1893 : « science et
socialisme »
« Pour beaucoup de
personnes, le socialisme n’est qu’une forme du jacobinisme : des gens instruits
croient que la question sociale est un prétexte pour se partager les dépouilles
du bourgeois et nourrir une armée de fonctionnaires aux frais du contribuable.
Le socialisme est exploité par les jacobins, et c’est un grand malheur ; mais
aussi les jacobins sont les seuls qui lui prêtent main-forte ; et sans eux
aurait-on obtenu quelques concessions législatives ? Les classes éclairées
n’ont-elles pas à se reprocher leur négligence ?
« Que demande donc le
socialisme ? Que la force publique agisse conformément aux règles d’un Etat
rationnel. Il me semble difficile de condamner une pareille prétention en
France : nos pères n’ont pas eu de repos qu’ils n’eussent fait entrer dans la
législation ce qu’ils regardaient comme les principes rationnels de toute
société. Notre nouveau droit public ne s’est pas établi sans quelques
difficultés ; personne ne saurait douter qu’il serait tout autre sans les
effroyables tourmentes qui ont bouleversé l’Europe depuis 1789 jusqu’aux
traités de Vienne. Le socialisme prétend établir, aujourd’hui, une science
économique ; si sa prétention est fondée, il a le droit de réclamer la refonte
législative de l’Etat ; ses théorèmes doivent être appliqués ; ce qui est
rationnel et démontré doit devenir réel. »
1896 : « PRÉFACE » À LABRIOLA,
ESSAIS SUR LA CONCEPTION MATÉRIALISTE DE L’HISTOIRE
Cette manière de considérer les
choses ne va pas au génie français, – ou du moins à ceux qui ont la prétention
de le représenter. Chez nous, les partis progressistes renferment un nombre
effrayant d’hommes de génie, dont la société actuelle méconnaît le talent, qui
possèdent dans leur cœur un oracle infaillible de la Justice, qui ont consacré
leurs veilles à élaborer des plans merveilleux destinés à assurer le bonheur de
l’humanité. Ces messieurs ne veulent pas descendre de leur trépied fatidique
pour se mêler à la foule ; ils sont faits pour diriger et non point pour
devenir les coopérateurs d'une œuvre prolétarienne ; ils entendent défendre les
droits de l’intelligence contre les audacieux qui manquent de respect pour
l’Olympe libéral eu qui ne tiennent pas un compte suffisant de la mentalité.
Ajoutez à cela que ces rares
esprits ont une foi naïve dans la suprématie française, dans le rôle initiateur
de la France (Un seul pays me semble avoir le droit de revendiquer une place
exceptionnelle dans notre civilisation moderne : c’est l’Italie, la patrie
commune des esprits libres et cultivés.), qu’ils ont la superstition de la
phraséologie révolutionnaire et qu’ils pratiquent avec dévotion le culte des
grands hommes. Ils ne peuvent pardonner à Marx, à Engels et surtout à M.
Lafargue d’avoir manqué de respect pour ce qu’ils vénèrent. »
1897 : « POUR OU CONTRE LE
SOCIALISME »
De cette situation est résulté un
important rapprochement entre les doctrines elles-mêmes. Ce rapprochement a
donné naissance à un mot nouveau, qui est venu enrichir notre langue politique,
déjà si riche en charabia : quand on bavarde à tort et à travers sur les
questions sociales, on fait du socialisme intégral.
M. Merlino apporte une solution
autre que cet électisme singulièrement plat. Il dit que le socialisme n’est
attaché à aucune doctrine déterminée (p. 6) ; - qu’il est nécessaire, pour en
bien comprendre l’essence, de le dégager des théories philosophiques,
économiques et sociologiques, auxquelles on a voulu l’associer (p. 36) ; -
qu’il ne faut pas confondre la substance avec la forme et ses modalités (p.
42). Il considère le socialisme comme une aspiration, une tendance, ou mieux
encore, une acquisition de la conscience humaine, que l’on doit rapprocher du
Christianisme, de la Réformation, du Libéralisme des Encyclopédistes : chacun
de ces mouvements, en s’associant à des tendances particulières (idées
scientifiques et pensées morales), a donné naissance à des formes très variées
(p. 5).
