L’hospitalité d’après l’hospitalité
Par Jean-Philippe Milet
« Si le syntagme « hospitalité d’après l’hospitalité »
contenait la double modalité de l’hospitalité, la structure de l’hospitalité
devrait intégrer le moment de l’in-hospitalité : ce moment que nous
pouvons dire d’aujourd’hui, contemporain, alors que le « cimetière marin »
cher à Paul Valéry déborde les limites de son site sétois pour désigner,
métonymiquement, la Méditerranée comme le dernier séjour, le tombeau donc, de
ces migrants qui fuient la misère économique, sociale mais aussi écologique, la
dictature, la guerre, vers les rives d’une Union Européenne dont les Etats
membres leur refusent le statut de réfugiés – ou bien le leur accordent dans
des conditions si restrictives qu’elles équivalent à un refus. Un déni
manifeste d’hospitalité convoque à l’urgence d’une décision éthique et
politique, qui rouvre la question de l’hospitalité ».
« Derrida et avec son concept d’ « hospitalité sans condition ». Pour
Michel Agier, Derrida défend l’hospitalité comme un impératif catégorique qui
ne souffre aucune restriction : tout étranger est un hôte, et l’hospitalité
signifie que l’hôte qui bénéficie de l’hospitalité est chez lui dans le foyer
de l’hôte qui l’accueille – demeure ou cité. Se référant aux travaux de
Florence Dupont, Agier dénonce une méprise derridienne à propos de xenios, qui est étranger avant que d’être
hôte ; et il propose de rapporter l’hospitalité au principe d’une conditionnalité de l’accueil,
comprise comme un invariant anthropologique, susceptible de recevoir des
contenus variés, c’est-à-dire de se décliner historiquement. Pour Michel Agier,
on ne peut exclure que l’étranger fasse figure d’intrus : l’expérience de
l’hospitalité est originairement exposés à l’intrusion, elle suppose la
rencontre de l’intrus, au premier abord, comme intrus. Dès lors, l’hospitalité doit
être située et construite entre les deux bornes extrêmes et externes d’une
intrusion à rejeter, et d’une intégration supprimant l’altérité. L’hospitalité
serait le nom d’un rapport entre l’hôte qui accueille et l’hôte accueilli,
et l’hospitalité accordée à ce dernier
intégrerait la reconnaissance de son extranéité, sur un parcours qui se conclurait
par la décision, soit de le reconnaitre dans son altérité, soit de le traiter
comme un « alien » non intégrable. Tel serait la problématique contemporaine :
l’hospitalité comme transformation de l’intrus en hôte, ce qui implique la
reconnaissance de son altérité, et comme alternative au rejet de l’alien ».
« Michel Agier objecte au motif derridien de l’hospitalité
inconditionnelle que l’hôte reçu ne peut demeurer chez son hôte que
temporairement ; pas davantage, ne peut-il prétendre s’installer en
nombre, sans égard pour les ressources du foyer qui l’accueille. L’inconditionnalité
est assortie de cette double restriction. Jacques Derrida la méconnait si peu
qu’il dit l’hospitalité inconditionnelle impossible : impossible de s’y
soumettre. Mais comme l’hospitalité est inconditionnelle, il est tout aussi
bien impossible de s’y soustraire. L’hospitalité en tant qu’inconditionnelle
est aporétique, le double bind est la
structure de cette aporie. Comme telle, l’aporie selon Derrida appelle un « schématisme » :
les schèmes en sont des « structures intermédiaires », c’est-à-dire
des conditions d’accueil à instituer, entre l’impossible accueil de quiconque
demande l’hospitalité sans condition, a
fortiori en nombre, et l’impossible rejet de l’étranger qui demande à être
reconnu comme hôte. Nos deux auteurs se rejoignent donc sur la question des
conditions, et c’est sur ces conditions que j’aimerais revenir ».
« Et pourtant…l’hospitalité peut-elle n’être que d’un
lieu, peut-être n’être pas globale ? Encore faut-il qu’à l’échelle du
globe, il reste des lieux : mais le lieu comme tel implique ou emporte
avec soi ceci, qu’il y a plus d’un lieu – parce qu’un lieu est toujours un lieu
déterminé, un lieu singulier ; parce que si je me trouve ou me situe en un
lieu, ma situation comporte toujours la possibilité du transfert d’un lieu à l’autre,
du passage à un autre lieu ; la reconnaissance du lieu est inséparable la
reconnaissance de la possibilité du déplacement. Dès lors, si l’hospitalité est
indissociable du foyer, il se
pourrait que la Terre abrite plus d’un foyer, que le foyer comporte plus d’une
échelle, il se pourrait que la Terre se pense comme foyer ».
