La question qui, depuis six
mois, divise si douloureusement le pays est en train de se transformer : simple
question de fait à l'origine, elle s'est peu à peu généralisée. L'intervention récente
d'un littérateur connu a beaucoup aidé à ce résultat. Il semble qu'on ait
trouvé le moment venu de renouveler par un coup d'éclat une polémique qui
s'attardait en redites. C'est pourquoi, au lieu de reprendre à nouveau la
discussion des faits, on a voulu, d'un bond, s'élever jusqu'aux principes :
c'est à l'état d'esprit des « intellectuels » , aux idées fondamentales dont
ils se réclament, et non plus au détail de leur argumentation qu'on s'est
attaqué. S'ils refusent obstinément « d'incliner leur logique devant la parole
d'un général d'armée », c'est évidemment qu'ils s'arrogent le droit de juger
par eux-mêmes de la question ; c'est qu'ils mettent leur raison au-dessus de
l'autorité, c'est que les droits de l'individu leur paraissent
imprescriptibles. C'est donc leur individualisme qui a déterminé leur schisme. Mais
alors, a-t-on dit, si l'on veut ramener la paix dans les esprits et prévenir le
retour de semblables discordes, c'est cet individualisme qu'il faut prendre
corps à corps. Il faut tarir une fois pour toutes cette inépuisable source de
divisions intestines. Et une véritable croisade a commencé contre ce fléau
public, contre « cette grande maladie du temps présent ». Nous acceptons
volontiers le débat dans ces termes. Nous aussi nous croyons que les
controverses d'hier ne faisaient qu'exprimer superficiellement un dissentiment
plus profond ; que les esprits se sont départagés beaucoup plus sur une
question de principe que sur une question de fait. Laissons donc de côté les
arguments de circonstance qui sont échangés de part et d'autre ; oublions
l'affaire elle-même et les tristes spectacles dont nous avons été les témoins.
Le problème qu'on dresse devant nous dépasse infiniment les incidents actuels
et en doit être dégagé.
I
II est une première
équivoque dont il faut se débarrasser avant tout. Pour faire plus facilement le
procès de l'individualisme, on le confond avec l'utilitarisme étroit et
l'égoïsme utilitaire de Spencer et des économistes. C'est se faire la partie
belle. On a beau jeu, en effet, à dénoncer comme un idéal sans grandeur ce
commercialisme mesquin qui réduit la société à n'être qu'un vaste appareil de
production et d'échange, et il est trop clair que toute vie commune est
impossible s'il n'existe pas d'intérêts supérieurs aux intérêts individuels.
Que de semblables doctrines soient traitées d'anarchiques, rien donc n'est plus
mérité et nous y donnons les mains. Mais ce qui est inadmissible, c'est qu'on
raisonne comme si cet individualisme était le seul qui existât ou même qui fût
possible. Tout au contraire, il devient de plus en plus une rareté et une
exception. La philosophie pratique de Spencer est d'une telle misère morale
qu'elle ne compte plus guère de partisans. Quant aux économistes, s'ils se sont
laissés jadis séduire par le simplisme de cette théorie, depuis longtemps ils
ont senti la nécessité de tempérer la rigueur de leur orthodoxie primitive et
de s'ouvrir à des sentiments plus généreux. M. de Molinari est à peu près le
seul, en France, qui soit resté intraitable et je ne sache pas qu'il ait exercé
une grande influence sur les idées de notre époque. En vérité, si
l'individualisme n'avait pas d'autres représentants, il serait bien inutile de
remuer ainsi ciel et terre pour combattre un ennemi qui est en train de mourir
tranquillement de mort naturelle. Mais il existe un autre individualisme dont
il est moins facile de triompher. Il a été professé, depuis un siècle, par la
très grande généralité des penseurs : c'est celui de Kant et de Rousseau, celui
des spiritualistes, celui que la Déclaration des droits de l'homme a tenté,
plus ou moins heureusement, de traduire en formules, celui qu'on enseigne
couramment dans nos écoles et qui est devenu la base de notre catéchisme moral.
On croit, il est vrai, l'atteindre sous le couvert du premier, mais il en diffère
profondément et les critiques qui s'appliquent à l'un ne sauraient convenir à
l'autre. Bien loin qu'il fasse de l'intérêt personnel l'objectif de la
conduite, il voit dans tout ce qui est mobile personnel la source même du mal.
