Marx/Engels : 1843 « Lettres de Londres »
« Ces prêcheurs ont une excellente façon de raisonner.
Ils partent tous de l’expérience et de faits illustrables et démontrables, et
tout est explicité à fond de sorte qu’il est difficile de les battre sur le
terrain qu’ils ont choisi. Dès lors que l’on veut gagner un autre terrain, ils
vous rient au nez. Je leur dis, par exemple, que l’existence de Dieu ne dépend
pas de démonstrations tangibles pour les hommes, alors ils me rétorquent : «
Votre affirmation est ridicule. S’il ne se réalise pas dans des faits,
qu’avons-nous à en faire ? De ce que vous dites, il ressort précisément que
l’existence ou la non-existence de Dieu est indifférente à l’homme. Comme nous
avons à nous préoccuper de mille choses, nous laissons le Bon Dieu derrière les
nuages, où il existe peut-être oui, peut-être non. Ce que nous ne pouvons
apprendre à partir de faits ne nous intéresse pas ; nous nous en tenons au
terrain des « beaux faits », où il ne peut être question de morceaux de
fantaisie tels que Dieu et la religion. » »
« Tandis que la Haute-Eglise anglaise grasseyait, les
socialistes ont fait des choses incroyables pour la formation théorique des
classes laborieuses en Angleterre. Quand on les voit pour la première fois, on
ne peut manquer d’être étonné des sujets que les ouvriers les plus ordinaires
abordent dans la maison de l’Education, en ayant une vive conscience de la
situation politique, religieuse et sociale. »
Marx : La question Juive. Réflexions issues des travaux de Bruno Bauer en italique les observations de Bruno Bauer.
« A l’égard des juifs, l’Etat chrétien ne peut avoir que
l’attitude de l’Etat chrétien. Il doit, par manière de privilège, autoriser que
le juif soit isolé des autres sujets ; mais il doit ensuite faire peser sur ce
juif l’oppression des autres sphères isolées, et cela d’autant plus durement
que le juif se trouve en opposition religieuse avec la religion dominante. Mais
le juif ne peut, de son côté, avoir à l’égard de l’Etat qu’une attitude de
juif, c’est-à-dire d’étranger : à la nationalité véritable, il oppose sa
nationalité chimérique, et à la loi véritable, sa loi illusoire ; il se croit
en droit de se séparer du reste de l’humanité ; par principe, il ne prend
aucune part au mouvement historique et escompte un avenir qui n’a rien de
commun avec l’avenir général de l’homme ; il se considère comme un membre du
peuple juif et le peuple juif comme le peuple élu. A quel titre, juifs,
demandez-vous donc l’émancipation ? A cause de votre religion ? Elle est
l’ennemie mortelle de la religion d’Etat. Parce que vous êtes citoyens ? Il n’y
a pas de citoyens en Allemagne. Parce que vous êtes hommes ? Vous n’êtes pas
des hommes, pas plus que ceux à qui vous faites appel »
« « Bien, dit-on, et le juif le dit lui-même ; mais le
juif ne doit pas être émancipé parce qu’il est juif, parce qu’il possède un
principe moral excellent et universellement humain ; le juif prendra plutôt
rang derrière le citoyen et sera citoyen, bien qu’il soit juif et veuille
rester juif. En d’autres termes, il est et reste juif, bien qu’il soit citoyen
et vive dans des conditions universellement humaines : sa nature juive et
limitée remporte toujours et en dernier lieu la victoire sur ses obligations
humaines et politiques. Le préjugé subsiste néanmoins que sa nature est
débordée par des principes généraux. Mais, s’il en est ainsi, elle déborde au
contraire tout le reste. » - « Ce n’est que dans un sens sophistique et d’après
l’apparence que, dans la vie politique, le juif pourrait rester juif ; par
conséquent, s’il voulait rester juif, l’apparence serait donc l’essentiel et
remporterait la victoire ; autrement dit, la vie du juif dans l’Etat ne serait
qu’une apparence ou une exception momentanée à l’essence et à la règle » [Bruno
Bauer, Die Fähigkeit der beutigen Juden und Christen, frei zu werden, in « 21
Bogen », Zürich et Winterthur, 1843] »
« « Le juif, par exemple, aurait vraiment cessé d’être
juif, quand il ne se laisserait pas empêcher par sa loi de remplir ses devoirs
envers l’Etat et ses concitoyens, qu’au jour du sabbat il assisterait aux
séances de la Chambre des députés et y prendrait part. Il faudrait, du reste,
supprimer tout privilège religieux, donc également le monopole d’une Eglise
privilégiée ; et si d’aucuns ou même la très grande majorité croyaient encore
devoir remplir des devoirs religieux, cette pratique devrait leur être
abandonnée comme une affaire d’ordre absolument privé, » (Judenfrage, p. 65). »
« Bauer exige donc, d’une part, que le juif renonce au
judaïsme et l’homme, somme toute, à la religion, pour être émancipés
civiquement. Et, d’autre part, conséquence logique, il considère la suppression
politique de la religion comme la suppression de toute religion. L’Etat, qui
présuppose la religion, n’est pas encore un Etat réel et véritable. «
Evidemment, l’idée religieuse donne à l’Etat des garanties. Mais à quel Etat ?
A quelle espèce d’Etat ? » (Judenfrage, p. 97) »
« La question est celle-ci : Dans quel rapport
l’émancipation politique achevée se trouve-t-elle vis-à-vis de la religion ?
