Très peu de gens sachant lire autrefois,
c'est par la parole surtout qu'on endoctrinait les simples ; d'où l'importance
attachée par le prêtre et ses pareils à l'art de persuader oralement.
Aujourd'hui, près du grand nombre, le discours a cédé la place au journal, vrai
maître de l'opinion. L'éditeur de la première gazette française, Théophraste
Renaudot, le pro soupçonnait point assurément l'importance future de son
innovation. Sans remplacer l'éloquence, les journaux eurent un rôle déjà
considé toujours les plus avancés, comme on le croit communément. Si Marat
publiait l'Ami du Peuple, Hébert le Père Duchêne, la droite déversait sa rage
dans les Actes des Apôtres et le Petit Gauthier, qui voulait régénérer la
nation dans un bain de sang. Malgré le silence forcé de l'Empire et les
tracasseries de la Restauration, l'influence des feuilles périodiques ne cessa
de croître au cours du XIXe siècle ; le succès obtenu par la Lanterne, sous
Napoléon III, est resté légendaire. Un Ranc, un Maret et d'autres esprits
loyaux hono Une Séverine y brille comme un anachronisme. Car depuis la guerre,
hélas! les journalistes sincères et dignes, militants probes et écrivains
passionnés pour les causes justes sont devenus rarissimes, et la presse
d'avant-garde est seule d'ordinaire à s'élever contre l'injustice ou la
tyrannie. Financiers, prêtres, politi journaux ; comme les millions ne leur
manquaient pas, ils ont acheté méthodiquement ceux qui étaient à vendre et de
préférence les organes avancés. A l'heure actuelle l'accaparement de la presse
- voir ce mot - par les puissances de réaction, son asservissement presque
total sont, en France, chose accomplie. Cinéma et radiophonie, jugés eux aussi
de précieux auxiliaires pour la diffusion des idées, sont en passe d'être
escamotés de même façon. Distributeurs d'opinions toutes faites, à l'usage du
peu contemporain. D'un instrument qui permettait de libérer les cerveaux en
diffusant la lumière, nos dirigeants ont fait un immense éteignoir, d'où fuse
quotidiennement l'âcre fumée du mensonge et de la calomnie. Au peuple l'on
destine la grande presse d'information, empoisonneuse habile qui s'affirme
impartiale pour corrompre plus facilement. Traî sous les formes innocentes du
fait-divers, de la dépêche imperson objective. Le miel de la surface dérobe, au
lecteur ordinaire, la nocivité du produit qu'il avale chaque matin. Discrète ou
silen gouvernement et de l'évêché, elle invente à plaisir dès qu'il s'agit de
vilipender les causes géné occupaient trois colonnes de sa première page, moins
de quinze jours avant. Pour détourner l'attention des affaires sérieuses, elle
montera en épingle les déboires d'un amoureux et les meurtres des Landrus
grands ou petits ; tout barbouilleur devient pour elle un homme de talent, un
digne citoyen, s'il s'applique à détruire la race honnie des mécréants. Les
journaux dits « d'opinion », thuriféraires patentés d'un homme ou d'un parti,
s'adressent de préférence à la bourgeoisie et aux pro d'adopter, fournisseurs
de pensées confectionnées d'avance comme d'autres le sont de robes ou de
vestons. Et beaucoup de citoyens même très diplômés, les suivent simples
girouettes que l'on tourne et retourne à volonté. Sur un ton doctoral autant
que narcotique, des sorbonards, des académiciens, des parlementaires gâteux
conseillent de s'en tenir à la rigide orthodoxie et aux préjugés sau de nos
pères. Mais qu'il s'agisse du Temps ou du Matin, que l'auteur soit illustre ou
obscur, dans la presse « d'information » comme dans celle « d'idée », c'est la
direction qui d'avance impose la conclusion des articles insérés. A la boîte
aux ordures le papier qui s'écarte du credo professé dans la maison, même et
surtout s'il émane d'un esprit puissant ou engendre la conviction. De simples
porte-plumes, des machines à pondre une prose au goût du patron, voilà ce qu'on
a fait des journalistes, autrefois fiers de leur profession comme d'un
sacerdoce. Combien pourtant doivent souf seulement des visées mercantiles ou
politiques des bailleurs de fonds. Art, poésie, vérité, justice sont bagatelles
insignifiantes pour ce majordome, il connaît seulement la consigne donnée par les
maîtres qui le placèrent là ; et inexorablement il biffe toute pensée
indépendante, menaçant de renvoi le scribe assez imprudent pour tenir compte de
ses convictions personnelles. En fait de beauté littéraire, il n'apprécie que
les formules insipides d'un style sans originalité : insignifiance des idées,
banalité de l'expres pires peut-être des esclaves parce qu'ils livrent,
enchaînés, leur cerveau - la pierre qui voudra ; pour moi, frôlé à maintes
reprises par l'aile sombre et glacée de la faim, sachant ce qu'il en coûte de
choisir l'aléa d'un lendemain sans espérance, je ne m'en sens point le courage.
