dimanche 18 octobre 2020

JOURNALISME n. m. Encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 

Très peu de gens sachant lire autrefois, c'est par la parole surtout qu'on endoctrinait les simples ; d'où l'importance attachée par le prêtre et ses pareils à l'art de persuader oralement. Aujourd'hui, près du grand nombre, le discours a cédé la place au journal, vrai maître de l'opinion. L'éditeur de la première gazette française, Théophraste Renaudot, le pro soupçonnait point assurément l'importance future de son innovation. Sans remplacer l'éloquence, les journaux eurent un rôle déjà considé toujours les plus avancés, comme on le croit communément. Si Marat publiait l'Ami du Peuple, Hébert le Père Duchêne, la droite déversait sa rage dans les Actes des Apôtres et le Petit Gauthier, qui voulait régénérer la nation dans un bain de sang. Malgré le silence forcé de l'Empire et les tracasseries de la Restauration, l'influence des feuilles périodiques ne cessa de croître au cours du XIXe siècle ; le succès obtenu par la Lanterne, sous Napoléon III, est resté légendaire. Un Ranc, un Maret et d'autres esprits loyaux hono Une Séverine y brille comme un anachronisme. Car depuis la guerre, hélas! les journalistes sincères et dignes, militants probes et écrivains passionnés pour les causes justes sont devenus rarissimes, et la presse d'avant-garde est seule d'ordinaire à s'élever contre l'injustice ou la tyrannie. Financiers, prêtres, politi journaux ; comme les millions ne leur manquaient pas, ils ont acheté méthodiquement ceux qui étaient à vendre et de préférence les organes avancés. A l'heure actuelle l'accaparement de la presse - voir ce mot - par les puissances de réaction, son asservissement presque total sont, en France, chose accomplie. Cinéma et radiophonie, jugés eux aussi de précieux auxiliaires pour la diffusion des idées, sont en passe d'être escamotés de même façon. Distributeurs d'opinions toutes faites, à l'usage du peu contemporain. D'un instrument qui permettait de libérer les cerveaux en diffusant la lumière, nos dirigeants ont fait un immense éteignoir, d'où fuse quotidiennement l'âcre fumée du mensonge et de la calomnie. Au peuple l'on destine la grande presse d'information, empoisonneuse habile qui s'affirme impartiale pour corrompre plus facilement. Traî sous les formes innocentes du fait-divers, de la dépêche imperson objective. Le miel de la surface dérobe, au lecteur ordinaire, la nocivité du produit qu'il avale chaque matin. Discrète ou silen gouvernement et de l'évêché, elle invente à plaisir dès qu'il s'agit de vilipender les causes géné occupaient trois colonnes de sa première page, moins de quinze jours avant. Pour détourner l'attention des affaires sérieuses, elle montera en épingle les déboires d'un amoureux et les meurtres des Landrus grands ou petits ; tout barbouilleur devient pour elle un homme de talent, un digne citoyen, s'il s'applique à détruire la race honnie des mécréants. Les journaux dits « d'opinion », thuriféraires patentés d'un homme ou d'un parti, s'adressent de préférence à la bourgeoisie et aux pro d'adopter, fournisseurs de pensées confectionnées d'avance comme d'autres le sont de robes ou de vestons. Et beaucoup de citoyens même très diplômés, les suivent simples girouettes que l'on tourne et retourne à volonté. Sur un ton doctoral autant que narcotique, des sorbonards, des académiciens, des parlementaires gâteux conseillent de s'en tenir à la rigide orthodoxie et aux préjugés sau de nos pères. Mais qu'il s'agisse du Temps ou du Matin, que l'auteur soit illustre ou obscur, dans la presse « d'information » comme dans celle « d'idée », c'est la direction qui d'avance impose la conclusion des articles insérés. A la boîte aux ordures le papier qui s'écarte du credo professé dans la maison, même et surtout s'il émane d'un esprit puissant ou engendre la conviction. De simples porte-plumes, des machines à pondre une prose au goût du patron, voilà ce qu'on a fait des journalistes, autrefois fiers de leur profession comme d'un sacerdoce. Combien pourtant doivent souf seulement des visées mercantiles ou politiques des bailleurs de fonds. Art, poésie, vérité, justice sont bagatelles insignifiantes pour ce majordome, il connaît seulement la consigne donnée par les maîtres qui le placèrent là ; et inexorablement il biffe toute pensée indépendante, menaçant de renvoi le scribe assez imprudent pour tenir compte de ses convictions personnelles. En fait de beauté littéraire, il n'apprécie