mercredi 13 septembre 2023

Céline Louis Ferdinand : Voyage au bout de la nuit Article de Georges Bataille

 La misère n'est pas seulement souffrance, elle est à la base d'un grand nombre de formes humaines dont la littérature a pour fonction de signifier la valeur (ainsi l'extrême dénuement ou les maladies infectes comme la lèpre donnent aux hommes qu'ils accablent une grandeur à laquelle il est impossible d'atteindre dans les circonstances ordinaires). Pour la compréhension de cette relation paradoxale entre l'homme et sa misère matérielle, il est utile de rappeler qu'il s'agit d'une fonction précédemment assumée par la religion chrétienne.

Le roman déjà célèbre de Céline peut être considéré comme la description des rapports qu'un homme entretient avec sa propre mort, en quelque sorte présente dans chaque image de la misère humaine qui apparait au cours du récit. Or, l'usage que fait un homme de sa propre mort - chargée de donner à l'existence vulgaire un sens terrible- n'est nullement une pratique nouvelle: il ne diffère pas fondamentalement de la méditation monacale devant un crâne. Toutefois la grandeur du "Voyage au bout de la nuit" consiste en ceci qu'il n'est fait "aucun" appel au sentiment de pitié démente que la servilité  chrétienne avait lié à la conscience de la misère: aujourd'hui, prendre conscience de cette misère, sans en excepter les pires dégradations - de l'ordure à la mort, de la chiennerie au crime- ne signifie plus le besoin d'humilier les êtres humains devant une puissance supérieure; la conscience de la misère n'est plus extérieure et aristocratique mais vécue; elle ne se réfère plus à une autorité divine, même paternelle: elle est devenue au contraire le principe d'une fraternité d'autant plus poignante que la misère est plus atroce, d'autant plus vraie que celui qui en prend conscience reconnait appartenir à la misère, non seulement par le corps et le ventre, mais par la vie entière.

Il n'est plus temps de jouer le jeu dérisoire de Zola empruntant sa grandeur au malheur des hommes et demeurant lui-même "étranger" aux misérables. Ce qui isole le "Voyage au bout de la nuit" et lui donne sa signification humaine, c'est l'échange de vie pratiqué avec ceux que la misère rejette hors de l'humanité - échange de vie et de mort, de mort et de déchéance: une certaine déchéance étant à la base de la fraternité consiste à renoncer à des revendications et à une conscience personnelles, afin de faire siennes les revendications et la conscience de la misère, c'est-à-dire de l'existence du plus grand nombre.

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