S'occuper du problème social au point de
vue anarchiste et négliger les ravages et la répercussion de ce terrible fléau
qu'est la jalousie, dans l'humanité, me paraît un illogisme. Voici plusieurs
raisons à l'appui de ce point de vue : 1 ° La jalousie cause, en France, bon an
mal an, mille à douze cents victimes. Ce chiffre ne concerne, bien entendu, que
les drames et les ravages de la jalousie connus publiquement. Si la proportion
est la même hors de France, c'est quarante à cinquante mille victimes que cet
aspect de la folie immolerait annuellement ; 2° Il y a à considérer les moyens
auxquels ont recours les jaloux pour assouvir leur fureur. On assassine par jalousie
sexuelle en se servant de ciseaux, poignards, tiers-points, stylets, couteaux
de diverses sortes, mar rasoirs, flèches, navajas, bow knives, machetes,
sabres, revolvers, fusils, etc. Pour tuer et se tuer, les jaloux ont recours au
suicide, à l'empoisonnement, à la défenestration, à la pendaison, à
l'immersion, à la strangulation, etc. Ils emmurent, calcinent, coupent en
morceaux, crucifient. La crevaison des yeux, l'arrachage du nez, des oreilles,
l'ablation des parties sexuelles, des mamelles, d'autres mutilations encore
figurent dans le catalogue des supplices infligés aux êtres que les jaloux
prétendent aimer d'un amour sans rival. (Il n'est ques Moyen-Age. Ces détails
ont été relevés sur divers journaux quotidiens de pays dif l'apparition du
browning, est passé de mode). Je ne parle pas ici des dénonciations à la
justice, les maisons centrales sont pleines de pau de l'un et l'autre sexe. (Si
quelqu'un m'accusait d'exagérer quant à la variété des moyens mis en œuvre pour
se venger, je le renver rubrique des drames passionnels, dans les gazettes de
France et de l'exté Les gestes d'empiètement ou les crimes aux l'intervention
de la loi et le jeu des sanctions pénales, ces actes renforcent les
institutions autoritaires et resserrent les mailles du contrat social imposé.
De ce qui précède, on peut déduire, sans possibilité de contestation, que le
jaloux est un type humain en voie de régression. Le malheur est que ce spécimen
retardataire se ren milieux « d'avant-garde » ou « extrémistes ». Même chez les
anarchistes, la jalousie cause des meurtres, des suicides, des mouchardages,
des rixes et des brouilles entre camarades. Il importe donc, selon moi,
d'analyser la jalousie, de nous demander quel est son remède ; celui-ci connu,
de combattre la maladie. On m'a objecté que « la jalousie, ça ne se commandait
pas ». Piètre objection ! Si nous acceptions cette objec tenté en vue de
débarrasser l'humain des préjugés qui embrument son cerveau. Le croyant, le
chauvin, disent, eux aussi, que la foi, l'amour de la patrie ne se com encore
ne se commande pas. La jalousie est diagnosticable, analysable comme n'importe
quel autre sentiment autoritaire ou passion maladive. Dans un roman utopique de
M. Georges Delbruck : Au Pays de l'Harmonie, l'un des personnages, une femme,
définit la jalousie en des termes lapidaires : « Pour l'homme, expose-t-elle,
le don de la femme implique la possession de ladite femme, le droit de la
dominer, de porter atteinte à sa liberté, la monopoli son amour, l'interdiction
d'en aimer un autre ; l'amour sert de prétexte à l'homme pour légitimer son
besoin de dominer ; cette fausse conception de l'amour est tellement ancrée
chez les civilisés qu'ils n'hésitent pas à payer de leur liberté la possibilité
de détruire la liberté de la femme qu'ils prétendent aimer. » Ce tableau est
exact, mais il s'applique à la femme comme à l'homme. La jalousie de la femme
est aussi monopolisatrice que celle de l'homme. L'amour tel que l'entendent les
jaloux est donc une catégorie de l'archisme. Il est une monopolisation des
organes sexuels, tactiles, de la peau et du sentiment d'un humain au profit
d'un autre, exclusivement. L'éta vie et de l'activité des habitants de toute
une contrée au profit de ceux qui l'administrent. Le patriotisme est la
monopolisation, au profit de l'existence de l'Etat, des forces vives humai la
monopolisation au bénéfice d'un petit nombre de pri machines ou d'espèces de
toutes les énergies et de toutes les facultés productrices du reste des hommes.
