vendredi 25 septembre 2020

Textes Georges Sorel

 


 

1893 : « science et socialisme »

 

« Pour beaucoup de personnes, le socialisme n’est qu’une forme du jacobinisme : des gens instruits croient que la question sociale est un prétexte pour se partager les dépouilles du bourgeois et nourrir une armée de fonctionnaires aux frais du contribuable. Le socialisme est exploité par les jacobins, et c’est un grand malheur ; mais aussi les jacobins sont les seuls qui lui prêtent main-forte ; et sans eux aurait-on obtenu quelques concessions législatives ? Les classes éclairées n’ont-elles pas à se reprocher leur négligence ?

« Que demande donc le socialisme ? Que la force publique agisse conformément aux règles d’un Etat rationnel. Il me semble difficile de condamner une pareille prétention en France : nos pères n’ont pas eu de repos qu’ils n’eussent fait entrer dans la législation ce qu’ils regardaient comme les principes rationnels de toute société. Notre nouveau droit public ne s’est pas établi sans quelques difficultés ; personne ne saurait douter qu’il serait tout autre sans les effroyables tourmentes qui ont bouleversé l’Europe depuis 1789 jusqu’aux traités de Vienne. Le socialisme prétend établir, aujourd’hui, une science économique ; si sa prétention est fondée, il a le droit de réclamer la refonte législative de l’Etat ; ses théorèmes doivent être appliqués ; ce qui est rationnel et démontré doit devenir réel. »

 

1896 : « PRÉFACE » À LABRIOLA, ESSAIS SUR LA CONCEPTION MATÉRIALISTE DE L’HISTOIRE

Cette manière de considérer les choses ne va pas au génie français, – ou du moins à ceux qui ont la prétention de le représenter. Chez nous, les partis progressistes renferment un nombre effrayant d’hommes de génie, dont la société actuelle méconnaît le talent, qui possèdent dans leur cœur un oracle infaillible de la Justice, qui ont consacré leurs veilles à élaborer des plans merveilleux destinés à assurer le bonheur de l’humanité. Ces messieurs ne veulent pas descendre de leur trépied fatidique pour se mêler à la foule ; ils sont faits pour diriger et non point pour devenir les coopérateurs d'une œuvre prolétarienne ; ils entendent défendre les droits de l’intelligence contre les audacieux qui manquent de respect pour l’Olympe libéral eu qui ne tiennent pas un compte suffisant de la mentalité.

Ajoutez à cela que ces rares esprits ont une foi naïve dans la suprématie française, dans le rôle initiateur de la France (Un seul pays me semble avoir le droit de revendiquer une place exceptionnelle dans notre civilisation moderne : c’est l’Italie, la patrie commune des esprits libres et cultivés.), qu’ils ont la superstition de la phraséologie révolutionnaire et qu’ils pratiquent avec dévotion le culte des grands hommes. Ils ne peuvent pardonner à Marx, à Engels et surtout à M. Lafargue d’avoir manqué de respect pour ce qu’ils vénèrent. »

 

1897 : « POUR OU CONTRE LE SOCIALISME »

De cette situation est résulté un important rapprochement entre les doctrines elles-mêmes. Ce rapprochement a donné naissance à un mot nouveau, qui est venu enrichir notre langue politique, déjà si riche en charabia : quand on bavarde à tort et à travers sur les questions sociales, on fait du socialisme intégral.

M. Merlino apporte une solution autre que cet électisme singulièrement plat. Il dit que le socialisme n’est attaché à aucune doctrine déterminée (p. 6) ; - qu’il est nécessaire, pour en bien comprendre l’essence, de le dégager des théories philosophiques, économiques et sociologiques, auxquelles on a voulu l’associer (p. 36) ; - qu’il ne faut pas confondre la substance avec la forme et ses modalités (p. 42). Il considère le socialisme comme une aspiration, une tendance, ou mieux encore, une acquisition de la conscience humaine, que l’on doit rapprocher du Christianisme, de la Réformation, du Libéralisme des Encyclopédistes : chacun de ces mouvements, en s’associant à des tendances particulières (idées scientifiques et pensées morales), a donné naissance à des formes très variées (p. 5).