Puis j'en ai connu et pau j'aurais voulu avoir la toute-puissance que les
croyants prêtent à leur dieu, pour témoigner à ces héros mon affection sans
bornes. Qui dira par contre le degré d'abjection de ces larbins, décorés,
satisfaits, chiens de garde des profi sanguinolente des deniers de Judas. Et le
prêtre leur promet en surplus entrée gratuite au paradis ! Chaque matin, en
passant à la caisse, ils prennent le mot d'ordre émané des officines
ministérielles ou financières ; disposés d'avance à pourfendre ceux qu'ils cajo
serments, à trahir toutes leurs convictions, si l'exigent les commanditaires.
Une idée leur semble bonne dès qu'on la paye largement, eût-elle pour
conséquence la misère ou la mort de milliers d'êtres humains ; et, dût- il
conduire un innocent à l'échafaud, le silence leur paraît légitime quand on
l'achète au prix fort. D'où ces incroyables conversions qui, dans une brusque
volte-face ou par de savants détours, permettent à un journal de s'endormir
dans l'opposition et de se réveiller gouvernemental. Pour que se taisent les
grands quotidiens radicaux, il a suffi, tout près de nous, à l'homme de la
Meuse de faire un ministre d'Hennessy, leur riche et imbécile propriétaire. Car
la direction sait que tout marche pour le mieux dans le meilleur des mondes
quand messieurs les commanditaires sont satisfaits. Elle sait encore que si
l'argent afflue dans les caisses du journal, obtenu sous couleur de publicité
commerciale, dégorgé des fonds secrets ou fourni par la hideuse camarilla des
banquiers, des moines et des militaires, il importe fort peu que meurent de
misère des chômeurs affamés, que les prisons soient remplies d'innocentes
victimes, que des milliers d'adolescents tombent sous les balles des Druses ou
des Marocains. Un silence méthodique arrête toutes les plaintes, étouffe tous
les cris ; les plus misérables sont, au dire de la presse, satisfaits de leur
sort ; ceux qui gouvernent ont la sagesse infinie des dieux descendus ici-bas.
Et contre l'infâme qui trouble un si bel ordre en dénonçant les crimes cachés,
on requiert la rigueur des foudres gouvernementales. De l'or, toujours plus
d'or pour leurs maîtres, voilà ce que récla serviteurs du capitalisme.
Avant-guerre la Maison Krupp payait, par le moyen d'intermédiaires, les articles
ultra-chauvins du Fiqaro ; ces articles annonciateurs d'une guerre prochaine
lui valaient, en effet, des commandes nouvelles de la part du Reich. Nos
industriels super-patriotes usèrent de procédés identiques ; des canons, des
munitions, clamaient leurs hommes de paille, et, pour que se prolongeât la
tuerie, ces mobilisés de l'arrière hurlèrent incessamment, de 1914 à 1918, que
le soldat n'avait qu'à tenir jusqu'au bout. Aujourd'hui le jeu continue,
transposé dans un plan nouveau. Que des requins désirent mines ou con journaux
de proclamer nécessaire une nouvelle exten fabricants d'acier écoulent
difficilement leurs produits et les mê de doter les déserts africains de voies
ferrées ou nos frontières du nord d'un réseau de fortifications ; qu'un Etat
lance un emprunt, ils affirmeront l'affaire excellente et sans aucun risque :
ceux qui prêtèrent au tzar, séduits par leurs fallacieuses assurances, en
savent quelque chose. Ajoutons que, même s'il s'agit d'une pure duperie, la
presse récolte des fruits d'or, car, moins confiante que ses lecteurs, elle
exige au préalable d'être arrosée. Ses enthousiasmes comme ses indignations
sont livrés sur commande ; ils demeurent proportionnels aux sommes consenties
et toujours payables d'avance. Au dire des ambassadeurs russes, nos journaux
patriotes avaient un goût prononcé, avantguerre, pour ces combinaisons-là ;
certains, paraît-il, étaient insatiables. Présentement, c'est aux guichets
anglo-saxons qu'ils passent de préférence ; et, naturellement, ils estiment
traître au pays quiconque ne partage point leur admiration pour la générosité
américaine ou britannique. Tout politicien influent, tout roi de l'or veut
avoir lui aussi un organe à sa dévotion ; un Coty, parfumeur multimillionnaire,
en possède une demi-douzaine. Comité des Forges, Che Maritimes, Associations
Commerciales et Trusts Industriels divers, ont leurs défen la presse. C'est à
qui pourra s'em éclairer l'opinion mais pour l'égarer. A l'heure propice, quand