Et ainsi de suite. La monopolisation étatiste, religieuse, patriotique,
capitaliste, etc., est en germe dans la jalousie, car il est évident que la
jalousie sexuelle a précédé les dominations politique, religieuse, capitaliste,
etc. La jalousie a préexisté à la vie en société, voilà pourquoi ceux qui
combattent la mentalité sociale actuelle ne peuvent négliger de faire la guerre
à la jalousie. L'amour donc, étant considéré comme une monopoli aspect de la
domination de l'humain sur son semblable, homme ou femme, un aspect du
mécontentement, de la colère ou de la fureur ressentie par un être vivant
quelconque quand il sent ou prévoit que sa proie lui échappe ou fait mine de
lui échapper. C'est à cela que se ramène la jalousie, dans le plus grand nombre
de ses accès, quand on l'a dépouillée de toutes les fioritures, dont, pour la
rendre acceptable et présentable, l'ont décorée les traditions, les
conventions, les lois religieuses ou civiles. C'est cet aspect si commun de la
jalousie que je dénommerai jalousie propriétaire. Une deuxième forme de jalousie
pourrait être appelée jalousie sensuelle. Elle s'analyse ainsi : l'un des parti
partenaire une satisfaction parfaite, se trouve privé, du fait de la cessation
des rapports purement sensuels qui formaient le lien qui l'unissait à l'autre ;
sa souf malade s'était habitué à se réserver sans crainte de partage. La
maladie empire d'autant plus que l'objet de l'attachement est plus voluptueux
ou doué d'attributs physiques spéciaux. La troisième forme de la jalousie est
la jalousie sen la plus grave de la maladie et la plus intéressante, à en
croire certains moralistes. La souffrance qui peut aller jusqu'à une
indescriptible torture morale, provient du sentiment nettement caractérisé
d'une diminution de l'intimité, d'un amoindrisse de l'amitié, d'un affaiblissement
du bonheur. Qu'il se l'explique ou non, le patient éprouve la sensation bien
nette que l'amour dont il était l'objet, décroît, baisse, menace de s'éteindre.
D'autant plus surexcité, le sien redouble. Son moral et son physique s'en
ressentent ; sa santé générale s'altère. Je sais que « la jalousie sentimentale
» peut être con réaction de l'instinct de conservation de vie amoureuse contre
ce qui menace son exis d'affection, de confiance partagés, on peut comprendre
que, son aliment venant à lui manquer, menaçant de disparaître, il y ait
réaction logique, résistance naturelle. Je sais, faits à l'appui, que la «
jalousie sentimen qu'elle peut être inguéris déception amoureuse que toute leur
vie s'en ressent ; comme s'y résolvent certains incurables, on ren leur vie
sentimentale ; celle-ci venant à leur manquer, ils se sentent tellement
désorientés qu'ils se donnent la mort. Loin de moi la pensée de nier qu'il y
ait dureté, cruauté, sadisme parfois, à jeter dans l'isolement et la douleur
qui aime sincèrement, profondément et qui a eu sujet de compter sur le partage
de son sentiment. Nier cela serait un non-sens de la part d'un défenseur de la
conception du contrat. C'est à « la jalousie sentimentale » que s'applique la
conception du Larousse : « Tourment causé par la crainte ou la certitude d'être
trahi par la personne qu'on aime, d'être aimé moins qu'une autre personne. »
Mais toutes ces considérations ne guérissent pas le malade. Les individualistes
anarchistes ne sauraient s'inté propriétaire, sinon pour en dénoncer le
ridicule. Reste la jalousie d'ordre sentimentalo-sexuel. Dans la Douleur
Universelle (page 394, en note), Sébastien Faure dénonce la jalousie comme un «
senti suppressibles », « éliminable lui-même ». Selon moi, l'élimination de la
jalousie est fonction de l'abondance sensuelle et sentimentale régnant dans le
milieu où l'individu évolue. De même que la satisfac de l'individu. De même que
l'apaisement de la faim est fonction de l'abondance de nourriture mise à la
disposition de l'individu. Qu'il s'agisse d'un milieu communiste où les besoins
sont satisfaits sans qu'on se soucie de l'effort fourni, ou d'un milieu
individualiste où la satisfaction des désirs est basée sur l'observation de la
réciprocité, la situation est la même. L'un et l'autre veulent que ses
composants soient heureux et ils ne le sont pas, tant que, parmi eux, quelqu'un
souffre : sa cérébralité, sa faim, ses sens ou ses sentiments insatisfaits. Le
caprice, la fantaisie, le tant pis pour toi, la préférence, « l'en peuvent
constituer des pis-aller pour des isolés - et c'est à démontrer - non pour des
asso camaraderie impliquant support, compréhension, concessions mutuelles. Et
non seulement lorsqu'il s'agit d'associés, mais encore de camarades se
fréquentant de très près et qui, recherchant leur plaisir individuel sans
vouloir gêner le plaisir d'autrui, se sont délivrés des préjugés concernant la
fidélité sentimentale comme inhérente à la cohabitation, le propriétarisme
conjugal, l'exclusivisme sexuel comme marque d'amour en général. C'est donc
DANS L'ABONDANCE - d'offres, de demandes, d'occasions - que j'aperçois le
remède à la jalousie. Et quel aspect revêtira cette abondance pour que personne
ne soit laissé de côté, mis à part, ne souffre, pour tout dire ? Voilà la
question à résoudre. Dans sa Théorie universelle de l'Association (tome IV, p.
