« Mais
alors par quel hasard trouvons-nous dans la Bible le récit
concernant la chute ? Et pourquoi la Bible commence- t-elle par
révéler aux hommes la vérité entièrement incompréhensible à
leur raison, savoir que les concepts du bien et du mal sont, par leur
essence, tout à fait illusoires, que, pour nous servir des paroles
de l’apôtre saint Paul, « la loi » est venue plus tard, c’est-à
dire quand l’histoire était déjà commencée et qu’elle « est
venue pour que le crime augmente », que le premier homme ne
distinguait pas le bien du mal, ignorait la loi, et quand il a
cueilli et goûté le fruit de l’arbre de la connaissance du bien
et du mal, c’est-à-dire quand il a commencé à distinguer le bien
du mal, quand il a reçu « la loi », il a, avec 1a loi, reçu la
mort. La contradiction est manifeste et nullement accidentelle, comme
ne sont pas accidentelles toutes les contradictions dont sont
pénétrées les œuvres de Spinoza. Il est bien temps d’oublier la
légende concernant le caractère extraordinairement conséquent de
la philosophie de Spinoza. Cette légende n’est venue au monde que
grâce à la forme extérieure de l’exposition, forme soi-disant
mathématique : des définitions, des axiomes, des postulats, des
lemmes, des preuves, etc. Le système de Spinoza est tissé de deux
idées entièrement inconciliables entre elles. D’un côté, la
conception « mathématique » du monde (c’est ce qui eu une
importance « historique » et a rendu Spinoza si influent) :tout
dans le monde arrive avec la même nécessité intérieure, avec
laquelle sont développées les vérités mathématiques.
Lorsqu’un
de ses correspondants lui reprocha de considérer sa philosophie
comme la meilleure, il lui répondit d’une façon tranchante : je
ne la considère pas comme la meilleure, mais comme la vraie. Et si
tu me demandes pourquoi, je te dirai : pour la même raison pour
laquelle tu considères la somme des angles d’un triangle comme
égale à deux angles droits. À chaque pas Spinoza parle des
mathématiques. Il déclare que les hommes n’auraient jamais connu
la vérité si les mathématiques n’existaient pas. Seules les
mathématiques possèdent la vraie méthode de l’investigation,
elle seules présentent le modèle éternel et parfait de la pensée,
et ceci justement pour cette raison qu’elles ne parlent pas des
buts ou des besoins des hommes, mais des figures, des lignes, des
plans, en d’autres termes, qu’elles cherchent la vérité «
objective » qui existe par elle-même, indépendamment des hommes ou
d’autres êtres conscients. L’homme s’est imaginé que tout a
été créé pour lui, qu’il forme dans l’univers comme un état
dans un état. Certainement dans la Bible il est écrit en propres
termes : Dieu, ayant créé l’homme, lui dit que tout l’univers
lui appartenait. Mais ce ne sont que des « expressions imagées »
qu’il faut comprendre non dans leur sens littéral, mais d’une
façon métaphorique. Habituée par les mathématiques à des
jugements clairs et distincts, la raison voit que l’homme n’est
qu’un des anneaux innombrables dans la chaîne de la nature, ne se
distinguant en rien des autres anneaux, et que le tout, la nature
tout entière, ou Dieu, ou la substance (comme tout le monde a été
content lorsque Spinoza appela Dieu du nom de substance, un nom qui «
libère ! ») est ce qui se trouve au dessus de l’homme et existe
pour soi-même, et même il ne faut pas dire pour soi-même, car tout
« pour » humanise le monde, mais, tout simplement, existe. Et ce
tout est Dieu, dont la raison et la volonté ont aussi peu à voir
avec la raison et la volonté de l’homme, que la constellation du
Chien avec le chien, animal aboyant, c’est-à-dire Dieu ne peut
avoir aucune raison ni aucune volonté. C’est ce que l’homme doit
comprendre avant tout. Et ayant conçu un tel Dieu, — ici commence
de nouveau la « contradiction » dont j’ai déjà parlé, — il
doit l’aimer, selon le commandement biblique, de tout son cœur et
de toute son âme... Aimer Dieu de tout son cœur et de toute son âme
! Pourquoi cette demande n’est-elle pas adressée à une pierre, à
un arbre, à un plan ou à une ligne, mais à l’homme qui, ainsi
que nous l’avons entendu tout à l’heure, ne se distingue pas
d’une pierre, d’un arbre ou d’un plan ? On peut également
poser une autre question : pourquoi faut-il aimer Dieu ? Si la Bible
exigeait qu’on aimât Dieu, c’était naturel : le Dieu de la
Bible avait une raison et une volonté. Mais comment aimer Dieu qui
n’est qu’une cause, qui fait tout ce qu’il fait avec la même
nécessité que celle qui gouverne tout objet inanimé ? Il est vrai
que Spinoza appelle Dieu libre, parce qu’il agit suivant les lois
de sa nature. Mais tout agit suivant les lois de sa nature. Spinoza
lui-même termine de la façon suivante l’introduction à la
troisième partie de son Éthique : « Je parlerai de la nature et de
la force des passions, et du pouvoir de l’âme sur les passions, en
me servant des mêmes méthodes dont je me suis servi dans les
précédentes parties de mon ouvrage, quand je parlais de Dieu et de
l’âme et examinais les actions et les motifs de l’homme de la
même façon que s’il s’agissait des lignes, des plans ou des
corps. » Je demande encore une fois : si nous formons nos jugements
sur Dieu, sur l’âme, sur les passions humaines de la même manière
que sur les lignes, les plans et les corps, alors qu’est-ce qui
nous donne le droit d’exiger ou même de conseiller à l’homme
d’aimer Dieu et non un plan, une pierre ou un billot ? Et pourquoi
la demande d’aimer Dieu est-elle adressée à l’homme et non à
une ligne ou à un singe ? Rien de ce qui se trouve dans le monde ne
peut prétendre à une situation exceptionnelle : toutes les «
choses » dans l’univers entier sont sorties avec une égale
nécessité des lois éternelles de la nature. Pourquoi donc Spinoza,
qui était tellement irrité de voir les hommes s’opposer à la
nature comme s’ils voulaient créer un état dans un état
distingue-t-il l’homme comme une chose qui diffère toto coelo et
d’un plan, et d’une ligne, et d’un billot, et d’un singe, lui
pose-t-il des exigences, introduit-il des estimations, crée-t-il des
idéaux, etc. ? »
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