on voudra forcer la main aux ministres ou peupler le parlement de larbins de la
Ban même point, de ces multiples bouches à feu : artillerie lourde genre
Figaro, Temps et Débats, canons à longue portée du Matin, du Petit Journal, du
Petit Parisien, du Journal, batteries légères des départements, permettra
d'obtenir le résultat visé. Le peuple s'étonne, le peuple s'indigne, le peuple
condamne, s'écrient les plats valets de la bourgeoisie ; avec audace ils se
disent les fidèles interprètes de l'opinion commune et de la volonté des tra
feignent de les croire ; ils en profitent pour ajouter une chaîne nouvelle à
celles dont la plèbe est déjà chargée ou pour confier le pouvoir aux dictateurs
Clemenceau, Poincaré et con d'opérer à coup sûr, les brasseurs de millions
deviennent souvent propriétaires secrets des organes d'allure indépendante,
même teintés d'esprit révolutionnaire. Ainsi l'on capte la clientèle de gauche
et l'on colore d'apparences jacobines les pires entreprises de la réaction ;
depuis la guerre surtout, ces procédés chers à l'Eglise s'avèrent d'usage
courant. En matière de publications littéraires, la bourgeoisie dévote détient
presque le monopole. Grâce à l'argent des Lebaudy, Brunetière s'empara de la
Revue des Deux-Mondes ; un certain comte de Fels est devenu propriétaire de la
Revue de Paris. Quant aux journaux qui prétendent nous renseigner sur
l'ensemble du mouvement litté contemporain, chacun sait qu'on y cite les
auteurs sur présentation de billets de banque ou de billets de confession,
Interminablement l'on y parle du fourbe Maritain, de Josse le jésuite, de
Claudel et des autres pieds-plats dont s'honorent les sacristies. Un silence
glacial accueille tout écrit dont la pensée inquiète mes l'édite a un
portefeuille suffisamment garni. Au point de vue de l'art n'est-ce pas le
suprême argument ! Et les protestations de lecteurs indignés pleuvent à la
direction, dès qu'un journal s'avise de trouver de l'esprit à quelque affreux
mé plaire au client, non de l'instruire ; et pour plaire aujourd'hui il faut
devenir serviteur du dieu Argent ! Organes socialistes et communistes ne
méritent pas tous ces reproches ; si rares sont les défenseurs des humbles et
les journalistes propres qu'il convient même de passer avec quelque indulgence
sur de regrettables défauts. Sauf dans quelques périodiques courageux et
réfractaires aux mots d'ordre, partants exceptionnels, une chose y déplaira
toujours aux libres esprits : l'im orthodoxie exigée des collaborateurs et l'ab
louanges sans fin décernées aux manitous du parti, équilibristes professionnels
de la corde électorale ou traîtres secrets souvent ; puis, préoccupés seulement
des problèmes économiques, ils négligent de travailler à la libération des
esprits. Et nous ne disons rien de leurs tendances autoritaires et
centralisatrices ! Reste la presse anti-autoritaire, libre-penseuse, qui
répugne à toutes les formes d'oppression. Dernier rempart contre la tyrannie
envahissante, elle est plus que jamais la porteuse de flambeau, le guide et le
soutien des cerveaux non asservis. Mais sa flamme est bien faible, hélas ! et
sa lumière perce avec peine les épaisses ténè manque aux écri d'intérêt; mais
leurs ressources sont insignifiantes et, pour que le grand nombre les ignore,
périodiques de gauche comme de droite s'obstinent à ne les point citer. Un
étouffement discret, voilà le traitement qu'on leur réserve depuis maintes
années. En butte à l'universelle malveillance des exploi portes ; un Gohier, un
Hervé, un Buré et tant d'autres, las de leur maigre pitance, ont gagné les gras
pâturages de la réaction. Et celui qui reste fidèle, celui que l'or et les
honneurs ne tentent pas, souffre parfois de ne point rencontrer chez ses frères
une affection consolatrice de bien des maux. Songeons qu'il est par excellence
le semeur de bon grain ; pardonnons-lui des travers inévitables, aidons-le dans
sa tâche ingrate! Car la presse, aujour fut en des temps héroïques : un
instrument de libération, si nous savons harmoniser nos efforts. Comprenons que
la multiplicité des tendances est une force non une fai rendue plus belle par
la diversité de ses fleurs. Restons fraternels entre nous, et réservons aux
tortionnaires du genre humain la totalité de nos coups. L. BARBEDETTE.
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