Quand on étudie le caractère général du peuple
juif, on voit que les noms de Jacob et d'Israël ne sont pas de simples hasards,
celui de Jacob signifiant ruse, habileté à se tirer d'affaire, et celui
d'Israël indiquant l'idéalisme le plus élevé ; ces deux dénominations sont, au
contraire, de très heureuses caractéristiques de Jacob, de ses idées, de ses
principes qu'il a transmis aux Hébreux qu'on appelle, non sans raison, les fils
d'Israël. Dès son adolescence, Jacob obtient la suprématie intellectuelle
surtout par la ruse, par la tromperie, en achetant le droit d'aînesse de son
frère Esaü (Assaf, en hébreu), chasseur grossier et ignorant. Il sacrifie
quatorze ans de sa vie au travail et à l'humiliation chez Laban, dur exploiteur
et riche propriétaire, pour épouser la fille de son maître et, par amour, il a
recours à toutes sortes de moyens louches. Ainsi, d'un côté nous voyons l'idéal
de l'amour, du dévouement à une idée et, d'un autre, le mensonge et les
combinaisons intéressées C'est ce dualisme qui se fait voir aussi dans l'énorme
diversité de la littérature religieuse du peuple hébreu. L'aurore de la culture
hébraïque commence à partir de l'apparition de la Bible (le Pentateuque), que
les Juifs regardent comme des livres saints, sources de la morale humaine,
livres qui, à côté d'innombrables absurdités, de grossier fanatisme,
contiennent des idées généreuses d'une immense importance pour l'époque, ainsi
le dixième commandement, la réforme agraire en faveur des sansterres, le mépris
de l'esclavage, etc. Les Rois et les Prophètes nous racontent la lutte de la lumière
contre les ténèbres, de l'amour de la liberté contre l'esclavage, de la libre
pensée contre le fanatisme. Ces livres ont une grande valeur, non seulement
pour l'époque où ils ont été écrits, mais aussi pour les temps subséquents
jusqu'à nous. Cette lutte ne le cède guère au mouvement actuel du socialisme,
elle contient bien des idées anarchistes, antiétatistes. Le prophète Samuel
montre bien au peuple qui souffrait sous l'influence des riches propriétaires,
du clergé, qui réclamait un roi, toutes les funestes conséquences de l'Etat. Il
dit au peuple que l'Etat l'asservira, enrôlera les fils comme soldats, fera des
filles des servantes ; les chevaux, les chariots seront employés pour des
guerres. Les prophètes Esaü et Jérémie montrent au peuple l'ambition, l'avarice
de l'autorité étatiste et cléricale qui le conduit à sa perte, ils lui parlent
de toutes les Israélite
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13:13:41] horreurs de la guerre, ils lui conseillent de transformer les armes
en socs de charrue. Ils attaquent violemment le pouvoir des possédants qui
réussissent à étouffer la conscience populaire mais qui n'arrivent pas à
étouffer, supprimer la voix de ces lutteurs pour la vérité. On pourrait
s'étonner que ces livres aient eu si peu d'influence sur la vie subséquente du
peuple juif, mais cela s'explique surtout par le fait que les livres des
prophètes, représentant un danger pour ceux qui ambitionnaient le pouvoir ainsi
que la domination économique, étaient mis à l'index de l'enseignement. De plus,
le caractère compliqué et inquiet des Hébreux, leur vie errante, contribuaient
à leur faire adopter des idées pas trop claires, des assomptions sans
fondement, à les laisser indifférents à la simple beauté, à la vérité
facilement saisie. C'est pourquoi le peuple israélite a donné tant de Marxistes
et si peu de Tolstoïens. Le Talmud a eu aussi une très grande influence sur les
idées des Hébreux. Le Talmud consiste en un nombre énorme de volumes divisés
d'après l'étude indépendante de diverses questions et d'après les commentaires
de la Bible. On peut dire qu'il n'y a pas de questions que le Talmud n'ait
élaborées : philosophie, hygiène, questions sexuelles, économie, médecine,
jurisprudence, etc. La plus importante partie du Talmud est occupée par la
dialectique. On y trouve des réponses à toutes sortes de questions, souvent