461), Fourier l'avait résolue en constituant le mariage de telle sorte « que
chacun des hommes puisse avoir toutes les femmes et chacune des femmes tous les
hommes ». Je ne puis m'étendre sur les conséquences de cette éthique sexuelle
dont la principale est la disparition de la famille. Il me paraît difficile que
le communisme anarchiste puisse finalement éluder cette solution, s'il veut
rester conséquent avec lui-même, c'est-à-dire ne pas établir une hiérarchie des
plaisirs et des besoins. On ne conçoit pas que des anarchistes puissent
admettre de distinctions qualitatives entre les aspirations des divers appétits
humains. Ce qui frappe, quand on étudie à fond les objections présentées à la
solution fouriériste, c'est qu'elles ressemblent formulées par des anarchistes,
et comme deux gouttes d'eau aux protestations des éducateurs religieux et des
représentants de l'Etat. Ceux-là et ceux-ci voient dans le couple et le
groupement familial une garantie de la perpétuation du système de domination
spirituel ou laïque, de là la poésie, les phrases ampoulées, les panégyriques
dont s'accompagnent les descriptions de l'amour conjugal, de la famille,
cellule du milieu social. D'ailleurs, si l'on persécute les partisans des
concep intérêts des dirigeants, je ne sache pas qu'il existe une seule loi - du
code de Hammourabi aux codes soviétiques - qui décrète une pénalité contre
l'exaltation de l'amour romantique ou de l'indissolubilité du lien conjugal.
Les dominateurs savent bien ce qu'ils font. Je pense donc que les communistes
anarchistes en viendront à considérer l'abondance - le communisme sexuel
volontaire - comme le remède à tous les maux de l'amour. Ce n'est d'ailleurs
que récemment, surtout depuis la guerre mondiale 1914-1918, qu’une régression à
ce sujet est notable chez les communistes anarchistes, Mais une autre question
se pose : Le remède à la jalousie, à l'exclusivisme sentimental ou à
l'appropriation sexuelle, le remède que je résu toutes, toutes à tous, - ce
remède peut-il se concilier avec les principes de l'individualisme anarchiste,
convenir à des individualistes ? Ma réponse est qu'il convient aux
individualistes qui sont prêts, pour reprendre une expression de Stirner, à
perdre de leur liberté pour que s'affirme leur individualité. Que cherchent en
s'associant, dans le domaine sentimentalo-sexuel, un nombre quelconque
d'individua toujours plus la souffrance ? Si c'est ce dernier but qu'ils
visent, si c'est dans la disparition de la souffrance que s'affir dans la
sphère qui nous occupe, l'amour perdra de plus en plus son caractère passionnel
pour devenir une simple mani l'arbitraire, le refus disparaîtront
graduellement, deviendront toujours plus rares. Ils se rallieront à la formule
ci-dessus énoncée parce qu'ils y verront la méthode la meilleure pour éliminer
de leur milieu la jalousie sexuelle et ses con parce qu'ayant à choisir entre
divers procédés leur « libre choix » s'est porté sur celui-là. D'ailleurs, ils
n'engagent qu'eux-mêmes. Ils ne sont pas jaloux, c'est le cas ou jamais de ne
pas l'être, des systèmes autres « choisis » par d'autres groupes pour éliminer
la jalousie de leur sein. Les partisans de l'abondance comme remède à la
jalousie, les réalisateurs d’associations anarchistes a fins sentimentales ou
sexuelles, les propagandistes de la camaraderie amoureuse n'ignorent pas à
quelles rail d'excellents cama moralité sexuelle, mais ils se souviennent de ce
qu'écrivait dans Free Society, au cours d'un article solidement charpenté sur
La pluralité en amour, l’anarchiste communiste F.-A. Barnard : « Ceux qui se
sentent assez forts, assez enthousiastes pour oser être les pionniers de ce
mouvement peuvent prendre courage à la pensée que les antiques conceptions de
l’amour s'effondrent, que nous le voulions ou non, à ce point que l'espèce
humaine tout entière se débat dans un chaos. Ils peuvent trouver un sujet de se
réjouir encore dans la pensée qu'ils vivent conformément à des idées dont la
réalisation assurera à l’être humain une existence normale et fertile. » - E.
ARMAND.
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