 

Le chapitre qui a été peut-être le mieux traité est celui qui se rapporte à la justice et aux rapports qui existent entre la justice distributive et la justice rétributive. La première nous fait connaître « la solidarité entre les hommes, c’est-à-dire l’obligation de l’aide mutuelle et l’égalité des conditions et le concours de tous pour assurer les conditions générales du bienêtre. La justice rétributive nous donne l’obligation du travail et la proportionnalité entre la rémunération et l’œuvre. La justice distributive exige que le travail soit modéré, proportionné aux forces de l’individu et socialement utile, que la consommation soit suffisante pour restaurer les forces dépensées dans la production » (p. 150).

 

J’ai longuement insisté sur ces préliminaires parce qu’il était nécessaire de bien comprendre cette théorie pour se rendre compte de ce qui va suivre. « Le socialisme doit cesser d’être doctrinaire, descendre des hauteurs olympiennes..., lutter pour des réformes pratiques réclamées par les masses et non point pour des principes abstraits » (p. 307). –

 

D’autre part, il n’est pas douteux que le mouvement socialiste – tel qu’il est – subit, dans une large mesure, l’influence de forces venant des classes bourgeoises (p. 31). La petite bourgeoisie souffre beaucoup de la situation économique actuelle ; elle n'a plus d'intérêts bien sérieux au maintien de l’ordre capitaliste ; et M. Merlino pense qu'elle a compris que « la vraie liberté ne peut exister que dans une société d’égaux » (p. 291). Puisque le socialisme est parvenu à persuader les ouvriers de subordonner leurs intérêts particuliers aux perspectives d’une commune émancipation, pourquoi n’arriverait-il pas à convaincre la petite bourgeoisie et ne l'amènerait-il pas à s’unir au prolétariat pour un meilleur avenir (p. 291). « Le socialisme, loin de diviser les hommes, les unit ; inculque l’esprit de solidarité... à tous les hommes de cœur en faveur de ceux qui souffrent ; et dans les luttes, qui se livrent actuellement entre les différents groupes, il intervient pour donner une direction en vue du progrès général » (p. 32).

 

« Les administrations sont formées d'hommes ; et l'expérience a surabondamment prouvé que les pauvres peuvent se constituer en groupes dominateurs dans leur propre intérêt. L'abolition de la propriété privée ne serait même pas une garantie suffisante, comme sernblent le croire la plupart des social-démocrates (p. 194 et 249). On peut concevoir une société organisée suivant un plan collectiviste, qui ne serait pas vraiment socialiste, dans laquelle « quelquesuns, travaillant peu et consommant beaucoup, contraindraient, en fait, les autres à travailler en partie pour eux » (p. 42) ; car « les formes du socialisme peuvent être employées à en détruire l'essence », de même que le christianisme a perdu sa substance primitive, pour ne garder que le cérémonial, remplaçant la religion par la superstition (p. 43). »

 

« Les anarchistes pensent qu'une fois détruites les institutions actuelles, « les individus deviendraient conscients de la solidarité de leurs intérêts » (p. 212) ; c'est une hypothèse bien forte, qui n'a d'autre objet que de dissimuler la fiction sur laquelle repose la vie de tout groupe, fiction en vertu de laquelle on accepte comme rationnelles des décisions qui résultent d'un simple compromis : aucun groupe n'existe sans cela (p. 202) ; - aussi M. Merlino peut-il dire que les groupes prévus par les anarchistes ne peuvent naître et se maintenir que par l'intervention d'une providence secrète (p. 216). Il leur faut supposer que le crime disparaîtra avec les institutions actuelles ; M. Merlino n'est pas assez optimiste pour accepter cette belle utopie ; il pense que si beaucoup de crimes disparaîtront, beaucoup d'actions anti-sociales, aujourd'hui tolérées, devront être réprimées -, « la réaction contre le mal existera encore dans la société future » ; enfin n'est-il pas permis de penser qu'une masse amorphe offrirait une proie facile aux groupes cherchant à l'opprimer (p. 218) ? »

 