contradictoires, réponses si peu définitives en réalité qu'on pourrait se
demander si les discuteurs avaient pour but d'éclaircir une question ou de
l'obscurcir, de mêler, de compliquer ce qu'il y a de simple et de
compréhensible. Malgré une pareille gymnastique de l'esprit il y a pourtant
dans le Talmud des points de vue intéressants sur la vie et sa signification,
mais ils se perdent dans un chaos de contradictions et de spéculations. On ne
peut pas ne pas penser que s'il n'y avait pas eu de Talmud, il n'y aurait pas
eu de Capital de K. Marx, et que cette œuvre a fait que, parmi le peuple juif,
il y a eu tant de Trotski et si peu de Max Nettlau. Il y a chez tous les
peuples, dans toutes les couches de ces peuples, non seulement dans les couches
ignorantes et arriérées, mais même dans les rangs des intellectuels et des
démocrates le préjugé, le mauvais préjugé, que les Israélites sont assoiffés
d'argent, qu'ils n'aiment que le commerce, qu'ils détestent le travail
physique. Cette opinion n'a aucune base solide, elle ne montre pas le désir de
les guérir d'une faiblesse spirituelle, de les rendre plus capables socialement
; elle vient d'un côté de la jalousie de ce qu'ils sont malins et savent se
sortir des conditions sociales les plus dures ; d'un autre côté de
l'intolérance religieuse dont ne peuvent se débarrasser même des esprits bien
développés et des cœurs bons ; c'est une maladie héréditaire qui se retrouve
dans toutes les couches de la société. Il n'est pas douteux que cette opinion
est née dans l'Eglise et qu'elle a été reprise par les gouvernements comme une
arme de salut pour servir toutes les fois que les trônes commençaient à
chanceler. Si les gouvernements n'avaient pas eu besoin des Juifs comme
parafoudre dans les moments de fureurs populaires, si l'habileté des Juifs à
développer l'industrie et le commerce n'avait pas été utile aux puissances, il
y a longtemps qu'elles les auraient fait disparaître de la face de la Israélite
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13:13:41] terre. Quand le peuple commence à perdre patience, quand ses épaules
courbées par le dur labeur et la souffrance commencent à se redresser
menaçantes, le gouvernement lui montre les Juifs et lui dit : « Tiens, voilà la
cause de ta misère », le peuple, tenu exprès dans les ténèbres, se lance
furieusement sur les Juifs avec tout son courroux accumulé. Et trouverait-on
beaucoup d'hommes, chez les autres peuples, qui reconnaissant l'immoralité du
commerce, s'asserviraient dans les fabriques, les usines, les ateliers, où le
régime de caserne, le travail excessif, les salaires misérables ébranlent la
vie humaine? Si le Juif, plus malin que d'autres, parvient à se soustraire à
cette galère, en tout cas, en cela il n'est pas pire que les autres. Si l'on
ajoute que dans beaucoup de pays, l'entrée des professions libérales, du
service municipal ou officiel lui est absolument interdite, il n'est pas
étonnant qu'il adopte la seule voie qui lui reste : le commerce. Si nous
admettons que le Juif attribue à l'argent plus d'importance que qui que ce
soit, ce n'est pas que son or sonne plus agréablement à son oreille, c'est
parce que cet or le sauve fréquemment des persécutions et des mauvais
traitements. Dans tous les cas, les Juifs évoluent rapidement sous ce rapport,
et une majorité de ce peuple se livre actuellement au travail physique et n'en
a pas honte comme anciennement, mais s'en fait gloire. Quant à la religion,
l'on peut dire qu'aucun autre peuple n'est si près de la libre pensée que le
juif, et cela s'explique par le fait qu'il n'y a pas de gouvernement qui lui
impose une religion, et par sa tendance à s'assimiler. Cette inclination
pourrait avoir une étendue beaucoup plus grande et plus bienfaisante n'étaient
les persécutions dont ils ont souffert dans tous les pays en général, mais
surtout dans les contrées plus arriérées, plus cléricales. Ces persécutions ont
resserré les liens entre les Juifs et développé l'idée de nationalité juive.
