(De
bistro, et kraios, force.) - De toutes les craties, celle-ci est la
plus nuisible. Sur elle s’appuient les autres craties, qui lui
prêtent main-forte, en échange des services qu’elle leur rend. Le
règne de l’alcool marche de pair avec celui de la finance :
bistrocratie, ploutocratie sont deux soeurs siamoises qui mourraient
si on les séparait. Ce sont les deux piliers de la médiocratie. La
Bistrocratie est le résultat le plus clair du régime
pseudo-démocratique que nous subissons. Le règne de la 3e
République, c’est le règne du Poivrot, c’est le règne des
banquets soulographiques où sont exaltés en des discours fumeux, au
milieu des hoquets et des vomissements, la vérité, la justice, la
paix, le droit, etc... C’est le règne de gens qui se grisent de
belles paroles, ont soif de domination et que l’ivresse du pouvoir
trouble au point qu’ils en perdent tout équilibre, titubent et
roulent dans le ruisseau... Quand un homme politique prononce un
discours, il me semble entendre un malheureux alcoolique répétant
machinalement des mots qu’il ne comprend pas, et des phrases sans
queue ni tête où il est toujours question des mêmes inepties et
des mêmes lieux communs. L’expression pot-de-vin a un sens. La
bistrocratie a pour conséquence immédiate et fatale le pot-de-vinat
qui est, comme vous le savez, l’art de faire des affaires en
faisant de la politique.
*
* *
Aucun
opium n’est plus capable d’endormir les énergies, d’émasculer
les volontés et d’abrutir les individus que l’alcool, l’alcool
versé méthodiquement, systématiquement, avec une sorte de sadisme,
aux foules, par des gens qui s’y connaissent et savent tout le
parti qu’on en peut tirer. Sa puissance est redoutable et son
utilisation pour l’asservissement des peuples ne date pas
d’aujourd’hui. Mais aujourd’hui il triomphe, et c’est lui qui
apparaît finalement comme le vrai, l’unique vainqueur de la grande
guerre. Il remporte chaque jour des victoires « héroïques » sur
l’intelligence, la volonté et l’amour. Il ne crée rien : il
propage la mort, c’est tout. Qu’on ne me dise pas qu’il donne
du génie : mettez devant un verre d’alcool un imbécile : vous
verrez s’il accouchera d’un chef-d’oeuvre ! Le penseur,
l’artiste, le poète, n’ont pas besoin de cet excitant. L’alcool
produit l’imbécillité et la folie : le génie ne lui doit rien.
L’alcoolique dépose dans une urne un bulletin de vote sans savoir
ce qu’il fait, mais ceux qui versent l’alcool savent ce qu’ils
font. Le fameux « pinard » est le père de tous les vices. Il
engendre tous les maux. Quiconque se livre à la boisson est perdu.
Pour un verre de pinard, que ne feraient pas certains individus ?
J’ai vu des militaires, et même des civils, trahir leurs camarades
pour quelques gouttes de vinasse ! L’ouvrier se pinardise jusqu’au
cou pour oublier ses misères, mais en même temps il perd l’énergie
qui lui permettrait d’améliorer son sort.
Enivrez-vous
d’idées, camarades, et non de gniole, cela vaudra mieux.
La
suprême habileté des dirigeants consiste à combattre l’alcool en
souhaitant, au fond, que leurs projets n’aboutissent pas. Ils
savent que l’avenir de la race est sérieusement compromis par
l’alcool, ce qui les « embête », car il faut des « hommes »
pour peupler les casernes, mais d’autre part il est nécessaire que
les méninges des électeurs soient atrophiées afin que l’esprit
critique n’y pénètre pas. C’est pourquoi ils sont à la fois
pour et contre l’alcool. Comment résoudre cette antinomie ?
L’alcool, c’est comme les Jésuites : on le chasse, il revient.
Il revient. Il change de nom et porte une autre étiquette, mais
c’est le même poison qui reparaît sous des espèces aussi
nocives. Repopulateurs, voilà votre ennemi ! Mais vous ne le
combattez qu’avec des mots, vous faites semblant de le combattre
avec d’autres arguments et pour d’autres motifs. On peut le
combattre pour d’autres raisons que les raisons exclusivement
patriotiques qui, chez vous, priment toute raison.
Qu’en
pensez-vous, illustre professeur Pinard ?
*
* *
On
se demande à quoi peuvent bien servir les sociétés et les ligues
antialcooliques, presque aussi nombreuses que les beuglants et les
estaminets ? Le mal augmente chaque jour, le niveau intellectuel
baisse de plus en plus. Ce qui est perdu pour l’intelligence n’est
pas perdu pour le bistro. Pendant qu’on boit, on ne pense pas. Le
régime bistrocratique est en harmonie avec la littérature avariée
qui convient aux esprits faibles, avec la morale « immorale » des
bourgeois et, l’incohérence de leur politicaille. Tout cela, c’est
la même civilisation à l’envers. Le cabaret a un complice : le
cinéma. Ils ont les mêmes clients : cinématomanie et bistromanie,
c’est la même manie se traduisant par la même aboulie (ou mort
intellectuelle) Ils ont un agent de liaison en la personne de maint
romancier-feuilletonniste qui se charge de fabriquer, à l’usage de
ses lecteurs peu exigeants, le stock d’aventures et de péripéties
qu’ils verront ensuite, bouche bée, défiler sur l’écran. On
quitte le bistro pour le ciné, et réciproquement. Ce ne sont pas
des concurrents, mais des voisins qui vivent en bonne intelligence et
se font mutuellement de la réclame.