«Les anarchistes pensent qu'une fois détruites les institutions actuelles, « les individus deviendraient conscients de la solidarité de leurs intérêts » (p. 212) ; c'est une hypothèse bien forte, qui n'a d'autre objet que de dissimuler la fiction sur laquelle repose la vie de tout groupe, fiction en vertu de laquelle on accepte comme rationnelles des décisions qui résultent d'un simple compromis : aucun groupe n'existe sans cela (p. 202) ; - aussi M. Merlino peut-il dire que les groupes prévus par les anarchistes ne peuvent naître et se maintenir que par l'intervention d'une providence secrète (p. 216). Il leur faut supposer que le crime disparaîtra avec les institutions actuelles ; M. Merlino n'est pas assez optimiste pour accepter cette belle utopie ; il pense que si beaucoup de crimes disparaîtront, beaucoup d'actions anti-sociales, aujourd'hui tolérées, devront être réprimées -, « la réaction contre le mal existera encore dans la société future » ; enfin n'est-il pas permis de penser qu'une masse amorphe offrirait une proie facile aux groupes cherchant à l'opprimer (p. 218) ? »

 

1898 : « la crise du socialisme » :

 

«  On a souvent signalé le caractère brutal du socialisme contemporain, qui semble mettre son orgueil à abandonner toutes les aspirations morales, fondées jadis sur le droit naturel, et à poursuivre exclusivement des fins économiques. On a fréquemment cité une phrase qui définit bien – quoique avec un peu d’exagération – cet état d’esprit : « Notre parti ne repose que sur des intérêts à satisfaire ; il se vante d’être le parti du ventre ; il ne fait appel qu’à l’intérêt des prolétaires pour les jeter à l’assaut de la société bourgeoise. » »

 

« Mais quelle que fût la superstition scientifique, il y a vingt ans, elle n’aurait pas suffi à donner au socialisme ses allures anti-éthiques, s’il n’y avait eu des causes historiques agissant d'une manière prépondérante sur l’esprit des travailleurs. Ce sont ces causes qu’il nous faut examiner maintenant : dans toutes les discussions sur le socialisme on s’est, en effet, beaucoup trop occupé des idées, des thèses des abstractions : ce sont choses assez secondaires. On peut dire assez exactement que l’idéologie socialiste n’est qu’un reflet des conditions au milieu desquelles la classe ouvrière acquiert la notion du rôle qu’elle peut remplir ; si bien que les rapports sociaux, dans lesquels se fait la lutte des classes, dominent les théories et que celles-ci sont toujours notablement en retard sur le mouvement social. »

 

« A l’heure actuelle, les partisans les plus dogmatiques du parlementarisme, de la lutte sur le terrain légal, semblent bien être aussi les plus résolus partisans de la violence exercée par l’Etat. On a souvent répété que le premier soin du gouvernement socialiste serait de faire fusiller les anarchistes ; on peut aller loin dans cette voie, car tous les partisans du self help sont, plus ou moins, suspects ; M. de Molinari est considéré par les parlementaires comme un anarchiste de marque [Revue socialiste, mars 1898, p. 376]. Il n’y a pas longtemps, un socialiste très légalitaire avouait que, pour instaurer le nouveau régime, il faudrait probablement abattre cent mille têtes. Après cette petite opération, le Droit pourra devenir une réalité ! »

 