Suivant Kant, je ne suis certain de bien agir que si les motifs qui me
déterminent tiennent, non aux circonstances particulières dans lesquelles je
suis placé, mais à ma qualité d'homme in abstracto. Inversement, mon action est
mauvaise, quand elle ne peut se justifier logiquement que par ma situation de
fortune ou par ma condition sociale, par mes intérêts de classe ou de caste,
par mes passions, etc. C'est pourquoi la conduite immorale se reconnaît à ce
signe qu'elle est étroitement liée à l'individualité de l'agent et ne peut être
généralisée sans absurdité manifeste. De même, si, suivant Rousseau, la volonté
générale, qui est la base du contrat social, est infaillible, si elle est
l'expression authentique de la justice parfaite, c'est qu'elle est une
résultante de toutes les volontés particulières ; par suite, elle constitue une
sorte de moyenne impersonnelle d'où toutes les considérations individuelles
sont éliminées, parce que, étant divergentes et même antagonistes, elles se
neutralisent et s'effacent mutuellement. Ainsi, pour l'un et pour l'autre, les
seules manières d'agir qui soient morales sont celles qui peuvent convenir à
tous les hommes indistinctement, c'est-à-dire qui sont impliquées dans la
notion de l'homme en général. Nous voilà bien loin de cette apothéose du
bien-être et de l'intérêt privés, de ce culte égoïste du moi qu'on a pu
justement reprocher à l'individualisme utilitaire. Tout au contraire, d'après
ces moralistes, le devoir consiste à détourner nos regards de ce qui nous
concerne personnellement, de tout ce qui tient à notre individualité empirique,
pour rechercher uniquement ce que réclame notre condition d'homme, telle
qu'elle nous est commune avec tous nos semblables. Cet idéal dépasse même
tellement le niveau des fins utilitaires qu'il apparaît aux consciences qui y
aspirent comme tout empreint de religiosité. Cette personne humaine, dont la
définition est comme la pierre de touche d'après laquelle le bien se doit
distinguer du mal, est considérée comme sacrée, au sens rituel du mot pour
ainsi dire. Elle a quelque chose de cette majesté transcendante que les Églises
de tous les temps prêtent à leurs Dieux ; on la conçoit comme investie de cette
propriété mystérieuse qui fait le vide autour des choses saintes, qui les
soustrait aux contacts vulgaires et les retire de la circulation commune. Et
c'est précisément de là que vient le respect dont elle est l'objet. Quiconque
attente à une vie d'homme, à la liberté d'un homme, à l'honneur d'un homme,
nous inspire un sentiment d'horreur, de tout point analogue à celui qu'éprouve
le croyant qui voit profaner son idole. Une telle morale n'est donc pas
simplement une discipline hygiénique ou une sage économie de l'existence ;
c'est une religion dont l'homme est, à la fois, le fidèle et le Dieu. Mais
cette religion est individualiste, puisqu'elle a l'homme pour objet, et que
l'homme est un individu, par définition. Même il n'est pas de système dont
l'individualisme soit plus intransigeant. Nulle part, les droits de l'individu
ne sont affirmés avec plus d'énergie, puisque l'individu y est mis au rang des
choses sacro-saintes ; nulle part, il n'est plus jalousement protégé contre les
empiétements du dehors, d'où qu'ils viennent. La doctrine de l'utile peut facilement
accepter toute sorte de compromissions, sans mentir à son axiome fondamental ;
elle peut admettre que les libertés individuelles soient suspendues toutes les
fois que l'intérêt du plus grand nombre exige ce sacrifice. Mais il n'y a pas
de composition possible avec un principe qui est ainsi mis en dehors et
au-dessus de tous les intérêts temporels. Il n'y a pas de raison d'État qui
puisse excuser un attentat contre la personne quand les droits de la personne
sont au-dessus de l'État. Si donc l'individualisme est, par lui-même, un
ferment de dissolution morale, on doit le voir manifester ici son essence antisociale.
— On conçoit quelle est, cette fois, la gravité de la question. Car ce
libéralisme du XVIIIe siècle qui est, au fond, tout l'objet du litige, n'est
pas simplement une théorie de cabinet, une construction philosophique ; il est
passé dans les faits, il a pénétré nos institutions et nos mœurs, il est mêlé à
toute notre vie, et si, vraiment, il fallait nous en défaire, c'est toute notre
organisation morale qu'il faudrait refondre du même coup.
