samedi 24 février 2018

Léon Chestov 1866 - 1938




« Mais alors par quel hasard trouvons-nous dans la Bible le récit concernant la chute ? Et pourquoi la Bible commence- t-elle par révéler aux hommes la vérité entièrement incompréhensible à leur raison, savoir que les concepts du bien et du mal sont, par leur essence, tout à fait illusoires, que, pour nous servir des paroles de l’apôtre saint Paul, « la loi » est venue plus tard, c’est-à dire quand l’histoire était déjà commencée et qu’elle « est venue pour que le crime augmente », que le premier homme ne distinguait pas le bien du mal, ignorait la loi, et quand il a cueilli et goûté le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, c’est-à-dire quand il a commencé à distinguer le bien du mal, quand il a reçu « la loi », il a, avec 1a loi, reçu la mort. La contradiction est manifeste et nullement accidentelle, comme ne sont pas accidentelles toutes les contradictions dont sont pénétrées les œuvres de Spinoza. Il est bien temps d’oublier la légende concernant le caractère extraordinairement conséquent de la philosophie de Spinoza. Cette légende n’est venue au monde que grâce à la forme extérieure de l’exposition, forme soi-disant mathématique : des définitions, des axiomes, des postulats, des lemmes, des preuves, etc. Le système de Spinoza est tissé de deux idées entièrement inconciliables entre elles. D’un côté, la conception « mathématique » du monde (c’est ce qui eu une importance « historique » et a rendu Spinoza si influent) :tout dans le monde arrive avec la même nécessité intérieure, avec laquelle sont développées les vérités mathématiques.
Lorsqu’un de ses correspondants lui reprocha de considérer sa philosophie comme la meilleure, il lui répondit d’une façon tranchante : je ne la considère pas comme la meilleure, mais comme la vraie. Et si tu me demandes pourquoi, je te dirai : pour la même raison pour laquelle tu considères la somme des angles d’un triangle comme égale à deux angles droits. À chaque pas Spinoza parle des mathématiques. Il déclare que les hommes n’auraient jamais connu la vérité si les mathématiques n’existaient pas. Seules les mathématiques possèdent la vraie méthode de l’investigation, elle seules présentent le modèle éternel et parfait de la pensée, et ceci justement pour cette raison qu’elles ne parlent pas des buts ou des besoins des hommes, mais des figures, des lignes, des plans, en d’autres termes, qu’elles cherchent la vérité « objective » qui existe par elle-même, indépendamment des hommes ou d’autres êtres conscients. L’homme s’est imaginé que tout a été créé pour lui, qu’il forme dans l’univers comme un état dans un état. Certainement dans la Bible il est écrit en propres termes : Dieu, ayant créé l’homme, lui dit que tout l’univers lui appartenait. Mais ce ne sont que des « expressions imagées » qu’il faut comprendre non dans leur sens littéral, mais d’une façon métaphorique. Habituée par les mathématiques à des jugements clairs et distincts, la raison voit que l’homme n’est qu’un des anneaux innombrables dans la chaîne de la nature, ne se distinguant en rien des autres anneaux, et que le tout, la nature tout entière, ou Dieu, ou la substance (comme tout le monde a été content lorsque Spinoza appela Dieu du nom de substance, un nom qui « libère ! ») est ce qui se trouve au dessus de l’homme et existe pour soi-même, et même il ne faut pas dire pour soi-même, car tout « pour » humanise le monde, mais, tout simplement, existe. Et ce tout est Dieu, dont la raison et la volonté ont aussi peu à voir avec la raison et la volonté de l’homme, que la constellation du Chien avec le chien, animal aboyant, c’est-à-dire Dieu ne peut avoir aucune raison ni aucune volonté. C’est ce que l’homme doit comprendre avant tout. Et ayant conçu un tel Dieu, — ici commence de nouveau la « contradiction » dont j’ai déjà parlé, — il doit l’aimer, selon le commandement biblique, de tout son cœur et de toute son âme... Aimer Dieu de tout son cœur et de toute son âme ! Pourquoi cette demande n’est-elle pas adressée à une pierre, à un arbre, à un plan ou à une ligne, mais à l’homme qui, ainsi que nous l’avons entendu tout à l’heure, ne se distingue pas d’une pierre, d’un arbre ou d’un plan ? On peut également poser une autre question : pourquoi faut-il aimer Dieu ? Si la Bible exigeait qu’on aimât Dieu, c’était naturel : le Dieu de la Bible avait une raison et une volonté. Mais comment aimer Dieu qui n’est qu’une cause, qui fait tout ce qu’il fait avec la même nécessité que celle qui gouverne tout objet inanimé ? Il est vrai que Spinoza appelle Dieu libre, parce qu’il agit suivant les lois de sa nature. Mais tout agit suivant les lois de sa nature. Spinoza lui-même termine de la façon suivante l’introduction à la troisième partie de son Éthique : « Je parlerai de la nature et de la force des passions, et du pouvoir de l’âme sur les passions, en me servant des mêmes méthodes dont je me suis servi dans les précédentes parties de mon ouvrage, quand je parlais de Dieu et de l’âme et examinais les actions et les motifs de l’homme de la même façon que s’il s’agissait des lignes, des plans ou des corps. » Je demande encore une fois : si nous formons nos jugements sur Dieu, sur l’âme, sur les passions humaines de la même manière que sur les lignes, les plans et les corps, alors qu’est-ce qui nous donne le droit d’exiger ou même de conseiller à l’homme d’aimer Dieu et non un plan, une pierre ou un billot ? Et pourquoi la demande d’aimer Dieu est-elle adressée à l’homme et non à une ligne ou à un singe ? Rien de ce qui se trouve dans le monde ne peut prétendre à une situation exceptionnelle : toutes les « choses » dans l’univers entier sont sorties avec une égale nécessité des lois éternelles de la nature. Pourquoi donc Spinoza, qui était tellement irrité de voir les hommes s’opposer à la nature comme s’ils voulaient créer un état dans un état distingue-t-il l’homme comme une chose qui diffère toto coelo et d’un plan, et d’une ligne, et d’un billot, et d’un singe, lui pose-t-il des exigences, introduit-il des estimations, crée-t-il des idéaux, etc. ? »


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