« Il n’y a pas d’hospitalité si quelqu’un, n’importe
qui, vivant, c’est-à-dire capable de mourir de froid, de faim et de soif,
parlant, c’est-à-dire capable de demander et/ou répondre , de dire oui ou non,
ou de garder le silence, n’est pas accueilli chez quelqu’un, par quelqu’un –
toujours vivant et parlant. Hospitalité en un lieu qui, comme lieu de l’hospitalité,
se dévoile en tant que foyer. Et là, dans les limites de la ressource, de la
capacité, mais aussi de la volonté de l’hôte, à qui il appartient de décider du
sort de l’étranger comme intrus ou comme hôte, les conditions de l’hospitalité
ne peuvent suspendre le caractère d’inconditionnalité qui s’attache à la
cause de celui ou de celle qui adresse une demande d’accueil ».
« Et la dernière condition, c’est l’espace : il conditionne
la possibilité, pour tout homme, de « se
proposer à la société » en toute partie de la Terre, c’est-à-dire en
tout territoire, pour un droit de
visite. L’hospitalité, c’est donc l’hospitalité du territoire. Elle est motivée par la possession, commune
aux hommes, de la surface de la
Terre. Il est remarquable que les conditions de cette possession renferment une
contrainte de circulation : la sphéricité de la Terre implique l’impossibilité
d’une dispersion infinie des hommes, donc la nécessité du voisinage ».
« Mais cette extension ne réduit pas le lieu à des
coordonnées géométriques, elle maintient la dimension du local ; en
conséquence, le partes extra partes
signifie l’être-en-écart des parties, c’est-à-dire le voisinage. Et le
voisinage laisse ouverte la question de savoir combien de places singulières
comprend et accorde une étendue :
elle ouvre la possibilité d’un espacement comme tâche politique, et de l’inscription,
dans l’horizon de cette tâche, de l’obligation d’hospitalité, entendue comme l’institution
de l’espace cosmopolitique. Là est la condition de sa schématisation, entre l’impossibilité
du droit de résidence et l’impossibilité
de traiter en ennemis celles et ceux qui ont un droit égal à l’occupation de
toute partie, de toute région de la Terre. Cela donne le droit de visite comme
figure de compromis et condition de l’hospitalité inconditionnelle ».
« La Terre et ses contrées sont alors recouvertes par l’espace
d’une circulation qui n’est pas la libre circulation des hommes, mais celle des
capitaux. Si l’on admet que l’espace déploie des lointains et des orients, qu’il
est comme tel l’ampleur accordée à des mondes de vie, la question de la
constitution d’un espace de l’inhospitalité du capitalisme globalisé est plutôt
la question de l’annulation de l’espace de l’hospitalité, après l’hospitalité,
mais aussi d’après l’hospitalité, d’après la restriction liée au territoire
comme échelle de la souveraineté ».
« L’essentiel n’est pas de repérer ou de dénoncer des
manquements à l’obligation inconditionnelle d’hospitalité, mais d’ajuster le regard
à ce qui arrive : savoir la mise en place d’un dispositif d’inhospitalité que l’on pourrait caractériser comme
installation de procédures d’effacement des usages et des espaces de l’hospitalité.
Je voudrais suivre un court instant le cheminement de Paul Virilio dans « Stop
eject », le texte qui présente l’idée directrice de l’exposition : « Terre
natale – ailleurs commence ici ». Il s’agit de comprendre une crise qui se
présente comme la violence d’un antagonisme entre la pression migratoire et les
stratégies des états pour les contenir, en décourageant les migrations. Dans
leur hétérogénéité, celles-ci présentent le tableau dynamique d’un rapport
général à l’espace que l’on peut valablement nommer : l’être en circulation. Cela vaut pour les touristes, les
déplacements professionnels, les migrations régulières, les populations
errantes , ainsi ces cent millions de paysans chinois errant à la recherche d’un
travail et échouant dans les terminaux de gare…et cela vaut pour les millions
de migrants irréguliers et refoulés , qu’il n’est peut-être plus temps, si l’on
en croit François Héran ou Claire Rodier, de distinguer des réfugiés. Virilio,
avec son sens de la formule, oppose les nomades qui ne sont chez eux nulle
part, et les sédentaires qui sont partout chez eux : ce qui les oppose, c’est
que les uns détiennent des capitaux qui leur donnent accès aux conditions d’une
délocalisation permanente, c’est-à-dire aux vecteurs de la révolution technique
de l’accélération – les transports, l’information – tandis que les autres n’ont
que leur travail, qu’ils ne parviennent pas à vendre. Mais ils n’en
appartiennent pas moins à ce monde de la révolution techno-ontologique de la
vitesse qui les dispose à s’arracher aux lieux d’une vie impossible pour se
projeter là où s’indiquent, au minimum, des possibilités de subsister. On voit par-là
que le dispositif d’inhospitalité lie les trois conditions : la condition