II
Or, c'est déjà un fait
remarquable que tous ces théoriciens de l'individualisme ne sont pas moins
sensibles aux droits de la collectivité qu'à ceux de l'individu. Nul n'a plus
fortement insisté que Kant sur le caractère supra-individuel de la morale et du
droit ; il en fait une sorte de consigne à laquelle l'homme doit obéir parce
qu'elle est la consigne et sans avoir à la discuter ; et si on lui a reproché
parfois d'avoir outré l'autonomie de la raison, on a pu dire également, non
sans fondement, qu'il a mis à la base de sa morale un acte de foi et de
soumission irraisonnées. D'ailleurs, les doctrines se jugent surtout par leurs
produits, c'est-à-dire par l'esprit des doctrines qu'elles suscitent : or, du
kantisme, sont sorties l'éthique de Fichte, qui est déjà tout imprégnée de
socialisme, et la philosophie de Hegel dont Marx fut le disciple. Pour
Rousseau, on sait comment son individualisme est doublé d'une conception
autoritaire de la société. À sa suite, les hommes de la Révolution, tout en
promulguant la fameuse Déclaration des droits, ont fait la France une,
indivisible, centralisée, et peut-être même faut-il voir avant tout, dans
l'œuvre révolutionnaire, un grand mouvement de concentration nationale. Enfin,
la raison capitale pour laquelle les spiritualistes ont toujours combattu la
morale utilitaire, c'est qu'elle leur paraissait incompatible avec les
nécessités sociales. Dira-t-on que cet éclectisme ne va pas sans contradiction?
Certes, nous ne songeons pas à défendre la manière dont ces différents penseurs
s'y sont pris pour fondre ensemble ces deux aspects de leurs systèmes. Si, avec
Rousseau, on commence par faire de l'individu une sorte d'absolu qui peut et
qui doit se suffire à soi-même, il est évidemment difficile d'expliquer ensuite
comment l'état civil a pu se constituer. Mais il s'agit présentement de savoir,
non si tel ou tel moraliste a réussi à montrer comment ces deux tendances se
réconcilient, mais si, en elles-mêmes, elles sont conciliables ou non. Les
raisons qu'on a données pour établir leur unité peuvent être sans valeur, et
cette unité être réelle ; et déjà le fait qu'elles se sont généralement
rencontrées chez les mêmes esprits est tout au moins une présomption qu'elles
sont contemporaines; d'où il suit qu'elles doivent dépendre d'un même état
social dont elles ne sont vraisemblablement que des aspects différents. Et, en
effet, une fois qu'on a cessé de confondre l'individualisme avec son contraire,
c'est-à-dire avec l'utilitarisme, toutes ces prétendues contradictions
s'évanouissent comme par enchantement. Cette religion de l'humanité a tout ce
qu'il faut pour parler à ses fidèles sur un ton non moins impératif que les
religions qu'elle remplace. Bien loin qu'elle se borne à flatter nos instincts,
elle nous assigne un idéal qui dépasse infiniment la nature ; car nous ne
sommes pas naturellement cette sage et pure raison qui, dégagée de tout mobile
personnel, légifèrerait dans l'abstrait sur sa propre conduite. Sans doute, si
la dignité de l'individu lui venait de ses caractères individuels, des
particularités qui le distinguent d'autrui, on pourrait craindre qu'elle ne
l'enfermât dans une sorte d'égoïsme moral qui rendrait impossible toute
solidarité. Mais, en réalité, il la reçoit d'une source plus haute et qui lui
est commune avec tous les hommes. S'il a droit à ce respect religieux, c'est
qu'il a en lui quelque chose de l'humanité. C'est l'humanité qui est
respectable et sacrée ; or elle n'est pas toute en lui. Elle est répandue chez
tous ses semblables ; par suite, il ne peut la prendre pour fin de sa conduite
sans être obligé de sortir de soi-même et de se répandre au-dehors. Le culte
dont il est, à la fois, et l'objet et l'agent, ne s'adresse pas à l'être
particulier qu'il est et qui porte son nom, mais à la personne humaine, où qu'elle
se rencontre, sous quelque forme qu'elle s'incarne. Impersonnelle et anonyme,
une telle fin plane donc bien au-dessus de toutes les consciences particulières
et peut ainsi leur servir de centre de ralliement. Le fait qu'elle ne nous est
pas étrangère (par cela seul qu'elle est humaine) n'empêche pas qu'elle ne nous
domine. Or, tout ce qu'il faut aux sociétés pour être cohérentes, c'est que
leurs membres aient les yeux fixés sur un même but, se rencontrent dans une
même foi, mais il n'est nullement nécessaire que l'objet de cette foi commune
ne se rattache par aucun lien aux natures individuelles. En définitive,
l'individualisme ainsi entendu, c'est la glorification, non du moi, mais de