Quand on pense aux affreuses persécutions auxquelles ce peuple a été exposé
dans sa vie historique, on ne peut que s'étonner qu'il n'ait pas perdu son
aspect humain. Nous ne rappellerons pas les atrocités du passé éloigné, parlons
seulement des pogromes en Russie pendant les soulèvements populaires de 1818-
1819. Ces événements sanglants éveillent en nous l'horreur de ces actions
infernales, de ceux dont les ambitions politiques, les intérêts économiques, la
soif du pouvoir, ont armé des bandes sauvages et les ont lancé comme des chiens
affamés contre les paisibles populations juives. Ils nous forcent à mépriser
ceux qui, pendant ce temps, continuaient à s'occuper de leurs propres affaires,
à dormir, à manger, à se promener, à danser même sans remords de conscience.
Bien des révolutionnaires disent que les Israélites font trop de bruit, qu'ils
se plaignent trop, que d'autres peuples aussi ont souffert des guerres et des révolutions.
Mais ces révolutionnaires ont-ils pensé, même une fois, à l'énorme différence
qu'il y a entre la guerre, les révolutions et les pogromes? Dans la guerre, les
soldats sont armés, animés par une sorte de sentiment (même artificiel) de leur
supériorité sur l'ennemi, ils ont confiance en leur cohésion, ils sont enivrés
d'une croyance fanatique qu'ils mourront pour une cause sacrée, et enfin ils se
nourrissent de l'espérance que ce seront les autres soldats qui seront tués,
pas eux. Un révolutionnaire meurt avec la foi enthousiaste qu'il donne sa vie
pour la sainte cause de l'affranchissement de l'humanité. Dans les pogromes, des
foules de bandits sanguinaires envahissent des villages paisibles, désarmés,
attaquent de faibles vieillards, les femmes, les enfants, violent les femmes en
face de leurs maris, les petites filles sous les yeux de leurs mères, éventrent
les malheureux, leur remplissent le ventre de paille et font encore mille
autres épouvantables actions qui font dresser les cheveux quand on les a vues.
Ils se trompent fort les Israélites qui, sous l'influence de la bourgeoisie
juive, croient se sauver de leur situation en organisant un Etat à eux,
c'est-à-dire en établissant ce dont ils souffrent eux-mêmes. Pour tourner la
vérité, ces « amis du peuple » parlent de la « question juive », mais en dépit
de la situation particulière des Juifs, en réalité il n'existe pas de question
juive, pas plus qu'il n'y a de question française, anglaise ou allemande. Il
n'y a qu'une question pour toute l'humanité, et cette question consiste à
extirper de la conscience et du cœur de l'homme ces fanatismes sauvages et
dangereux qui s'appellent : religion, nationalisme, patriotisme. Il faut que la
domination d'un homme sur un homme soit impossible. Il faut que ceux qui se
gorgent de nourriture et s'adonnent aux plaisirs à côté de ceux qui souffrent
de la faim et du malheur soient considérés comme des criminels. Il faut que la
vie et la liberté personnelle soient plus précieuses que tout. Il faut que
chacun se considère comme responsable de tout ce qui se passe autour de lui. Il
faut que les gens comprennent qu'ils sont comme deux fleurs croissant sur le
même sol et qui ont également besoin de soleil et de pluie, qu'eux ont
également besoin d'amour et de solidarité, le bonheur pour tous. - RYSKINE
(Trad. de G. Brocher)
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