« La haine à l'égard de la chose aimée,
déclare Spinoza, s'appelle jalousie » ; elle suppose « une fluctuation de l'âme
née d'un amour et d'une haine simultanée ». Selon La Rochefoucauld « La
jalousie est en quelque manière juste et raisonnable, puis qu'elle ne tend qu'à
conserver un bien qui nous appar est une fureur qui ne peut souffrir le bien
des autres. » Pour ces philosophes, comme pour le public, la jalousie est avant
tout et même essentiellement amoureuse ; La Rochefoucauld, chez qui l'instinct
de propriété s'avère particulièrement fort, la trouve, jusqu'à un certain
point, légitime, et il l'oppose à l'envie toujours mauvaise, s'il faut l'en
croire. En réalité, à l'exception de la jalousie amoureuse, dévia sexuelle de
l'instinct de propriété, ce sentiment a fort peu retenu l'attention des
psychologues ; sa parenté avec l'envie apparaît évidente. La jalousie n'est
qu'un aspect honteux de l'envie ; de l'une comme de l'autre on peut dire
qu'elles sont essentiellement un désir pour soi-même à l'exclusion d'autrui, un
égoïsme compliqué d'aversion à l'égard de nos semblables. Amour profond de sa
propre personne, malveillance pour celle des autres, tel est le double élément
qui s'y rencontre à dose variée ; avec la tendance à se parfaire qu'on ne
saurait blâmer, elles en impliquent une autre illégi frères humains. Garder par
devers soi des ressources inutiles, pour en priver les autres, voilà sans doute
la pire forme de la jalousie. Il est vrai que, par accord tacite, les
moralistes officiels réservent l'épithète d'en souffreteux, aux vaincus. L'on
déclare jaloux le soldat las de trimer pour l'avancement d'un général,
l'ouvrier que dégoûte un travail avantageux pour le seul patron, l'écrivain
trop amoureux de l'indépendance pour se pendre aux sonnettes d'académiciens
gâteux ; alors que l'élite englobe le chef dont la gloire fut cimentée avec le
sang d'autrui, le noceur qui prélève son abondance sur la misère de ses
employés, le penseur dont la liberté d'es A ces derniers les moralistes
réservent les étiquettes bien son légitime, d'émulation, etc. Mais l'émulation,
tout connue la jalousie, implique le désir d'évincer des concurrents. L'élève
qui veut être pret pour un championnat, l'industriel en lutte contre ses rivaux
nourriraient de purs sentiments philanthropiques, à l'égard de ceux qu'ils
désirent supplanter ? Malgré l'Académie, permettez qu'on en doute. Et ne
réalise-t-il pas l'amoindrissement d'autrui, dont rêve le jaloux, le
milliardaire qui accu détriment de la collectivité ? De même la joie de
l'ambitieux vainqueur n'est pas sœur de la tristesse de l'envieux ? Si l'on
baptise qualité le désir des honneurs ou du pouvoir, si l'on fait de
l'émulation une vertu, pourquoi maudire l'envie leur commune mère ! Si le désir
de frustrer autrui d'un bien convoité pour soi caractérise la jalousie
n'est-elle pas le vice favori de nos élites prétendues ? Elle entre dans
l'esprit de caste comme composant essentiel, les privilégiés n'estimant jamais
assez infranchissables les barrières dont ils s'entourent. Témoin les
précautions des gentilshommes sous les rois : pour barrer la route aux membres
énergiques du Tiers-Etat, les quartiers de noblesse limitaient les aptitudes
aux diverses charges de l'Etat. Pour écarter du pouvoir les citoyens pourvus
seulement de science ou de talent, le gouvernement de 1815 puis, malgré des
atténuations, celui de 1830 réservèrent aux riches contribuables les fonctions
d'électeur, et à de plus riches encore le droit d'être élu. Man nos yeux, une
guerre implacable à des non-diplômés qui les valent bien. Plutôt qu'obtenir la
santé d'un médecin sans estampille, mourez nous dit la loi! Les anciens élèves
des grandes écoles se transmettent les meilleurs emplois comme un héritage
patrimonial : ici règne Polytechnique, là Centrale ; et, s'il ne sort de la mai
à faire, même pour un ingénieur de génie. Grâce au jeu décevant de parchemins,
qui prouvent en faveur de la chance ou du piston autant qu'en faveur du mérite,
des éducateurs expérimentés moisissent dans des postes infimes, alors que des
médiocres, sortis de Normale Supérieure, se pavanent dans les plus hautes
chaires. Si les gens du commun nuisent à leurs maîtres en pensées, ces derniers
se réservent en fait d'innombrables avantages au détriment de leurs inférieurs.
