Pourquoi
forme-t-il un « état dans un autre état », pourquoi dans son
œuvre principale, — ce n’est pas en vain qu’elle a été
appelée Éthique, — ne s’est-il pas soumis sans murmurer aux
mathématiques et, malgré son vœu solennellement formulé,
parle-t-il de l’homme comme jamais un mathématicien
n’a
parlé des triangles ou des perpendiculaires ? Et c’est le même
Spinoza à qui Dieu avait ordonné d’aller vers les hommes et de
les aveugler ? Alors quoi, il n’aurait pas rempli la volonté de
Dieu ? Il aurait résiste à celui à qui personne n’a pu résister
?... Certainement non. La volonté de Dieu a été remplie. Une fois
que Spinoza, ayant entendu l’appel : « qui enverrai- je ? » avait
répondu : « me voici, envoie-moi », il ne pouvait plus esquiver sa
mission « historique », comme n’ont pu l’esquiver Descartes et
d’autres grands fils de la première et de la seconde renaissance.
Spinoza tua Dieu, c’est-à-dire apprit aux hommes à penser que
Dieu n’existe pas, qu’il n’y a que la substance, que la méthode
mathématique (c’est-à-dire la méthode de l’examen impersonnel,
objectif et scientifique) est la seule méthode véritable de la
recherche, que l’homme ne constitue pas un état dans un état, que
la Bible, les prophètes, les apôtres n’ont pas découvert la
vérité, mais ont apporté aux hommes uniquement des enseignements
moraux, et que les enseignements et les lois moraux peuvent remplacer
complètement Dieu, bien que l’homme, s’il était né libre ou
s’il n’avait pas cueilli le fruit de l’arbre défendu, n’eût
pu distinguer le bien du mal, que, en général, il n’y eût eu ni
bien, ni mal, mais tout eût été « très bien », c’est-à-dire
tel qu’il s’était présenté à Dieu quand, ayant créé le
monde non selon les lois de la nature, mais selon sa propre volonté,
il regardait le monde et s’en réjouissait. Mais ce « regard »
divin qu’avait le premier homme avant sa chute, les hommes ne
l’auront plus. Rends aveugle leur cœur pour qu’ils regardent et
ne voient pas. Ou bien qu’ils voient « clare et
distincte », mais non ce qui existe, et qu’ils soient en
même temps convaincus que ce qu’ils voient clairement et
distinctement est ce qu’a vu Dieu lui même le septième jour
solennel lorsque, en se reposant de ses travaux, il admirait son
monde.
Spinoza
fit tout cela. Il suggéra aux hommes qu’on peut aimer Dieu de tout
son coeur et de toute son âme, comme l’ont aimé le psalmiste et
les prophètes, même lorsque Dieu n’existe pas, ou lorsque à la
place de Dieu est mise la nécessité objective, mathématique et
rationnelle, ou l’idée du bien humain qui ne se distingue en rien
de la nécessité rationnelle. Et les hommes l’ont cru. Toute la
philosophie contemporaine qui exprime, en général, non ce par quoi
les hommes vivent, mais ce que suggère aux hommes l’Esprit
mystérieux du Temps ; cette philosophie, si convaincue que ses «
visions », ou, comme on dit aujourd’hui, ses « intuitions »
représentent la plénitude de la vision possible, et ceci non
seulement pour l’homme, mais aussi pour les anges et même pour les
dieux (ainsi parle-t-on aujourd’hui, ce n’est pas mon invention),
toute cette philosophie est sortie entièrement de Spinoza.
Actuellement, un « point de vue sur le monde » autre que «
l’idéalisme éthique » est presque impossible. Fichte
l’exprimait
avec conviction en disant que tout le sens du christianisme était
contenu dans le premier vers de l’évangile de saint Jean : Ἐν
ἀρχῇ ἦν ὁ Λόγος. Tout aussi tranquillement Hegel
voyait dans le commandement stoïcien conseillant la renonciation à
sa propre personnalité et la dissolution dans la substance la tâche
suprême de l’homme. Je dis : « tranquillement », car c’est la
chose essentielle. Ni Fichte, ni Hegel n’ont tué Dieu. C’est un
autre qui a tué Dieu. Mais ils ne se doutaient même pas qu’ils
avaient reçu en héritage la certitudo acquise au prix du plus grand
crime. Ils s’imaginaient que c’était leur certitude, que leur
vision si sûre d’elle-même leur était donnée par la nature
même. Quand ils se trouvent face à face avec l’évidence, il ne
leur vient pas même à l’esprit que sa source pourrait être aussi
étrange et aussi mystérieuse. Notre contemporain, M. Edmond
Husserl, héritier spirituel, direct et légitime de Descartes, et
qui s’y réfère toujours ouvertement, déclare avec solennité :
L’évidence n’est pas, en fait, un indicateur de la conscience
qui, attaché à un jugement, nous crierait comme une voix mystique
sortant d’un monde meilleur : là est la vérité, comme si une
pareille voix pouvait nous dire quelque chose, à nous, esprits
libres, et n’avait pas à justifier de ses titres. (E. Husserl,
Ideen, p. 300).
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