« Les programmes socialistes perdent de leur simplicité, de leur logique, de leur cohérence ; M. Merlino insiste beaucoup sur les contradictions et les incertitudes que l’on rencontre aujourd'hui dans les déclarations des Congrès. Il voit là un aveu d’impuissance [op. cit., p. 242] ; je ne partage pas cet avis ; je vois là une preuve de l’action lente, mais sûre, des conditions sociales actuelles sur l’esprit des théoriciens, qui ne sont pas encore parvenus à mettre leur terminologie et leurs propositions à la hauteur des faits. Pour bien comprendre l’importance du chemin parcouru, il est utile de comparer le manifeste des trente-sept députés socialistes nouvellement élus avec l’ordre du jour voté en 1896 après le banquet des municipalités socialistes à Saint-Mandé. Il y a deux ans, on invoquait « la pensée essentielle des socialistes de tous les pays et la tradition française depuis la Révolution » ; cette année on se déclare « fidèle aux doctrines de la Révolution ». La différence est notable, car les doctrines peuvent être aussi bien celle des Constituants que celles de Saint-Just ou de Babeuf. On se propose d’assurer « à tous la libre disposition des moyens et des fruits de leur travail » ; on n’ose pas prononcer le mot propriété ; mais les lecteurs peu rompus aux subtilités de la dialectique ne manqueront pas de comprendre qu’il s’agit d’étendre la propriété privée et non de la supprimer. En 1896, on proclamait qu’on voulait « abolir le régime capitaliste luimême » ; maintenant il s’agit seulement de préparer « la transformation en propriété sociale (?) des moyens de production, de transport et de crédit, arrachés à leurs propriétaires individuels par la féodalité capitaliste. » De quoi peut-il être bien question ici ? Je suppose qu’il s’agit des grands magasins dont la prospérité ruine tant de petits commerçants ; je ne crois pas que les chemins de fer et la Banque de France aient été arrachés à d’anciens petits propriétaires ; je ne vois pas, non plus, comment cette formule pourrait s’appliquer aux raffineries de sucre, que M. Millerand avait, en 1896, signalées comme mûres pour la socialisation. Il ne servirait pas à grand-chose d’argumenter plus longtemps sur des formules aussi vagues ; le sens général de la pensée des socialistes parlementaires se dégage de l’ensemble du document : il ne s’agit plus de se mettre en mesure de reconstruire la société et d’élaborer un programme pour le monde futur ; il faut savoir vivre dans la société actuelle ; il faut s’efforcer de faire aboutir les réformes possibles ; il faut collaborer aux améliorations. »

 

« Les hommes ne vivent pas seulement de pain, ils tiennent à la liberté, à la justice, à la dignité personnelle, autant qu'à la vie. Ils ne se plaignent pas seulement de l'injuste répartition des richesses, mais de tout ce qui froisse leurs sentiments : de la tyrannie gouvernementale, de l'injuste application des lois, de la participation à des guerres engagées par les classes dirigeantes, de tous les maux et de tous les contrastes qu'ils sont condamnés à subir et à faire subir dans l'ordre social actuel » (p. 27).

« Sans doute, pour obtenir des réformes sociales, il peut être utile d’avoir à la Chambre un groupe de députés socialistes ; mais il ne faut pas se faire de grandes illusions sur le rôle qu’il peut y jouer. Un éminent social-démocrate d’Allemagne a bien voulu me dire qu’il reconnaît le danger de la politique pour le mouvement ouvrier, qu’il trouve qu’on attribue trop d’importance à la lutte politique, mais qu’il ne voit pas comment on pourrait s’en passer. Je suis parfaitement d’accord avec lui : la politique est un pis-aller, contre lequel il faut prendre des précautions. Les députés socialistes français se sont beaucoup occupés de faire des propositions en vue d’augmenter les attributions de l’Etat : cela me semble un singulier moyen d’assurer l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes ! [Cf. les statuts de l’Internationale] »

 

« Ce qu’on nomme socialisme municipal est l’une des plus tristes inventions de l’esprit politique ; lorsque les corps municipaux disposeront d’armées d’ouvriers et d’employés, les Caucus deviendront tout-puissants et le régime du Tamany-Hall se généralisera. L’expérience a été jusqu’ici peu favorable aux administrations démocratiques des grandes villes. Les garanties les plus efficaces que l’on puisse constituer contre le despotisme et la corruption des administrations, sont celles que peuvent fournir les associations ouvrières : coopératives, syndicats, mutualités. »

 

« « Les coopératives, m’écrit le social-démocrate que j’ai déjà cité, tendent à développer le sentiment de responsabilité que la politique menace d’annihiler ; et je redoute le jour où tout le monde s’en rapportera à l’Etat ou à la Commune comme aux grands nourriciers du genre humain ». »

 

« « Pour condenser ma pensée en une formule, je dirai que tout l’avenir du socialisme réside dans le développement autonome des syndicats ouvriers. » »

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