Le chapitre qui a été peut-être
le mieux traité est celui qui se rapporte à la justice et aux rapports qui
existent entre la justice distributive et la justice rétributive. La première
nous fait connaître « la solidarité entre les hommes, c’est-à-dire l’obligation
de l’aide mutuelle et l’égalité des conditions et le concours de tous pour
assurer les conditions générales du bienêtre. La justice rétributive nous donne
l’obligation du travail et la proportionnalité entre la rémunération et
l’œuvre. La justice distributive exige que le travail soit modéré, proportionné
aux forces de l’individu et socialement utile, que la consommation soit
suffisante pour restaurer les forces dépensées dans la production » (p. 150).
J’ai longuement insisté sur ces
préliminaires parce qu’il était nécessaire de bien comprendre cette théorie
pour se rendre compte de ce qui va suivre. « Le socialisme doit cesser d’être
doctrinaire, descendre des hauteurs olympiennes..., lutter pour des réformes
pratiques réclamées par les masses et non point pour des principes abstraits »
(p. 307). –
D’autre part, il n’est pas
douteux que le mouvement socialiste – tel qu’il est – subit, dans une large
mesure, l’influence de forces venant des classes bourgeoises (p. 31). La petite
bourgeoisie souffre beaucoup de la situation économique actuelle ; elle n'a
plus d'intérêts bien sérieux au maintien de l’ordre capitaliste ; et M. Merlino
pense qu'elle a compris que « la vraie liberté ne peut exister que dans une
société d’égaux » (p. 291). Puisque le socialisme est parvenu à persuader les
ouvriers de subordonner leurs intérêts particuliers aux perspectives d’une
commune émancipation, pourquoi n’arriverait-il pas à convaincre la petite
bourgeoisie et ne l'amènerait-il pas à s’unir au prolétariat pour un meilleur
avenir (p. 291). « Le socialisme, loin de diviser les hommes, les unit ;
inculque l’esprit de solidarité... à tous les hommes de cœur en faveur de ceux
qui souffrent ; et dans les luttes, qui se livrent actuellement entre les
différents groupes, il intervient pour donner une direction en vue du progrès
général » (p. 32).
« Les administrations sont
formées d'hommes ; et l'expérience a surabondamment prouvé que les pauvres
peuvent se constituer en groupes dominateurs dans leur propre intérêt.
L'abolition de la propriété privée ne serait même pas une garantie suffisante,
comme sernblent le croire la plupart des social-démocrates (p. 194 et 249). On
peut concevoir une société organisée suivant un plan collectiviste, qui ne
serait pas vraiment socialiste, dans laquelle « quelquesuns, travaillant peu et
consommant beaucoup, contraindraient, en fait, les autres à travailler en
partie pour eux » (p. 42) ; car « les formes du socialisme peuvent être
employées à en détruire l'essence », de même que le christianisme a perdu sa
substance primitive, pour ne garder que le cérémonial, remplaçant la religion
par la superstition (p. 43). »
« Les anarchistes pensent
qu'une fois détruites les institutions actuelles, « les individus deviendraient
conscients de la solidarité de leurs intérêts » (p. 212) ; c'est une hypothèse
bien forte, qui n'a d'autre objet que de dissimuler la fiction sur laquelle
repose la vie de tout groupe, fiction en vertu de laquelle on accepte comme
rationnelles des décisions qui résultent d'un simple compromis : aucun groupe
n'existe sans cela (p. 202) ; - aussi M. Merlino peut-il dire que les groupes
prévus par les anarchistes ne peuvent naître et se maintenir que par
l'intervention d'une providence secrète (p. 216). Il leur faut supposer que le
crime disparaîtra avec les institutions actuelles ; M. Merlino n'est pas assez
optimiste pour accepter cette belle utopie ; il pense que si beaucoup de crimes
disparaîtront, beaucoup d'actions anti-sociales, aujourd'hui tolérées, devront
être réprimées -, « la réaction contre le mal existera encore dans la société
future » ; enfin n'est-il pas permis de penser qu'une masse amorphe offrirait
une proie facile aux groupes cherchant à l'opprimer (p. 218) ? »
«Les anarchistes pensent qu'une
fois détruites les institutions actuelles, « les individus deviendraient
conscients de la solidarité de leurs intérêts » (p. 212) ; c'est une hypothèse
bien forte, qui n'a d'autre objet que de dissimuler la fiction sur laquelle
repose la vie de tout groupe, fiction en vertu de laquelle on accepte comme
