ne sentis rien d'autre.
J'étais allongé et, bizarrement, je n'attendais rien, admettant sans discussion qu'un mort n'a rien à attendre. Mais il faisait humide. J'ignore combien de temps put s'écouler - une heure ou quelques jours, ou bien beaucoup de jours. Mais voilà tout à coup qu'une goutte d'eau qui s'était infiltrée dans mon cercueil vint tomber sur ma paupière gauche fermée, suivie, une minute plus tard, par une autre, puis, une minute plus tard, par une troisième, et ainsi de suite et ainsi de suite, toujours à un intervalle d'une minute. Une profonde indignation s'embrasa tout à coup dans mon cœur, et, tout à coup, j'y ressentis une douleur physique : "C'est ma blessure, me dis-je, c'est le coup de feu, il y a une balle dedans... " Et la goutte, elle, tombait toujours, minute après minute, et toujours sur mon œil fermé. Et, tout à coup, j'ai levé mon invocation, non pas avec ma voix, car j'étais immobile, mais avec tout mon être, vers le maître de tout ce qui m'arrivait.
- Qui que Tu sois, mais si Tu es, et s'il y a quelque chose de plus raisonnable que ce qui arrive en ce moment, permets aussi que cela soit ici. Mais si tu châties mon suicide déraisonnable par une existence qui se poursuivrait dans la monstruosité et dans l'absurde, sache que jamais, et quelles que soient les tortures qui me seraient infligées, rien ne pourra se comparer à ce mépris que je ressentirais sans dire un mot, et même si mon martyre dure des millions d'années.
J'appelai, et je me tus. Pendant presque une minute entière, le silence continua, et il y eut même encore une goutte qui tomba, mais je savais, je savais, sans limites, indestructiblement, et je le croyais, que tout changerait maintenant à coup sûr. Et voilà que, d'un coup, mon cercueil s'ouvrit. C'est-à-dire, je ne sais pas s'il fut ouvert ou exhumé, mais je fus pris par une espèce de créature sombre que je ne connaissais pas, et nous nous retrouvâmes dans l'espace. Tout à coup, mes yeux virent : c'était une nuit profonde, jamais, jamais il n'y avait eu pareille obscurité Nous volions dans l'espace déjà loin de la terre. Je ne posais aucune question à celui qui me portait, j'attendais, dans mon orgueil. Je m assurais que je n'avais pas peur, et je me figeais d'extase à cette idée que je n'avais pas peur. Je ne me rappelle plus combien de temps nous volâmes, et je n'arrive pas à me représenter : tout se passait comme toujours dans les rêves quand on saute par-dessus l'espace et le temps et par-dessus les lois de l'existence et de la raison, qu'on ne s'arrête que sur les points qui nourrissent les rêveries du cœur. Je me souviens que, tout à coup, je vis une petite étoile dans les ténèbres. "C'est Sirius ?" demandai-je tout à coup, incapable de me retenir, parce que je ne voulais rien demander. "Non, c'est l'étoile que tu as vue entre les nuages quand tu rentrais chez toi", me répondit l'être qui m'emportait. Je savais qu'il possédait comme un visage humain. Bizarrement, je n'aimais pas cet être, je sentais même une répulsion profonde. J'attendais le néant total, je m'étais tué pour cela. Et voilà que j'étais entre les mains de cet être, pas humain, bien sûr, mais qui était, qui existait : "Et donc, il y a aussi une vie après la mort !" me dis-je, avec cette étrange frivolité du rêve, mais l'essence de mon cœur restait en moi dans toute sa profondeur : "Et s'il faut être encore une fois, me disais-je, et vivre encore par l'implacable volonté de je ne sais qui, alors je ne veux pas qu'on triomphe de moi et qu'on m'humilie !" "Tu sais que j'ai peur de toi, et c'est pour cela que tu me méprises", dis-je d'un coup à mon compagnon, incapable de me retenir d'une question humiliante qui contenait un aveu, et ressentant, au fond du cœur, comme la piqûre d'une épingle, toute mon humiliation. Il ne répondit pas à ma question, mais je sentis d'un coup qu'on ne me méprisait pas, et qu'on ne se moquait pas de moi, et même qu'on ne me plaignait pas, mais que le chemin avait un but, un but inconnu et secret, et qui ne me concernait que moi seul. La peur grandissait dans mon cœur. Quelque chose, d'une façon muette mais douloureuse, se communiquait à moi et semblait me pénétrer. Nous volions dans des espaces obscurs et inconnus. Depuis longtemps je ne voyais plus de constellations que l’œil reconnaissait. Je savais qu'il existe des étoiles dans l'espace céleste dont les rayons ne parviennent sur la terre qu'après des milliers ou des millions d'années. Peut-être volions-nous dans ces espaces. J'attendais quelque chose dans une angoisse terrible et qui me torturait le cœur. Et, tout à coup, une espèce de sentiment connu, et appelant au plus haut point, me bouleversa : je vis tout à coup notre soleil. Je savais que ça ne pouvait pas être notre soleil, qui a donné naissance à notre terre, et que nous étions à une distance infinie de notre soleil, mais je reconnus, je ne sais pas pourquoi, par toutes les fibres de mon être, que c'était un soleil exactement pareil au nôtre, sa réplique et son double. Une sensation douce, appelante, retentit dans mon âme comme une extase : la force d'une lumière originelle, de cette lumière qui m'avait mis au monde, se répandit dans mon cœur et le ressuscita, et je ressentis la vie, la vie d'avant, pour la première fois après ma tombe.