l'individu en général. Il a pour ressort, non l'égoïsme, mais la sympathie pour
tout ce qui est homme, une pitié plus large pour toutes les douleurs, pour
toutes les misères humaines, un plus ardent besoin de les combattre et de les
adoucir, une plus grande soif de justice. N'y a-t-il pas là de quoi faire
communier toutes les bonnes volontés. Sans doute, il peut arriver que
l'individualisme soit pratiqué dans un tout autre esprit. Certains l'utilisent
pour leurs fins personnelles, l'emploient comme un moyen pour couvrir leur
égoïsme et se dérober plus aisément à leurs devoirs envers la société. Mais
cette exploitation abusive de l'individualisme ne prouve rien contre lui, de
même que les mensonges utilitaires de l'hypocrisie religieuse ne prouvent rien
contre la religion. Mais j'ai hâte d'en venir à la grande objection. Ce culte
de l'homme a pour premier dogme l'autonomie de la raison et pour premier rite
le libre examen. Or, dit-on, si toutes les opinions sont libres, par quel
miracle seraient- elles harmoniques ? Si elles se forment sans se connaître et
sans avoir à tenir compte les unes des autres, comment ne seraient-elles pas
incohérentes ? L'anarchie intellectuelle et morale serait donc la suite
inévitable du libéralisme. Tel est l'argument, toujours réfuté et toujours
renaissant, que les éternels adversaires de la raison reprennent
périodiquement, avec une persévérance que rien ne décourage, toutes les fois
qu'une lassitude passagère de l'esprit humain le met davantage à leur merci.
Oui, il est bien vrai que l'individualisme ne va pas sans un certain
intellectualisme ; car la liberté de la pensée est la première des libertés.
Mais, où a-t-on vu qu'il ait pour conséquence cette absurde infatuation de
soi-même qui enfermerait chacun dans son sentiment propre et ferait le vide
entre les intelligences ? Ce qu'il exige, c'est le droit, pour chaque individu,
de connaître des choses dont il peut légitimement connaître ; mais il ne
consacre nullement je ne sais quel droit à l'incompétence. Sur une question où
je ne puis me prononcer en connaissance de cause, il ne coûte rien à mon
indépendance intellectuelle de suivre un avis plus compétent. La collaboration
des savants n'est même possible que grâce à cette déférence mutuelle ; chaque
science emprunte sans cesse à ses voisines des propositions qu'elle accepte
sans vérification. Seulement, il faut des raisons à ma raison pour qu'elle
s'incline devant celle d'autrui. Le respect de l'autorité n'a rien
d'incompatible avec le rationalisme pourvu que l'autorité soit fondée
rationnellement. C'est pourquoi, quand on vient sommer certains hommes de se
rallier à un sentiment qui n'est pas le leur, il ne suffit pas, pour les
convaincre, de leur rappeler ce lieu commun de rhétorique banale que la société
n'est pas possible sans sacrifices mutuels et sans un certain esprit de
subordination ; il faut encore justifier dans l'espèce la docilité qu'on leur
demande, en leur démontrant leur incompétence. Que si, au contraire, il s'agit
d'une de ces questions qui ressortissent, par définition, au jugement commun,
une pareille abdication est contraire à toute raison et, par conséquent, au
devoir. Or, pour savoir s'il peut être permis à un tribunal de condamner un
accusé sans avoir entendu sa défense, il n'est pas besoin de lumières
spéciales. C'est un problème de morale pratique pour lequel tout homme de bon
sens est compétent et dont nul ne doit se désintéresser. Si donc, dans ces
temps derniers, un certain nombre d'artistes, mais surtout de savants, ont cru
devoir refuser leur assentiment à un jugement dont la légalité leur paraissait
suspecte, ce n'est pas que, en leur qualité de chimistes ou de philologues, de
philosophes ou d'historiens, ils s'attribuent je ne sais quels privilèges
spéciaux et comme un droit éminent de contrôle sur la chose jugée. Mais c'est
que, étant hommes, ils entendent exercer tout leur droit d'hommes et retenir
pardevers eux une affaire qui relève de la seule raison. Il est vrai qu'ils se
sont montrés plus jaloux de ce droit que le reste de la société ; mais c'est
simplement que, par suite de leurs habitudes professionnelles, il leur tient
plus à cœur. Accoutumés par la pratique de la méthode scientifique à réserver
leur Émile Durkheim (1898), « L'individualisme et les intellect jugement tant
qu'ils ne se sentent pas éclairés, il est naturel qu'ils cèdent moins
facilement aux entraînements de la foule et au prestige de l'autorité.