rationnelles des décisions qui résultent d'un simple compromis : aucun groupe
n'existe sans cela (p. 202) ; - aussi M. Merlino peut-il dire que les groupes
prévus par les anarchistes ne peuvent naître et se maintenir que par
l'intervention d'une providence secrète (p. 216). Il leur faut supposer que le
crime disparaîtra avec les institutions actuelles ; M. Merlino n'est pas assez
optimiste pour accepter cette belle utopie ; il pense que si beaucoup de crimes
disparaîtront, beaucoup d'actions anti-sociales, aujourd'hui tolérées, devront
être réprimées -, « la réaction contre le mal existera encore dans la société
future » ; enfin n'est-il pas permis de penser qu'une masse amorphe offrirait
une proie facile aux groupes cherchant à l'opprimer (p. 218) ? »
1898 : « la crise du
socialisme » :
« On a souvent signalé
le caractère brutal du socialisme contemporain, qui semble mettre son orgueil à
abandonner toutes les aspirations morales, fondées jadis sur le droit naturel,
et à poursuivre exclusivement des fins économiques. On a fréquemment cité une
phrase qui définit bien – quoique avec un peu d’exagération – cet état d’esprit
: « Notre parti ne repose que sur des intérêts à satisfaire ; il se vante
d’être le parti du ventre ; il ne fait appel qu’à l’intérêt des prolétaires
pour les jeter à l’assaut de la société bourgeoise. » »
« Mais quelle que fût la
superstition scientifique, il y a vingt ans, elle n’aurait pas suffi à donner
au socialisme ses allures anti-éthiques, s’il n’y avait eu des causes
historiques agissant d'une manière prépondérante sur l’esprit des travailleurs.
Ce sont ces causes qu’il nous faut examiner maintenant : dans toutes les discussions
sur le socialisme on s’est, en effet, beaucoup trop occupé des idées, des
thèses des abstractions : ce sont choses assez secondaires. On peut dire assez
exactement que l’idéologie socialiste n’est qu’un reflet des conditions au
milieu desquelles la classe ouvrière acquiert la notion du rôle qu’elle peut remplir
; si bien que les rapports sociaux, dans lesquels se fait la lutte des classes,
dominent les théories et que celles-ci sont toujours notablement en retard sur
le mouvement social. »
« A l’heure actuelle, les
partisans les plus dogmatiques du parlementarisme, de la lutte sur le terrain
légal, semblent bien être aussi les plus résolus partisans de la violence
exercée par l’Etat. On a souvent répété que le premier soin du gouvernement
socialiste serait de faire fusiller les anarchistes ; on peut aller loin dans
cette voie, car tous les partisans du self help sont, plus ou moins, suspects ;
M. de Molinari est considéré par les parlementaires comme un anarchiste de
marque [Revue socialiste, mars 1898, p. 376]. Il n’y a pas longtemps, un
socialiste très légalitaire avouait que, pour instaurer le nouveau régime, il
faudrait probablement abattre cent mille têtes. Après cette petite opération,
le Droit pourra devenir une réalité ! »
« Les programmes socialistes
perdent de leur simplicité, de leur logique, de leur cohérence ; M. Merlino
insiste beaucoup sur les contradictions et les incertitudes que l’on rencontre
aujourd'hui dans les déclarations des Congrès. Il voit là un aveu d’impuissance
[op. cit., p. 242] ; je ne partage pas cet avis ; je vois là une preuve de
l’action lente, mais sûre, des conditions sociales actuelles sur l’esprit des
théoriciens, qui ne sont pas encore parvenus à mettre leur terminologie et
leurs propositions à la hauteur des faits. Pour bien comprendre l’importance du
chemin parcouru, il est utile de comparer le manifeste des trente-sept députés
socialistes nouvellement élus avec l’ordre du jour voté en 1896 après le
banquet des municipalités socialistes à Saint-Mandé. Il y a deux ans, on
invoquait « la pensée essentielle des socialistes de tous les pays et la
tradition française depuis la Révolution » ; cette année on se déclare « fidèle
aux doctrines de la Révolution ». La différence est notable, car les doctrines
peuvent être aussi bien celle des Constituants que celles de Saint-Just ou de
Babeuf. On se propose d’assurer « à tous la libre disposition des moyens et des
fruits de leur travail » ; on n’ose pas prononcer le mot propriété ; mais les
lecteurs peu rompus aux subtilités de la dialectique ne manqueront pas de
comprendre qu’il s’agit d’étendre la propriété privée et non de la supprimer.