- Mais si c'est le soleil, si c'est un soleil absolument pareil au nôtre, m'écriai-je, alors, où est la terre ?
Et mon compagnon me montra cette petite étoile qui luisait dans le noir d'un éclat d'émeraude. Nous volions droit vers elle.
- Et des répétitions pareilles sont donc possibles dans l'univers, et c'est donc ça, la loi de la nature ?...
Et s'il y a une terre là-bas, il est donc possible que ce soit une terre comme la nôtre... une terre absolument pareille, malheureuse, misérable, mais si précieuse, éternellement aimée, et qui fait naître en elle-même un amour si torturant chez ses enfants les plus ingrats, comme la nôtre ..... m'écriais-je, frissonnant d'un amour irrépressible, exalté pour cette terre d'auparavant, cette terre originelle que j'avais quittée. L'image de la pauvre petite fille que j'avais offensée fusa devant mes yeux.
- Tu verras tout, répondit mon compagnon, et une sorte de tristesse se fit entendre dans sa voix.
Mais nous nous approchions rapidement de la planète. Elle grandissait devant mes yeux, je distinguais déjà l'océan, les contours de l'Europe, et, d'un coup, la sensation étrange d'une espèce de grande, de sainte jalousie s'enflamma dans mon cœur : "Comment une telle répétition est-elle possible, et dans quel but ? J'aime, je ne peux aimer que cette terre que j'ai quittée, sur laquelle j'ai laissé des éclaboussures de mon sang quand j'ai éteint ma vie, dans mon ingratitude, par ce coup de feu en plein cœur. Mais jamais, jamais je n'ai cessé de l'aimer, cette terre, et même, l'autre nuit, peut-être, quand je la quittais, je l'aimais d'une façon encore plus douloureuse. Y a-t-il de la douleur sur cette nouvelle terre ? Sur notre terre, nous ne pouvons vraiment aimer qu'avec la douleur, et seulement par la douleur ! Sinon, nous ne savons pas aimer, nous ne connaissons pas d'autre amour. Moi, pour aimer, je veux de la douleur. Je veux, j'ai soif, là, maintenant, en m'inondant de larmes, de n'embrasser que cette terre que j'ai quittée, et je ne veux pas de la vie, je ne l'accepte sur aucune autre!"
Mais mon compagnon m'avait déjà quitté. D'un coup, et comme sans le remarquer le moins du monde, je me vis sur cette autre terre dans la lumière éclatante d'une journée ensoleillée, plus belle que le paradis. Je me tenais, je crois, sur l'une de ces îles qui forment sur notre terre l'archipel grec, ou quelque part au bord du continent qui longe cet archipel. Oh, tout était exactement comme chez nous, mais, semblait-il, tout irradiait une espèce de fête, une gloire grandiose, sacrée, enfin atteinte. Une mer d'émeraude caressante clapotait doucement sur la rive et l'embrassait avec amour, un amour évident, visible, presque conscient. De grands arbres splendides se dressaient dans toute la splendeur de leurs frondaisons et leurs feuilles innombrables, j'en suis persuadé, me saluaient de leur bruit doux et caressant et semblaient prononcer je ne sais quelles paroles d'amour. Les prairies flamboyaient de fleurs éclatantes et parfumées. Des oiseaux, par volées, venaient traverser l'air et, sans me craindre, ils se posaient sur mes épaules et sur mes mains et me frappaient joyeusement de leurs jolies petites ailes frissonnantes. Et, finalement, je vis et je connus les hommes de cette terre heureuse. Ils vinrent vers moi d'eux-mêmes, ils m'entourèrent, ils m'embrassaient. Les enfants du soleil, enfants de leur soleil, qu'ils étaient beaux ! Jamais je n'avais vu sur notre terre une pareille beauté dans l'être humain. Seuls, peut-être, nos enfants, les toutes premières années de leur vie, peuvent porter un reflet, même éloigné, même faible, d'une beauté pareille. Les yeux de ces hommes heureux luisaient d'un éclat lumineux. Leur visage irradiait la raison et une espèce de conscience totale jusqu'à la sérénité, mais ces visages étaient joyeux ; une gaieté enfantine sonnait dans les voix et les paroles de ces gens. Oh, tout de suite, dès que je vis leur visage, je compris tout, oui, tout ! C'était une terre pas encore souillée par le péché originel, n'y vivaient que des hommes qui n'avaient pas encore péché, ils vivaient dans un paradis semblable à celui dans lequel avaient vécu, d'après toutes les légendes de l'humanité, nos ancêtres pécheurs, avec cette seule différence qu'ici, la terre était partout un seul et même paradis. Ces hommes qui riaient joyeusement se pressaient autour de moi et me caressaient; ils m'emmenèrent chez eux, et chacun d'eux avait envie de m'apaiser. Oh, ils ne me posaient aucune question, mais c'était comme s'ils savaient déjà tout, du moins en avais-je l'impression, et ils voulaient chasser le plus vite possible toute trace de souffrance sur mon visage.

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