que les formules insipides d'un style sans originalité : insignifiance des idées, banalité de l'expres pires peut-être des esclaves parce qu'ils livrent, enchaînés, leur cerveau - la pierre qui voudra ; pour moi, frôlé à maintes reprises par l'aile sombre et glacée de la faim, sachant ce qu'il en coûte de choisir l'aléa d'un lendemain sans espérance, je ne m'en sens point le courage. Puis j'en ai connu et pau j'aurais voulu avoir la toute-puissance que les croyants prêtent à leur dieu, pour témoigner à ces héros mon affection sans bornes. Qui dira par contre le degré d'abjection de ces larbins, décorés, satisfaits, chiens de garde des profi sanguinolente des deniers de Judas. Et le prêtre leur promet en surplus entrée gratuite au paradis ! Chaque matin, en passant à la caisse, ils prennent le mot d'ordre émané des officines ministérielles ou financières ; disposés d'avance à pourfendre ceux qu'ils cajo serments, à trahir toutes leurs convictions, si l'exigent les commanditaires. Une idée leur semble bonne dès qu'on la paye largement, eût-elle pour conséquence la misère ou la mort de milliers d'êtres humains ; et, dût- il conduire un innocent à l'échafaud, le silence leur paraît légitime quand on l'achète au prix fort. D'où ces incroyables conversions qui, dans une brusque volte-face ou par de savants détours, permettent à un journal de s'endormir dans l'opposition et de se réveiller gouvernemental. Pour que se taisent les grands quotidiens radicaux, il a suffi, tout près de nous, à l'homme de la Meuse de faire un ministre d'Hennessy, leur riche et imbécile propriétaire. Car la direction sait que tout marche pour le mieux dans le meilleur des mondes quand messieurs les commanditaires sont satisfaits. Elle sait encore que si l'argent afflue dans les caisses du journal, obtenu sous couleur de publicité commerciale, dégorgé des fonds secrets ou fourni par la hideuse camarilla des banquiers, des moines et des militaires, il importe fort peu que meurent de misère des chômeurs affamés, que les prisons soient remplies d'innocentes victimes, que des milliers d'adolescents tombent sous les balles des Druses ou des Marocains. Un silence méthodique arrête toutes les plaintes, étouffe tous les cris ; les plus misérables sont, au dire de la presse, satisfaits de leur sort ; ceux qui gouvernent ont la sagesse infinie des dieux descendus ici-bas. Et contre l'infâme qui trouble un si bel ordre en dénonçant les crimes cachés, on requiert la rigueur des foudres gouvernementales. De l'or, toujours plus d'or pour leurs maîtres, voilà ce que récla serviteurs du capitalisme. Avant-guerre la Maison Krupp payait, par le moyen d'intermédiaires, les articles ultra-chauvins du Fiqaro ; ces articles annonciateurs d'une guerre prochaine lui valaient, en effet, des commandes nouvelles de la part du Reich. Nos industriels super-patriotes usèrent de procédés identiques ; des canons, des munitions, clamaient leurs hommes de paille, et, pour que se prolongeât la tuerie, ces mobilisés de l'arrière hurlèrent incessamment, de 1914 à 1918, que le soldat n'avait qu'à tenir jusqu'au bout. Aujourd'hui le jeu continue, transposé dans un plan nouveau. Que des requins désirent mines ou con journaux de proclamer nécessaire une nouvelle exten fabricants d'acier écoulent difficilement leurs produits et les mê de doter les déserts africains de voies ferrées ou nos frontières du nord d'un réseau de fortifications ; qu'un Etat lance un emprunt, ils affirmeront l'affaire excellente et sans aucun risque : ceux qui prêtèrent au tzar, séduits par leurs fallacieuses assurances, en savent quelque chose. Ajoutons que, même s'il s'agit d'une pure duperie, la presse récolte des fruits d'or, car, moins confiante que ses lecteurs, elle exige au préalable d'être arrosée. Ses enthousiasmes comme ses indignations sont livrés sur commande ; ils demeurent proportionnels aux sommes consenties et toujours payables d'avance. Au dire des ambassadeurs russes, nos journaux patriotes avaient un goût prononcé, avantguerre, pour ces combinaisons-là ; certains, paraît-il, étaient insatiables. Présentement, c'est aux guichets anglo-saxons qu'ils passent de préférence ; et, naturellement, ils estiment traître au pays quiconque ne partage point leur admiration pour la générosité américaine ou britannique. Tout politicien influent, tout roi de l'or veut avoir lui aussi un organe à sa dévotion ; un Coty, parfumeur multimillionnaire, en possède une demi-douzaine. Comité des Forges, Che Maritimes, Associations