III
Non seulement
l'individualisme n'est pas l'anarchie, mais c'est désormais le seul système de
croyances qui puisse assurer l'unité morale du pays. On entend souvent dire
aujourd'hui que, seule, une religion peut produire cette harmonie. Cette
proposition, que de modernes prophètes croient devoir développer d'un ton
mystique, est, au fond, un simple truisme sur lequel tout le monde peut
s'accorder. Car on sait aujourd'hui qu'une religion n'implique pas
nécessairement des symboles et des rites proprement dits, des temples et des
prêtres ; tout cet appareil extérieur n'en est que la partie superficielle.
Essentiellement, elle n'est autre chose qu'un ensemble de croyances et de
pratiques collectives d'une particulière autorité. Dès qu'une fin est
poursuivie par tout un peuple, elle acquiert, par suite de cette adhésion
unanime, une sorte de suprématie morale qui l'élève bien au-dessus des fins
privées et lui donne ainsi un caractère religieux. D'un autre côté, il est
évident qu'une société ne peut être cohérente s'il n'existe entre ses membres
une certaine communauté intellectuelle et morale. Seulement, quand on a rappelé
une fois de plus cette évidence sociologique, on n'est pas beaucoup plus avancé
; car s'il est vrai qu'une religion est, en un sens, indispensable, il est non
moins certain que les religions se transforment, que celle d'hier ne saurait
être celle de demain. L'important serait donc de nous dire ce que doit être la
religion d'aujourd'hui. Or tout concourt précisément à faire croire que la
seule possible est cette religion de l'humanité dont la morale individualiste
est l'expression rationnelle. À quoi, en effet, pourrait désormais se prendre
la sensibilité collective ? À mesure que les sociétés deviennent plus
volumineuses, se répandent sur de plus vastes territoires, les traditions et
les pratiques, pour pouvoir se plier à la diversité des situations et à la
mobilité des circonstances, sont obligées de se tenir dans un état de
plasticité et d'inconsistance qui n'offre plus assez de résistance aux
variations individuelles. Celles-ci, étant moins bien contenues, se produisent
plus librement et se multiplient : c'est-à-dire que chacun suit davantage son
sens propre. En même temps, par suite d'une division du travail plus
développée, chaque esprit se trouve tourné vers un point différent de
l'horizon, reflète un aspect différent du monde et, par conséquent, le contenu
des consciences diffère d'un sujet à l'autre. On s'achemine ainsi peu à peu vers
un état, qui est presque atteint dès maintenant, et où les membres d'un même
groupe social n'auront plus rien de commun entre eux que leur qualité d'homme,
que les attributs constitutifs de la personne humaine en général. Cette idée de
la personne humaine, nuancée différemment suivant la diversité des tempéraments
nationaux, est donc la seule qui se maintienne, immuable et impersonnelle,
par-dessus le flot changeant des opinions particulières ; et les sentiments
qu'elle éveille sont les seuls qui se retrouvent à peu près dans tous les
cœurs. La communion des esprits ne peut plus se faire sur des rites et des
préjugés définis puisque rites et préjugés sont emportés par le cours des
choses ; par suite, il ne reste plus rien que les hommes puissent aimer et honorer
en commun, si ce n'est l'homme lui-même. Voilà comment l'homme est devenu un
dieu pour l'homme et pourquoi il ne peut plus, sans se mentir à soi-même, se
faire d'autres dieux. Et comme chacun de nous incarne quelque chose de
l'humanité, chaque conscience individuelle a en elle quelque chose de divin, et
se trouve ainsi marquée d'un caractère qui la rend sacrée et inviolable aux
autres. Tout l'individualisme est là ; et c'est là ce qui en fait la doctrine
nécessaire. Car, pour en arrêter l'essor, il faudrait empêcher les hommes de se
différencier de plus en plus les uns des autres, niveler leurs personnalités,
les ramener au vieux conformisme d'autrefois, contenir, par conséquent, la