spatiale de l’être en circulation ; la condition techno-pragmatique qui
conjoint la révolution technique de l’accélération ( des transferts d’énergie
et d’information) et l’emprise d’un capitalisme qui structure et déstructure
les espaces de production et de socialisation au gré des espérances de gains
qui motivent des déplacements de capitaux orientés vers la maximisation de leur
rentabilité, placés et déplacés par des fonds de pension. La troisième
condition, politico-juridique, c’est la mutation de la Cité, de son droit et de
son urbanisme, qui substitue à la conjonction du territoire, de la souveraineté
politique et de l’état de droit ce que Virilio appelle l’Outreville :
après la ville du droit de cité et de résidence, elle se présente comme la
ville de ceux qui peuvent en partir et revenir, de ceux qui peuvent distribuer
leur présence sur un réseau urbain mondial, pour des partenariats virtuels
grâce aux vecteurs de transfert des corps humains, corps de vivants parlant. Le
droit de l’Outreville, c’est le droit d’un état d’exception qui autorise la
multiplication des contrôles opto-électroniques, dans les gares et les
aéroports, et le passage, dans ce qui était l’espace de la cité, d’une
frontière entre les sédentaires partout chez eux et les nomades chez eux nulle
part. Virilio écrivait déjà en 1984 dans l’espace
critique : « Les frontières de l’état passent désormais à l’intérieur
des villes. » Le passage des frontières dessine les pourtours des
espaces de relégation des migrants irréguliers. Avec son sens du raccourci
parlant, Virilio oppose l’espace métropolitique de la souveraineté nationale,
garant d’un droit territorial, espace de « l’inertie domiciliaire », de la possibilité de demeurer chez
soi, à l’espace métapolitique de la mobilité des fonds souverains. Le premier
est l’espace de la liberté des déplacements des humains, le second , l’espace
de la liberté des déplacements de capitaux et de leurs détenteurs. De là une
mutation de l’urbanisme quand, à l’ancien adage « tracer, lotir, bâtir »
se substitue un nouvel adage « tracer, lotir, sortir » : cela
donne le nouveau quartier de la gare St Charles, à Marseille, appelé à devenir,
d’après ces concepteurs, ni plus ni moins qu’un centre-ville : c’est faire du centre un centre de projection,
et de la ville, l’espace d’un renvoi vers l’ailleurs, vers l’Outreville. C’est
dédier le lieu même à l’impossibilité d’un séjour où demeurer, où reposer, c’est
dédier le lieu au transit, et Virilio interprète cela comme l’annulation de l’espace,
liée à l’accélération, entendue comme rapport technique aux choses, orienté
vers la recherche d’une disponibilité toujours croissante.
La possibilité même du dispositif d’inhospitalité a sa
spatialité, qui produit ce que Virilio appelle la « crise des dimensions », c’est-à-dire la réduction du
temps à l’instantanéité, et celle de l’espace à l’ubiquité. La première
réduction est l’œuvre d’une technique, de ce que Virilio appelle « le progrès technique », orienté
vers l’accélération. Donc vers la réduction des délais. La seconde, il me
semble qu’il faut la chercher dans l’extension même. La détermination immédiate
de l’espace, c’est le point : or, le point, dit Euclide, n’a pas de
partie. La ponctualité, dit Hégel en écho, c’est la détermination, en même
temps que la négation, l’annulation immédiate de l’espace. Hégel caractérise l’espace
comme abstraction, dans la philosophie de
la nature , mais cet espace abstrait a sa réalisation technique que Virilio
nous aide à repérer à travers la télédétection par satellite référée,
précise-t-il, « à une unité de
mesure, le pixel, petit élément d’image qui correspond en quelque sorte au
grain photographique » : le déplacement à grande vitesse du point
lumineux, c’est le principe de la formation des images de synthèse, en sorte
que « la ligne, la surface ou le
volume ne sont plus ici que des effets de la projectivité du point et de l’instantanéité
de la transmission ». L’extension abrite toujours déjà la possibilité
de l’espace de l’inhospitalité, c’est-à-dire la possibilité de l’annulation de
l’espace de l’hospitalité. Mais les hommes résistent, s’ils errent, c’est
contraints et forcés, et c’est donc sous la présupposition du désir indompté d’aller
quelque part et d’y demeurer librement le temps que demande ce qu’ils ont à
faire, c’est-à-dire l’œuvre qui soutient leur déplacement comme voyage. Et c’est
l’espace des voisinages qui demeure, comme espace à venir, espace de l’avenir,
avenir de l’espace ; au-delà de l’Outreville, ou encore de la Méga-cité,
il faut repenser la possibilité politique du foyer, comme espace d’hospitalité,
à l’échelle de la Terre. Et puisque les migrations sont appelés à devenir
climatiques, l’échelle de la Terre est inséparable de celle de la biosphère. »
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