*
* *
La
démocratie a ses rois, aussi tyranniques que ceux de l’ancien
régime. Les rois de la démocratie, autant de roitelets formant de
petits Etats dans l’Etat, ce sont Messieurs les bistros, possédant
chacun son fief, qui débutent sans un sou et finissent
millionnaires, achètent pour commencer une boutique modeste qu’ils
revendent pour s’agrandir plus loin, étendant chaque jour les
limites de leur royaume jusqu’à ce qu’ils crèvent d’apoplexie
après une existence parfaitement inutile. Depuis quelque temps un
bistro s’est installé sous mes fenêtres. Il a empoisonné tout le
quartier. Ce petit coin paisible est devenu inhabitable. Un
phonographe ne me fait grâce d’aucun air à la mode, d’aucune
ritournelle, d’aucune roucoulade. Tout le répertoire des
cafés-concerts y passe. Inlassablement, ce bizarre instrument
déverse des flots d’harmonie par la voix du même ténor, et la
même chanteuse y va de sa petite crise d’hystérie et le même
sinistre comique ressasse sur le même ton ses mêmes couplets
obscènes et ses refrains patriotards. J’entends dans un dernier
beuglement, mettant le point final à un récit interminable, le mot
de Liberté-é-é ! Grâce au phono, n’importe quelle vedette peut
satisfaire sa soif d’exhibitionnisme en rabâchant pendant des
heures, n’importe quand et n’importe où, devant n’importe qui,
n’importe quel morceau de mauvaise musique. Le nom de Mlle X... de
l’Opéra-Comique, est lancé comme un défi à la tête, des
buveurs hébétés. J’ai les oreilles fatiguées d’ouir cent fois
par jour le Tic-tac du Moulin et la Voix des Chênes ! Pour comble de
malheur, un piano-mécanique vient à la rescousse, accélérant la
cacophonie et m’initiant bien malgré moi aux frasques de la Veuve
Joyeuse et aux vertus du Cidre de Normandie.
Ajoutez
à cette audition, qui n’a rien d’esthétique, les querelles
d’ivrognes se prolongeant fort avant dans la nuit devant la porte
du bistro, l’alcool achevant de couronner son oeuvre. Les «
pochards » empêchent les honnêtes gens de fermer l’oeil en
entonnant avec les becs de gaz des colloques sans fin. Il n’y a
rien à faire contre le genre d’individualisme du bistro
tout-puissant qui préside à nos destinées. L’impérialisme
bistrocratique a toutes les audaces. Il sait qu’il a derrière lui
de nombreux protecteurs qui ont besoin de ses services et il en
profite. De temps en temps une contravention rappelle au respect de
la loi le bistro récalcitrant qui s’en tire à peu de frais et
continue d’empoisonner sa clientèle. Le bistro est un
fonctionnaire : il touche des appointements, il émarge aux fonds
secrets.
On
se demande quels peuvent être les moyens d’existence de certains
individus dont la vie se passe chez le bistro. Ils se feraient tuer
plutôt que d’abandonner leur partie de manille ou de renoncer à
vider des petits verres. Le « bistro » est le lieu où s’assemble
ce qu’il y a de plus idiot dans l’humanité. Chaque maison
possède son bistro qui en est le plus bel ornement. Les gens s’y
précipitent, sous un prétexte quelconque. C’est plus fort qu’eux
: il faut qu’ils y entrent. Des familles entières pénètrent chez
le bistro, la marmaille ouvrant la marche. Tout le monde trépigne de
joie à la pensée qu’il va s’emplir l’estomac de liquide.
Pendant
les chaleurs, les cafés ne désemplissent pas. La bistrocratie
triomphe. Petits et grands bistros font leurs affaires. A l’heure
de l’apéro, les « terrasses » sont occupées par les jeunes
bourgeois qui font l’apprentissage de la vie en empilant soucoupes
sur soucoupes, ce dont ils sont aussi fiers que de leurs parchemins.
Ce spectacle vaut la peine d’être vu et comporte plus d’un
enseignement.
*
* *
L’ère
des bistrocrates est loin d’être close. La passion du pinard - oh
combien national - n’a pas fini de faire des victimes. Son empire
s’exercera de plus en plus
au
détriment de l’intelligence et de la pensée. L’alcool est un
moyen de gouvernement : il conduit tout droit au militarisme, à
moins que ce ne soit le militarisme qui conduise tout droit à
l’alcoolisme. Supposez le monde débarrassé de ce fléau. Imaginez
ce que serait une humanité privée de ses mastroquets. Si les
boutiques de « chands de vins », qui déshonorent Paris,
disparaissaient comme par enchantement, celui-ci deviendrait
habitable. La canaille y serait moins à l’aise. On y rencontrerait
moins de brutes ne demandant qu’à piétiner, frapper, bousculer et
tuer. On n’assisterait pas à tant de spectacles écoeurants et la
politique y ferait moins de ravages. La question sociale serait
peut-être résolue. La paix régnerait enfin sur la terre. Mais
hélas ! ce n’est qu’un rêve, et j’entends dans la rue un
ivrogne qui braille ! Les hommes ont bu, boivent et boiront sans
doute éternellement. On peut souhaiter seulement qu’ils boivent un
peu moins, et pensent davantage.
Gérard
de Lacaze-Duthiers.
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