tendance des sociétés à devenir toujours plus étendues et plus centralisées, et
mettre un obstacle aux progrès incessants de la division du travail ; or une
telle entreprise, désirable ou non, dépasse infiniment toutes les forces
humaines. Que nous propose-t-on, d'ailleurs, à la place de cet individualisme
décrié ? On nous vante les mérites de la morale chrétienne et on nous invite
discrètement à nous y rallier. Mais ignore-t-on que l'originalité du christianisme
a justement consisté dans un remarquable développement de l'esprit
individualiste ? Alors que la religion de la cité était tout entière faite de
pratiques matérielles d'où l'esprit était absent, le christianisme a montré
dans la foi intérieure, dans la conviction personnelle de l'individu la
condition essentielle de la piété. Le premier, il a enseigné que la valeur morale
des actes doit se mesurer d'après l'intention, chose intime par excellence, qui
se dérobe par nature à tous les jugements extérieurs et que l'agent seul peut
apprécier avec compétence. Le centre même de la vie morale a été ainsi
transporté du dehors au-dedans et l'individu érigé en juge souverain de sa
propre conduite, sans avoir d'autres comptes à rendre qu'à lui-même et à son
Dieu. Enfin, en consommant la séparation définitive du spirituel et du
temporel, en abandonnant le monde à la dispute des hommes, le Christ l'a livré
du même coup à la science et au libre examen : ainsi s'expliquent les rapides
progrès que fit l'esprit scientifique du jour où les sociétés chrétiennes
furent constituées. Qu'on ne vienne donc pas dénoncer l'individualisme comme l'ennemi
qu'il faut combattre à tout prix ! On ne le combat que pour y revenir, tant il
est impossible d'y échapper. On ne lui oppose pas autre chose que lui- même ;
mais toute la question est de savoir quelle en est la juste mesure et s'il y a
quelque avantage à le déguiser sous des symboles. Or s'il est aussi dangereux
qu'on dit, on ne voit pas comment il pourrait devenir inoffensif ou bienfaisant
par cela seul qu'on en aura dissimulé la nature véritable à l'aide de
métaphores. Et d'un autre côté, si cet individualisme restreint qu'est le
christianisme a été nécessaire il y a dix-huit siècles, il y a bien des chances
pour qu'un individualisme plus développé soit indispensable aujourd'hui ; car
les choses ont changé depuis. C'est donc une singulière erreur de présenter la
morale individualiste comme l'antagoniste de la morale chrétienne ; tout au
contraire, elle en est dérivée. En nous attachant à la première, nous ne
renions pas notre passé ; nous ne faisons que le continuer. On est maintenant
mieux en état de comprendre pour quelle raison certains esprits croient devoir
opposer une résistance opiniâtre à tout ce qui leur paraît menacer la croyance
individualiste. Si toute entreprise dirigée contre les droits d'un individu les
révolte, ce n'est pas seulement par sympathie pour la victime ; ce n'est pas
non plus par crainte d'avoir eux mêmes à souffrir de semblables injustices.
Mais c'est que de pareils attentats ne peuvent rester impunis sans compromettre
l'existence nationale. En effet, il est impossible qu'ils se produisent en
liberté sans énerver les sentiments qu'ils violent; et comme ces sentiments
sont les seuls qui nous soient communs, ils ne peuvent s'affaiblir sans que la
cohésion de la société en soit ébranlée. Une religion qui tolère les sacrilèges
abdique tout empire sur les consciences. La religion de l'individu ne peut donc
se laisser bafouer sans résistance, sous peine de ruiner son crédit ; et comme
elle est le seul lien qui nous rattache les uns aux autres, une telle faiblesse
ne peut pas aller sans un commencement de dissolution sociale. Ainsi l'individualiste,
qui défend les droits de l'individu, défend du même coup les intérêts vitaux de
la société ; car il empêche qu'on n'appauvrisse criminellement cette dernière
réserve d'idées et de sentiments collectifs qui sont l'âme même de la nation.
