Dans cette prose de conscience du danger qui s'approche de l'humanité entière disparait la vieille conception géométrique de l'avenir. Le vieil avenir régulier et honnête cède la place à l'angoisse. Il y a deux siècles, le sort des sociétés futures a été décrit conformément à des rêves de légistes, avec le but immédiat de faire disparaitre toute ombre des perspectives de l'existence bourgeoise: à ce moment toute image effrayante du désordre et de l'accablement possible a été chassée comme un spectre. C'est en partie à tort que le mouvement ouvrier a repris à son compte la naïve apocalypse bourgeoise: il a été presque insensé de charger la matière, la production matérielle, des promesses les plus touchantes, comme si, à partir d'un certain point, nécessairement, cette production ne devait plus ressembler en rien aux autres forces matérielles qui, de toutes parts, laissent indifféremment libres les possibilités de l'ordre et du désordre, de la souffrance et du plaisir. Il faudrait actuellement renoncer à toute compréhension pour ne pas voir que l'admirable confiance propre en même temps à Marx et à l'ensemble du socialisme a été justifiée affectivement et non scientifiquement: la possibilité (peut-être le devoir) d'une telle justification affective n'a d'ailleurs disparu qu'à une date récente.
Mais aujourd'hui, si l'affectivité révolutionnaire n'a plus d'autre issue que le "malheur de la conscience", elle y revient comme à sa première maitresse. Dans le malheur seulement, elle retrouve l'intensité douloureuse sans laquelle la résolution fondamentale de la Révolution, le "ni Dieu ni maitres" des ouvriers révoltés perd sa brutalité radicale. Désorientés et désunis, les exploités doivent aujourd'hui se mesurer avec les dieux ( les patries) et avec les maitres les plus impératifs de tous ceux qui les ont jamais asservis. Et ils doivent en même temps se suspecter les uns les autres, de peur que ceux qui les entrainent à la lutte ne deviennent à leur tour leurs maitres.
Or il est vraisemblable que beaucoup de conquêtes humaines ont dépendu d'une situation misérable ou désespérée. le désespoir n'est même pratiquement que le comportement affectif dont la valeur dynamique est la plus grande. Il constitue ainsi le seul élément dynamique possible - et nécessaire - dans les circonstances actuelles, lorsque les données théoriques se trouvent mises en question. Il serait impossible en effet débranler suffisamment un appareil théorique qui a le défaut d'être la foi commune - et aveugle - d'un trop grand nombre, sans recourir à la justification du désespoir, sans bénéficier d'un état d'esprit désorienté et anxieux. Dans ces conditions, les solutions prématurées, les regroupements hâtifs sur des formules à peine modifiées, et même la simple croyance à la possibilité de tels regroupements sont autant d'obstacles, il est vrai négligeables, à la survie désespérée du mouvement révolutionnaire. L'avenir ne repose pas sur les efforts minuscules de quelques rassembleurs d'un optimisme incorrigible: il dépend tout entier de la désorientation générale.
Il n'est même pas certain que le travail théorique actuel puisse dépasser sensiblement une désorientation profonde, devenue un fait dominant depuis l'effondrement du mouvement ouvrier en Allemagne. S'il est possible, en effet, d'accéder à des causes qui rendent compte de l'inefficacité, tout au moins provisoire, de l'activité révolutionnaire, la possibilité de supprimer ou de modifier ces causes n'est pas donnée; en conséquence le travail qui revèle une telle situation apparait en premier lieu comme vanité accomplie.
Toutefois il est évident que le temps, c'est-à-dire la nécessité du mouvement historique, demeure capable de réaliser des changements qui ne peuvent pas dépendre directement de l'action d'un parti. Et vivant dans l'attente d'une tel changement, il reste nécessaire de ne pas succomber à des forces destructrices qui, aujourd'hui, ont contre le mouvement ouvrier l'initiative de l'attaque. or le temps est peut-être venu où ceux qui, de toutes parts, parlent de "lutte contre le fascisme" devraient commencer à comprendre que les conceptions qui, dans leur esprit, accompagnent cette formule ne sont pas moins puériles que celles des sorciers luttant contre les orages.
Et comme, d'autre part, des évènements imprévisibles et précipités peuvent - même dans un temps relativement proche - lever les obstacles qui s'opposent aujourd'hui au succès de l'activité révolutionnaire, seule la "violence du désespoir" est assez grande pour fixer l'attention - comme il est nécessaire de le faire dès maintenant- sur le problème fondamental de l'état. En face d'un tel problème, il existe dans les milieux révolutionnaires une mauvaise volonté déconcertante, un aveuglement maladif. Contre toute vraisemblance, il semble encore à de nombreux communistes que le livre de Lénine continue à répondre à toute difficulté possible, ce qui prouve suffisamment la mauvaise conscience d'agités aveugles qui pensent, au fond d'eux-mêmes, que le problème est insoluble, qu'en conséquence il est nécessaire de le nier. Décréter, comme ils le font, qu'après Lénine, la simple position du problème relève de l'anarchisme petit-bourgeois ne fait que révéler davantage cette mauvaise conscience ( il n'existe pas humainement de mépris assez tranché pour répondre à l'emploi de cette vieille argutie, dérisoire insulte à toute bonne foi, insulte au refus de s'aveugler). le problème de l'état se pose en effet avec une brutalité sans nom, avec la brutalité de la police, comme une sorte de défi à tout espoir. Pas plus que d'en nier l'existence, il ne peut être question de se retrancher sur des principes mais avec des forces. Que des forces sociales puissent se composer et s'organiser en contradiction avec la souveraineté de l'état socialiste dictatorial, il est évident que seule une expérience historique pourrait en donner la certitude. Mais il n'est pas moins évident qu'un tel état, disposant des moyens de subsistance de chaque participant, dispose par là d'une puissance de contrainte qui doit trouver sa limitation du dedans ou du dehors: or toute limitation extérieure est inconcevable si aucune existence sociale, aucune force indépendante de l'état n'est possible.
Des institutions démocratiques -réalisables, et d'ailleurs exigibles, à l'intérieur d'un parti prolétarien - peuvent donner par contre une limitation interne. Mais le principe de la démocratie, discrédité par la politique libérale, ne peut donc redevenir une force vive qu'en fonction dfe l'angoisse provoquée dans les classes ouvrières par la naissance de trois états tout-puissants. A la condition que cette angoisse se compose comme une "force autonome", basée sur la haine de l'autorité d'état.
C'est dans ce sens qu'il est nécessaire de dire actuellement en face de trois sociétés serviles -qu'aucun avenir humain méritant ce nom ne peut être attendu sinon d'une angoisse libératrice des prolétaires.
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