Commerciales et Trusts Industriels divers, ont leurs défen la presse. C'est à qui pourra s'em éclairer l'opinion mais pour l'égarer. A l'heure propice, quand on voudra forcer la main aux ministres ou peupler le parlement de larbins de la Ban même point, de ces multiples bouches à feu : artillerie lourde genre Figaro, Temps et Débats, canons à longue portée du Matin, du Petit Journal, du Petit Parisien, du Journal, batteries légères des départements, permettra d'obtenir le résultat visé. Le peuple s'étonne, le peuple s'indigne, le peuple condamne, s'écrient les plats valets de la bourgeoisie ; avec audace ils se disent les fidèles interprètes de l'opinion commune et de la volonté des tra feignent de les croire ; ils en profitent pour ajouter une chaîne nouvelle à celles dont la plèbe est déjà chargée ou pour confier le pouvoir aux dictateurs Clemenceau, Poincaré et con d'opérer à coup sûr, les brasseurs de millions deviennent souvent propriétaires secrets des organes d'allure indépendante, même teintés d'esprit révolutionnaire. Ainsi l'on capte la clientèle de gauche et l'on colore d'apparences jacobines les pires entreprises de la réaction ; depuis la guerre surtout, ces procédés chers à l'Eglise s'avèrent d'usage courant. En matière de publications littéraires, la bourgeoisie dévote détient presque le monopole. Grâce à l'argent des Lebaudy, Brunetière s'empara de la Revue des Deux-Mondes ; un certain comte de Fels est devenu propriétaire de la Revue de Paris. Quant aux journaux qui prétendent nous renseigner sur l'ensemble du mouvement litté contemporain, chacun sait qu'on y cite les auteurs sur présentation de billets de banque ou de billets de confession, Interminablement l'on y parle du fourbe Maritain, de Josse le jésuite, de Claudel et des autres pieds-plats dont s'honorent les sacristies. Un silence glacial accueille tout écrit dont la pensée inquiète mes l'édite a un portefeuille suffisamment garni. Au point de vue de l'art n'est-ce pas le suprême argument ! Et les protestations de lecteurs indignés pleuvent à la direction, dès qu'un journal s'avise de trouver de l'esprit à quelque affreux mé plaire au client, non de l'instruire ; et pour plaire aujourd'hui il faut devenir serviteur du dieu Argent ! Organes socialistes et communistes ne méritent pas tous ces reproches ; si rares sont les défenseurs des humbles et les journalistes propres qu'il convient même de passer avec quelque indulgence sur de regrettables défauts. Sauf dans quelques périodiques courageux et réfractaires aux mots d'ordre, partants exceptionnels, une chose y déplaira toujours aux libres esprits : l'im orthodoxie exigée des collaborateurs et l'ab louanges sans fin décernées aux manitous du parti, équilibristes professionnels de la corde électorale ou traîtres secrets souvent ; puis, préoccupés seulement des problèmes économiques, ils négligent de travailler à la libération des esprits. Et nous ne disons rien de leurs tendances autoritaires et centralisatrices ! Reste la presse anti-autoritaire, libre-penseuse, qui répugne à toutes les formes d'oppression. Dernier rempart contre la tyrannie envahissante, elle est plus que jamais la porteuse de flambeau, le guide et le soutien des cerveaux non asservis. Mais sa flamme est bien faible, hélas ! et sa lumière perce avec peine les épaisses ténè manque aux écri d'intérêt; mais leurs ressources sont insignifiantes et, pour que le grand nombre les ignore, périodiques de gauche comme de droite s'obstinent à ne les point citer. Un étouffement discret, voilà le traitement qu'on leur réserve depuis maintes années. En butte à l'universelle malveillance des exploi portes ; un Gohier, un Hervé, un Buré et tant d'autres, las de leur maigre pitance, ont gagné les gras pâturages de la réaction. Et celui qui reste fidèle, celui que l'or et les honneurs ne tentent pas, souffre parfois de ne point rencontrer chez ses frères une affection consolatrice de bien des maux. Songeons qu'il est par excellence le semeur de bon grain ; pardonnons-lui des travers inévitables, aidons-le dans sa tâche ingrate! Car la presse, aujour fut en des temps héroïques : un instrument de libération, si nous savons harmoniser nos efforts. Comprenons que la multiplicité des tendances est une force non une fai rendue plus belle par la diversité de ses fleurs. Restons fraternels entre nous, et réservons aux tortionnaires du genre humain la totalité de nos coups. L. BARBEDETTE.

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