En demandant à la loi ou à des règlements administratifs d'exclure quiconque
n'est pas du clan, ils gardent néanmoins le beau rôle. Le médecin jaloux du guérisseur
se retranche derrière le Code ; pour évincer l'autodidacte nos officiels
disposent de décrets anonymes ; et les prétextes abondent quand on veut écarter
l'ingénieur non polytechnicien. Or dépouiller injustement les autres, pour son
profit personnel ou celui de sa caste, découle d'une jalousie illimitée ; les
envieux les plus criminels sont ces privilégiés qui, sans cesse, rabaissent le
peuple loin de l'élever. Qu'il soit loisible à chacun d'améliorer sa situation,
parfait ; empêcher autrui d'y parvenir est coupable. Pourtant ce dernier but
inspire l'appareil répressif de maintes lois, nos élites n'ayant pas, dans la
supériorité qu'elles affectent, une confiance assez grande pour permettre que
s'installent des concurrents. Juger à l'œuvre le professeur, le médecin,
l'ingénieur ! les règlements s'y refusent avec énergie ; et l'on évite ainsi
des comparaisons qui ne seraient pas toujours à l'avantage des détenteurs de
parchemins. Aujourd'hui comme autrefois, nos élites prétendues s'adjugent le
premier rang, grâce à l'exclusivisme et à l'a priori ; nul besoin de valeur
effective pour une supériorité faite surtout de négations. Nos pontifes
officiels tonnent contre la jalousie, non des vampires trois fois saints de la
classe aisée, mais du pauvre qui crie lorsqu'on le saigne sans ménagement. Diviseur
aussi grand que commun des malheureux sonnerait le glas de notre régime, elle
doit pourtant être chère aux gouvernants. Et la multiplicité des échelons
hiérarchiques, le savant dosage d'inégalités, qui dressent en adversaires les
producteurs d'un même Etat, ont pour mission d'allumer cette passion
génératrice de désaccords. En concédant aux vain inégaux, Rome ne visait pas un
autre but ; et, pour un motif identique, l'Angleterre accorde à ses colonies
des traitements très variés. Désu tactique habituelle des poli minorités
dirigeantes de domestiquer le reste des humains. Très larges à la base, très
étroites au sommet, nos catégories sociales s'emboîtent comme des cercles de
diamètre progressivement restreint, ou plus exactement se superposent tels les
étages successifs de terrasses en pyramide. Conséquence, chaque catégorie tend
vers la suivante, moins vaste et plus proche du centre, mais dédaigne celle qui
précède. Ainsi la jalousie se reporte sur des intermédiaires sans atteindre en
général le sommeil plaindra du capitaine, etc., mais, parce qu'il est trop
loin, ils négligeront le grand coupable, celui qui commande en chef. La rancune
des victimes s'arrête avant d'atteindre les responsables, on maudit le bras en
respectant la tête. Une ingénieuse division du travail permet même aux chefs de
paraître justes et bons quand ils ne le sont pas. Un général affectera la
bonhomie avec le simple troupier, mais voudra que ses officiers punissent pour
de sottes futilités ; le ministre, bon enfant pour les solliciteurs, sermonnera
l'huissier coupable de les introduire ; le parlementaire, tout miel devant ses
électeurs, demandera au préfet d'éconduire les importuns. Ils se réservent la
sympa entre l'offre et la demande, nécessité du combat pour vivre ou procréer,
voilà la racine primordiale innombrables qui dressent leurs frêles tiges, au
début du printemps, la jalousie serait atroce si, par impossible, elles savaient
que les plus énergiques seulement continueront de vivre en automne. Dans la
forêt aux pullulations irraisonnées s'entend ; non dans le champ de labour où
l'on proportionne la semence au terrain, ni dans le verger dont les jeunes
arbustes sont trop distants pour se nuire. Une multiplication excessive
inévitable le combat ; où une graine suffirait s'en trouve cent, où une plante
pourrait vivre on en compte dix : toutes périront si nulle ne vainc. Par contre
aucune lutte fratricide sur une terre non surpeuplée, mais un effort de
croissance capable d'aboutir aux merveilles de nos jardins ou de nos potagers,
Dès lors, pourquoi faire fi de toute prudence, quand il s'agit de perpétuer le
genre humain ? Faut-il apporter moins de soins à la procréation, dans notre
espèce, que l'horticulteur n'en dépense pour obtenir de belles fleurs ? Science
et raison auraient leur mot à dire pour que cesse la jalousie atte répartition
des biens faite par la société. - L. BARBEDEITE. N.-B. - On trouvera - reprises
et développées - les idées de cette étude dans une brochure : Le Règne de
l'Envie, que va publier « La Brochure mensuelle »,
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