mercredi 13 septembre 2023

Article de Georges Bataille sur 3 recueils de poèmes

 André Breton: Le révolver à cheveux blancs

Tristan Tzara: Où boivent les loups

Paul Eluard: La vie immédiate


Ces trois recueils de poèmes sont à peu près les seuls témoins pour cette année de l'activité diminuée du surréalisme et il est certainement conforme à la volonté de leurs auteurs de les considérer non d'un point de vue vague et plus ou moins platement littéraire mais d'un point de vue qu'ils ont eux-mêmes cherchés à à définir.

Le surréalisme a voulu introduire non exactement dans l'existence littéraire, considérée comme une fonction spécialisée, mais dans l'existence tout court, un mode d'activité excédant les limites - celles que fixent non seulement les lois mais les coutumes- qui atrophient aussi bien que la pensée et son expression, les actes et les attitudes. Les critiques formulées de part et d'autre n'ont évité l'insignifiance que dans la mesure où elles ont rapporté tel ou tel résultat au but proposé.

Dans ce dernier cas elles accablent des littérateurs qui n'ont échappé que pour une assez faible part à la dégradation d'une vie intellectuelle qui, en raison même de son développement extensif, est ravalée de plus en plus près au niveau de la niaiserie.

Mais il faut reconnaitre qu'il est insuffisant de constater ironiquement la disproportion entre un effort et ses résultats.

Il est certain que toute activité digne d'intérêt suppose une rupture radicale avec le monde de vanité pauvre, de pensée raréfiée, où se situe l'agitation de la bourgeoisie littéraire actuelle. Il reste possible d'attribuer une importance vitale à la représentation de l'homme à ses propres yeux et de n'admettre dans aucune mesure des conditions d'expression qui font obligatoirement de cette représentation une farce sénile, à peine prétentieuse parfois, à peine perverse. Or la résolution d'accéder à une région parfaitement étrangère à ce monde des petites grimaces a été exprimée par les surréalistes avec une certaine force et c'est pourquoi leurs cuisines , leurs préciosités pauvres, leurs provocations conventionnelles qui ont répondu, sans compensation appréciable, à cette résolution, ne sont pas risibles en ce sens qu'elles justifient un pessimisme à peu près sans réserve.

André Breton publie sous le tire "Le révolver à cheveux blancs" un recueil de poèmes écrits de 1915 à à l'année présente, qui a tout le moins le mérite de ne pas insister sur des promesses trop vaguement tenues. Au contraire il situe l'ensemble d'une activité poétique, à la suite d'une tradition littéraire française dont le représentant le plus typique est Stéphane Mallarmé et à laquelle Paul Valéry lui-même se rattache. Les apports techniques propres du surréalisme qui devaient bouleverser l'expression, et avec l'expression la vie, apparaissent réduits à leur juste mesure: une méthode aussi pauvre que les autres dans une série de tentatives caractérisées par le fait que la recherche des méthodes s'est substituée à la vulgaire inspiration poétique.

Il est possible cependant de considérer dans cette série la méthode surréaliste comme un terme après lequel toute nouveauté du même ordre sera insoutenable dès l'abord. Elle aurait ainsi le mérite d'une démonstration achevée : la recherche systématique des modes d'expression a eu pour résultat de rapprocher une image de plus en plus "étrangère" de la poésie, mais cette image se vidait d'une partie de sa signification humaineà mesure qu'elle se débarrassait certains éléments en liaison immédiate avec les éléments essentiels de la vie. Le "révolver à cheveux blancs" se situe entièrement dans cette impasse.

ce recueil est précédé d'une sorte de préface dans laquelle André Breton lui-même arrive à parler de puérilité et qui est certainement le produit le plus dégénéré de la littérature surréaliste: à cette limite de la fadeur, il est difficile de faire la différence avec les jardinages écoeurants de Jean Cocteau.

Les poèmes de Tristan Tzara sont empreints d'une grandeur incontestable. Et s'ils apparaissent "étrangers" et situés en dehors de la vie, ce caractère d'isolement, loin de relever de l'impuissance, est sans doute tout ce qui existe au monde de plus aveuglant. L'expression, dans les limites de la poésie, atteint ainsi un point extrême. Mais en même temps elle se révèle incapable de modifier le cours d'aucune existence et de répondre au besoin fondamental exprimé par le surréalisme. La rupture avec la vie dans son ensemble n'est encore, si séduisante qu'elle soit, que l'aboutissement des tendances abrutissantes de la poésie mallarméenne. Il apparait d'une façon particulièrement claire avec Tzara, en raison même d'une réelle puissance d'expression, que le surréalisme ne peut avoir d'autres sens que de porter à leur extrême l'épuisement, le vide et le désespoir qui donnent son sens le plus profond à l'existence mentale des sociétés modernes. Il ne pourrait en aucun cas tenir la promesse qu'il a faite de procéder à une sortie hors de cette existence, étant incapables de réaliser une liaison de la poésie avec la vie.

La poésie de Paul Eluard est vivement goûtée par une classe d'amateurs éclairés de littérature moderne , mais elle n'a rien à voir avec la poésie. l'auteur lui-même, qui doit en souffrir, n'hésite pas à traiter d'"hommes plus petits que nature" les gens qui aiment ce qu'il écrit."

   

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