Si, dans le pays de l’émancipation politique achevée, nous trouvons non
seulement l’existence, mais l’existence « fraîche et vigoureuse » de la
religion, la preuve est faite que l’existence de la religion ne s’oppose en
rien à la perfection de l’Etat. Mais, comme l’existence de la religion est
l’existence d’une défectuosité, la source de cette défectuosité ne peut être
recherchée que dans l’essence même de l’Etat. »
« Mais l’attitude de l’Etat, de l’Etat libre surtout,
envers la religion n’est que l’attitude, envers la religion, des hommes qui
constituent l’Etat. Par conséquent, c’est par l’intermédiaire de l’Etat, c’est
politiquement, que l’homme s’affranchit d’une barrière, en s’élevant au-dessus
de cette barrière, en contradiction avec lui-même, d’une façon abstraite,
incomplète et partielle. En outre, en s’affranchissant politiquement, c’est par
un détour, au moyen d’un intermédiaire, intermédiaire nécessaire, il est vrai,
que l’homme s’affranchit. Enfin, même quand il se proclame athée par
l’intermédiaire de l’Etat, c’est-à-dire quand il proclame l’Etat athée, l’homme
demeure toujours limité au point de vue religieux, précisément parce qu’il ne
se reconnaît tel que par un détour, au moyen d’un intermédiaire. La religion
est donc la reconnaissance de l’homme par un détour. Par un intermédiaire.
L’Etat est l’intermédiaire entre l’homme et la liberté de l’homme. De même que
le Christ est l’intermédiaire que l’homme charge de toute sa divinité, de toute
sa prévention religieuse, l’Etat est l’intermédiaire que l’homme charge de
toute sa non-divinité, de toute son humaine absence de préventions. »
« La propriété privée n'est-elle pas supprimée
théoriquement, lorsque celui qui ne possède rien est devenu le législateur de
celui qui possède ? Le cens est la dernière façon politique de reconnaître la
propriété privée. Mais l’annulation politique de la propriété privée, non
seulement ne supprime pas la propriété privée, mais la suppose même. L’Etat
supprime à sa façon les distinctions constituées par la naissance, le rang
social, l’instruction, l’occupation particulière, en décrétant que la
naissance, le rang social, l’instruction, l’occupation particulière sont des
différences non politiques, quand, sans tenir compte de ces distinctions, il
proclame chaque membre du peuple codétenteur, à titre égal, de la souveraineté
populaire, quand il traite tous les éléments de la véritable vie populaire en
se plaçant au point de vue de l’Etat. Mais l’Etat n’en laisse pas moins la
propriété privée, l’instruction, l’occupation particulière agir à leur façon,
c’est-à-dire en tant que propriété privée, instruction, occupation
particulière, et faire prévaloir leur nature spéciale. Bien loin de supprimer
ces différences effectives, il n’existe plutôt que dans l’hypothèse de ces
différences ; il a conscience d’être un Etat politique et ne fait prévaloir son
universalité que par opposition à ces éléments. »
« La contradiction, dans laquelle l’homme religieux se
trouve avec l’homme politique, est la même contradiction dans laquelle le
bourgeois se trouve avec le citoyen, dans laquelle le membre de la société
bourgeoise se trouve avec sa peau de lion politique. »
« L’émancipation politique constitue, somme toute, un
grand progrès. Elle n’est pas, il est vrai, la dernière forme de l’émancipation
humaine, mais elle est la dernière forme de l’émancipation humaine dans les
cadres de l’ordre social actuel. Entendons-nous bien : nous parlons ici de
l’émancipation réelle, de l’émancipation pratique. »
« Ce qui vaut dans l’Etat
dit chrétien, ce n’est pas l’homme, c’est l’aliénation. Le seul homme qui
compte, le roi, diffère spécifiquement des autres hommes et est, en outre, un
être encore religieux se rattachant directement au Ciel, à Dieu. »
« Nous ne disons donc pas,
avec Bauer, aux juifs : Vous ne pouvez être émancipés politiquement, sans vous
émanciper radicalement du judaïsme. Nous leur disons plutôt : C’est parce que
vous pouvez être émancipés politiquement, sans vous détacher complètement et
absolument du judaïsme, que l’émancipation politique elle-même n’est pas
l’émancipation humaine. Si vous voulez être émancipés politiquement, sans vous
émanciper vous-mêmes humainement, l’imperfection et la contradiction ne sont
pas uniquement en vous, mais encore dans l’essence et la catégorie de
l’émancipation politique. Si vous êtes imbus de cette catégorie, vous partagez
la prévention générale. Si l’Etat évangélise lorsque, bien qu’Etat, il agit en
chrétien à l’égard des juifs, le juif fait de la politique lorsque, bien que
juif, il réclame des droits civiques. »
« L’idée des droits de
l’homme n’a été découverte, pour le monde chrétien, qu’au siècle dernier. Elle
n’est pas innée à l’homme ; elle ne s’acquiert au contraire que dans la lutte
contre les traditions historiques où l’homme a été élevé jusqu’à ce jour. Les
droits de l’homme ne sont donc pas un don de la nature, ni une dot de
l’histoire passée, mais le prix de la lutte contre le hasard de la naissance et
contre les privilèges, que l’histoire a jusqu’ici transmis de génération en
génération. Ce sont les résultats de la culture ; et seul peut les posséder qui
les a mérités et acquis. »
« « Le but de toute
association politique est la conservation des droits naturels et
imprescriptibles de l’homme. » (Déclaration de 1791, art. 2.) « Le gouvernement
est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits naturels et
imprescriptibles. » (Déclaration de 1793, art. 1.)
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