On pourrait écrire des volumes pensée et
d'action qui dérivent des imperfections de langage : synonymes, mots à double
sens, etc. Un exemple s'en trouve dans la confusion qui existe sur la question
du droit de juger, précisément à cause de la double signification de ce mot. La
minorité des forts ou des privilégiés de la fortune qui, au cours de
l'histoire, ont opprimé et exploité la masse travailleuse, a formé peu à peu
une quantité de croyances et d'institutions destinées toutes à assurer,
justifier et perpétuer sa domination. A côté de l'armée et des autres moyens de
contrainte physique, première défense et dernier recours de l'oppression, ils
ont créé une « morale » adaptée à leurs intérêts, qualifiant de délit tout ce
qui porte préjudice à ceux-ci, et formulant un corps de lois pour imposer aux
opprimés, au moyen de sanctions pénales, le respect des principes prétendus de
morale et de justice, mais qui n'expriment en réalité que l'intérêt des
oppresseurs. Cela fait, des gardiens et des défenseurs de la loi, appelés «
juges », furent chargés de constater les violations et de châtier les
violateurs. Ces juges que les privilégiés se sont efforcés toujours de placer
bien haut dans l'esprit public, précisément en tant que soutiens du privilège,
ont été et sont encore une des plaies les plus néfastes du genre humain. Grâce
à eux, toute pensée et tout acte de rébellion a été poursuivi et réprimé ; ce
sont eux qui, à toute époque, ont martyrisé les penseurs qui s'efforçaient à
découvrir un peu de lumière, un peu plus de vérité ; ce sont eux qui envoient à
l'échafaud ou au bagne tous ceux qui se lèvent contre l'oppression et tentent
de conquérir pour le peuple un peu plus de justice ; ce sont eux qui emplissent
les prisons d'une foule de déshérités de la vie, lesquels, même quand ils ont
fait le mal, y ont été poussés, et souvent contraints par ce régime social qui
les frappe pour sa défense. Eux, les juges, en se donnant comme les ministres
de la justice, arrivent à faire supporter et accepter un état de choses que la
pure violence de la soldatesque serait impuissante à maintenir ; et, en se
couvrant d'une indépendance mensongère vis-à-vis des autres organes du
gouvernement et d'une incorruptibilité plus mensongère encore, ils se font les
instruments dociles et empressés des haines, des vengeances, des craintes de
tous les tyrans, grands et petits. Parmi eux, le fait d'être placé au-dessus
des autres, de pouvoir disposer de la vie, de la liberté, des biens de tous
ceux qui tombent entre leurs mains et de faire le métier de condamner autrui,
produit une dégénérescence morale qui les transforme en une sorte de monstres,
sourds à tout sentiment d'humanité, sensibles uniquement à l'horrible volupté
de faire souffrir. Rien de plus naturel que ces juges et cette institution de
la « justice » aient été et soient toujours l'objet des attaques de tout homme
qui aime la liberté et la véritable justice. Ajoutons à tout cela la
compréhension plus exacte que nous avons aujourd'hui de l'influence de
l'hérédité et du milieu social, réduisant au minimum, quand elle ne la détruit
pas entièrement, la responsabilité morale individuelle, et la connaissance plus
approfondie de la psychologie, qui, bien plus qu'à faire la lumière sur le
problème des facteurs qui déterminent l'âme humaine, n'a abouti jusqu'à présent
qu'à en montrer l'immense complexité et la difficulté, et on comprendra
pourquoi l'on a dit que l’ « homme n'a pas le droit de juger l'homme ». Nous
autres, anarchistes, qui voulons éliminer des relations entre les humains la
violence et la contrainte extérieure, nous avons plus raison que tous les
autres de protester contre ce droit de « juger », quand juger signifie
condamner et châtier quiconque ne veut pas se soumettre à la loi faite par les
dominateurs. Mais juger veut dire aussi exprimer son opinion, formuler son
jugement, et ceci n'est rien autre que le simple droit de critiquer, le droit
d'exprimer sa pensée propre sur tout et sur tous, ce qui est le premier
fondement de la liberté. Nier le droit de juger, dans ce sens du mot, n'est pas
seulement nier toute possibilité de progrès, mais aussi nier complètement la
vie intellectuelle et morale de l'humanité. La facilité de tomber dans
l'erreur, les immenses difficultés qu'il y a à juger justement, surtout quand
il s'agit des motifs moraux d'une action humaine, conseillent d'être prudent
dans les jugements, de ne jamais prendre des airs d'infaillibilité, d'être
toujours disposé à se corriger, à juger l'acte en s'occupant le moins possible
de son auteur ; mais tout cela ne peut contredire en aucune façon le droit de
juger, c'est-à-dire de penser et de dire ce qu'on pense. Tel ou tel peut se
tromper, être injuste dans son jugement ; mais la liberté de se tromper, la
liberté de soutenir l'erreur est inséparable de la liberté de défendre ce qui
est vrai et juste : chacun doit avoir la liberté absolue de dire et de proposer
ce qu'il veut, à condition de ne pas imposer son opinion par la force et de
n'employer d'autres armes pour défendre ses jugements que celle du
raisonnement. Certains camarades, par une confusion due à la double
signification du mot « juger », à l'occasion de certains actes appréciés
différemment dans le camp anarchiste, ont cru sortir d'embarras en disant que
les anarchistes ne doivent pas juger. Et pourquoi les anarchistes, qui
proclament la liberté complète, devraient-ils être privés du droit élémentaire
qu'ils réclament pour tous ? Pourquoi eux qui n'admettent ni dogmes, ni papes,
eux qui aspirent à aller toujours de l'avant, devraient-ils renoncer au droit,
à la pratique de la critique mutuelle, moyen et garantie de perfectionnement Les anarchistes n'auraient pas le droit de
juger ? Mais comment combattraient-ils la société actuelle sans l'avoir jugée
mauvaise ? Et prétendre qu'on n'a pas le droit de juger n'est-ce pas déjà un
jugement ? N'est-ce juger qui juge ? Au fond, il ne s'agit de rien autre que
d'une hypocrisie, plus ou moins inconsciente, de l'esprit, provoquée et
renforcée par cette confusion de langage dont nous avons parlé. Ce qu'il y a en
réalité, ce sont des hommes qui dénient le droit de juger à ceux qui ne jugent
pas comme eux, et qui se le refusent à eux-mêmes aussi... quand ils ne savent
comment juger. - Errico MALATESTA.
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