Il rend à sa patrie le même service que le vieux Romain rendait jadis à sa cité
quand il défendait contre des novateurs téméraires les rites traditionnels. Et
s'il est un pays entre tous les autres où la cause individualiste soit vraiment
nationale, c'est le nôtre ; car il n'en est pas qui ait aussi étroitement
solidarisé son sort avec le sort de ces idées. C'est nous qui en avons donné la
formule la plus récente, et c'est de nous que les autres peuples l'ont reçue ;
et c'est pourquoi nous passions jusqu'à présent pour en être les représentants
les plus autorisés. Nous ne pouvons donc les renier aujourd'hui, sans nous
renier nous-mêmes, sans nous diminuer aux yeux du monde, sans commettre un
véritable suicide moral. On s'est demandé naguère s'il ne conviendrait pas
peut-être de consentir à une éclipse passagère de ces principes, afin de ne pas
troubler le fonctionnement d'une administration publique, que tout le monde,
d'ailleurs, reconnaît être indispensable à la sûreté de l'État. Nous ne savons
si l'antinomie se pose réellement sous cette forme aiguë ; mais, en tout cas,
si vraiment un choix est nécessaire entre ces deux maux, ce serait prendre le
pire que de sacrifier ainsi ce qui a été jusqu'à ce jour notre raison d'être
historique. Un organe de la vie publique, si important qu'il soit, n'est qu'un
instrument, un moyen en vue d'une fin. Que sert de conserver avec tant de soin
le moyen, si l'on se détache de la fin? Et quel triste calcul que de renoncer,
pour vivre, à tout ce qui fait le prix et la dignité de la vie,
Et
propter vitam vivendi perdere causas !
IV
En vérité, nous craignons
qu'il n'y ait eu quelque légèreté dans la façon dont a été engagée cette
campagne. Une similitude verbale a pu faire croire que l'individualisme
dérivait nécessairement de sentiments individuels, partant égoïstes. En
réalité, la religion de l'individu est d'institution sociale, comme toutes les
religions connues. C'est la société qui nous assigne cet idéal, comme la seule
fin commune qui puisse actuellement rallier les volontés. Nous la retirer,
alors qu'on n'a rien d'autre à mettre à la place, c'est donc nous précipiter
dans cette anarchie morale qu'on veut précisément combattre 4. Il s'en faut
toutefois que nous considérions comme parfaite et définitive la formule que le
XVIIIe siècle a donnée de l'individualisme et que nous avons eu le tort de
conserver presque sans changements. Suffisante il y a un siècle, elle a
maintenant besoin d'être élargie et complétée. Elle ne présente
l'individualisme que par son côté le plus négatif. Nos pères s'étaient
exclusivement donné pour tâche d'affranchir l'individu des entraves politiques
qui gênaient son développement. La liberté de penser, la liberté d'écrire, la
liberté de voter furent donc mises par eux au rang des premiers biens qu'il
fallait conquérir, et cette émancipation était certainement la condition
nécessaire de tous les progrès ultérieurs. Seulement, emportés par les ardeurs
de la lutte, tout entiers au but qu'ils poursuivaient, ils finirent par ne plus
rien voir au-delà et par ériger en une sorte de fin dernière ce terme prochain
de leurs efforts. Or la liberté politique est un moyen, non une fin ; elle n'a
de prix que par la manière dont elle est mise en usage ; si elle ne sert pas à
quelque chose qui la dépasse, elle n'est pas seulement inutile ; elle devient
dangereuse. Arme de combat, si ceux qui la manient ne savent pas l'employer
dans des luttes fécondes, ils ne tardent pas à la tourner contre eux-mêmes. Et
c'est justement pour cette raison qu'elle est aujourd’hui tombée dans un
certain discrédit. Les hommes de ma génération se rappellent quel fut notre
enthousiasme quand, il y a une vingtaine d'années, nous vîmes enfin tomber les
dernières barrières qui contenaient nos impatiences. Mais hélas ! le
désenchantement vint vite ; car il fallut bientôt s'avouer qu'on ne savait pas
quoi faire de cette liberté si laborieusement conquise. Ceux à qui nous la