En 1896, on proclamait qu’on voulait « abolir le régime capitaliste luimême » ;
maintenant il s’agit seulement de préparer « la transformation en propriété
sociale (?) des moyens de production, de transport et de crédit, arrachés à
leurs propriétaires individuels par la féodalité capitaliste. » De quoi peut-il
être bien question ici ? Je suppose qu’il s’agit des grands magasins dont la
prospérité ruine tant de petits commerçants ; je ne crois pas que les chemins
de fer et la Banque de France aient été arrachés à d’anciens petits
propriétaires ; je ne vois pas, non plus, comment cette formule pourrait
s’appliquer aux raffineries de sucre, que M. Millerand avait, en 1896,
signalées comme mûres pour la socialisation. Il ne servirait pas à grand-chose
d’argumenter plus longtemps sur des formules aussi vagues ; le sens général de
la pensée des socialistes parlementaires se dégage de l’ensemble du document :
il ne s’agit plus de se mettre en mesure de reconstruire la société et
d’élaborer un programme pour le monde futur ; il faut savoir vivre dans la
société actuelle ; il faut s’efforcer de faire aboutir les réformes possibles ;
il faut collaborer aux améliorations. »
« Les hommes ne vivent pas
seulement de pain, ils tiennent à la liberté, à la justice, à la dignité
personnelle, autant qu'à la vie. Ils ne se plaignent pas seulement de l'injuste
répartition des richesses, mais de tout ce qui froisse leurs sentiments : de la
tyrannie gouvernementale, de l'injuste application des lois, de la
participation à des guerres engagées par les classes dirigeantes, de tous les
maux et de tous les contrastes qu'ils sont condamnés à subir et à faire subir
dans l'ordre social actuel » (p. 27).
« Sans doute, pour obtenir
des réformes sociales, il peut être utile d’avoir à la Chambre un groupe de
députés socialistes ; mais il ne faut pas se faire de grandes illusions sur le
rôle qu’il peut y jouer. Un éminent social-démocrate d’Allemagne a bien voulu
me dire qu’il reconnaît le danger de la politique pour le mouvement ouvrier,
qu’il trouve qu’on attribue trop d’importance à la lutte politique, mais qu’il
ne voit pas comment on pourrait s’en passer. Je suis parfaitement d’accord avec
lui : la politique est un pis-aller, contre lequel il faut prendre des
précautions. Les députés socialistes français se sont beaucoup occupés de faire
des propositions en vue d’augmenter les attributions de l’Etat : cela me semble
un singulier moyen d’assurer l’émancipation des travailleurs par les
travailleurs eux-mêmes ! [Cf. les statuts de l’Internationale] »
« Ce qu’on nomme socialisme
municipal est l’une des plus tristes inventions de l’esprit politique ; lorsque
les corps municipaux disposeront d’armées d’ouvriers et d’employés, les Caucus
deviendront tout-puissants et le régime du Tamany-Hall se généralisera.
L’expérience a été jusqu’ici peu favorable aux administrations démocratiques
des grandes villes. Les garanties les plus efficaces que l’on puisse constituer
contre le despotisme et la corruption des administrations, sont celles que
peuvent fournir les associations ouvrières : coopératives, syndicats,
mutualités. »
« « Les coopératives,
m’écrit le social-démocrate que j’ai déjà cité, tendent à développer le
sentiment de responsabilité que la politique menace d’annihiler ; et je redoute
le jour où tout le monde s’en rapportera à l’Etat ou à la Commune comme aux
grands nourriciers du genre humain ». »
« « Pour condenser ma pensée
en une formule, je dirai que tout l’avenir du socialisme réside dans le
développement autonome des syndicats ouvriers. » »
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