devions ne s'en servirent que pour s'entredéchirer les uns les autres. Et c'est
dès ce moment qu'on sentit se lever sur le pays ce vent de tristesse et de
découragement, qui devint plus fort de jour en jour et qui devait finir par
abattre les courages les moins résistants. Ainsi, nous ne pouvons nous en tenir
à cet idéal négatif. Il faut dépasser les résultats acquis, ne serait-ce que
pour les conserver. Si nous n'apprenons pas enfin à mettre en œuvre les moyens
d'action que nous avons entre les mains, il est inévitable qu'ils se
déprécient. Usons donc de nos libertés pour chercher ce qu'il faut faire et
pour le faire, pour adoucir le fonctionnement de la machine sociale, si rude
encore aux individus, pour mettre à leur porte tous les moyens possibles de
développer leurs facultés sans obstacles, pour travailler enfin faire une
réalité du fameux précepte : À chacun selon ses œuvres ! Reconnaissons même
que, d'une manière générale, la liberté est un instrument délicat dont le
maniement doit s'apprendre et exerçons-y nos enfants ; toute l'éducation morale
devrait être orientée dans ce but. On voit que la matière ne risque pas de
manquer à notre activité. Seulement, s'il est certain qu'il nous faudra
désormais nous proposer des fins nouvelles au-delà de celles qui sont
atteintes, il serait insensé de renoncer aux secondes pour mieux poursuivre les
premières : car les progrès nécessaires ne sont possibles que grâce aux progrès
effectués. Il s'agit de compléter, d'étendre, d'organiser l'individualisme, non
de le restreindre et de le combattre. Il s'agit d'utiliser la réflexion, non de
lui imposer silence. Elle seule peut nous aider à sortir des difficultés
présentes ; nous ne voyons pas ce qui peut en tenir lieu. Ce n'est pourtant pas
en méditant la Politique tirée de l'Écriture sainte que nous trouverons jamais
les moyens d'organiser la vie économique et d'introduire plus de justice dans
les relations contractuelles ! Dans ces conditions, le devoir n'apparaît-il pas
tout tracé ? Tous ceux qui croient à l'utilité, ou même simplement à la
nécessité des transformations morales accomplies depuis un siècle, ont le même
intérêt : ils doivent oublier les divergences qui les séparent et coaliser
leurs efforts pour maintenir les positions acquises. Une fois la crise
traversée, il y aura certainement lieu de se rappeler les enseignements de
l'expérience, afin de ne pas retomber dans cette inaction stérilisante dont
nous portons actuellement la peine ; mais cela, c'est l'œuvre de demain. Pour
aujourd'hui, la tâche urgente et qui doit passer avant toutes les autres, c'est
de sauver notre patrimoine moral ; une fois qu'il sera en sûreté nous verrons à
le faire prospérer. Que le danger commun nous serve du moins à secouer notre
torpeur et à nous faire reprendre goût à l'action ! Et déjà, en effet, on voit
par le pays des initiatives qui s'éveillent, des bonnes volontés qui se
cherchent. Vienne quelqu'un qui les groupe et les mène au combat et peut-être
la victoire ne se fera-t-elle pas attendre. Car ce qui doit nous rassurer dans
une certaine mesure, c'est que nos adversaires ne sont forts que de notre
faiblesse. Ils n'ont ni cette foi profonde ni ces ardeurs généreuses qui
entraînent irrésistiblement les peuples aux grandes réactions comme aux grandes
révolutions. Non certes que nous songions à contester leur sincérité ! Mais
comment ne pas sentir tout ce que leur conviction a d'improvisé ? Ce ne sont ni
des apôtres qui laissent déborder leurs colères ou leur enthousiasme, ni des
savants qui nous apportent le produit de leurs recherches et de leurs
réflexions ; ce sont des lettrés qu'un thème intéressant a séduits. Il paraît
donc impossible que ces jeux de dilettantes réussissent à retenir longtemps les
masses, si nous savons agir. Mais aussi quelle humiliation si, n'ayant pas
affaire à plus forte partie, la raison devait finir pas avoir le dessous, ne
fût-ce que pour un temps !
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