Herman Gorter : le matérialisme historique
« Le travailleur qui veut aider à vaincre la
bourgeoisie et qui veut amener sa classe au pouvoir doit surmonter dans sa tête
les idées bourgeoises qui lui ont été inculquées depuis sa jeunesse par l’Etat
et par l’Eglise. Il ne suffit pas qu’il fasse partie du syndicat et du parti
politique. Il ne pourra jamais vaincre avec eux s’il ne se transforme pas
lui-même intérieurement en un autre être humain que celui que les dominants ont
fait de lui. Il existe une certaine conception, une conviction, une philosophie
pourrait-on dire, que la bourgeoisie rejette, mais que le travailleur doit
s’approprier s’il veut pouvoir vaincre la bourgeoisie. »
« Cette connaissance est
donc tout aussi indispensable que le syndicat et la lutte politique pour le
combat prolétarien ; l’on peut dire que la lutte économique et politique sans
cette connaissance ne peut pas être conduite complètement au bout. Car
l’asservissement spirituel empêche le travailleur de mener correctement la
lutte matérielle ; la conscience d’être, lui pauvre prolétaire, spirituellement
plus fort que ses maîtres, l’élève déjà au-dessus d’eux et lui donne la force
de le vaincre aussi réellement. Le matérialisme historique est la doctrine
qui explique que c’est l’être social qui détermine l’esprit, qui contraint la
pensée à prendre des voies définies et qui décide par-delà la volonté et les
actes des personnes et des classes. Nous essaierons dans cette brochure de
démontrer aux travailleurs aussi simplement et clairement que possible la
vérité de cette doctrine.»
« Il est évident pour
quiconque observe la vie sociale autour de lui que les membres de la société
vivent dans certains rapports mutuels. Socialement, ils ne sont pas égaux, mais
ils se situent à un rang supérieur ou inférieur, et ils s’opposent les uns aux
autres en groupes ou classes. Le spectateur superficiel pourrait penser que ces
rapports ne sont que des rapports de propriété ; les uns possèdent de la terre,
les autres des usines, des moyens de transport ou des marchandises destinées à
la vente, d’autres ne possèdent rien. Le spectateur superficiel pourrait aussi
penser que la différence est principalement une différence politique ; certains
groupes disposent du pouvoir d’État, d’autres n’ont aucune ou presque aucune
influence sur celui-ci. Mais celui qui regarde plus profondément remarque que,
derrière les rapports de propriété et les rapports politiques, il se trouve des
rapports de production, c’est-à-dire des rapports dans lesquels les hommes sont
les uns vis-à-vis des autres lorsqu’ils produisent ce que dont la société a
besoin. Travailleurs, entrepreneurs, armateurs, rentiers, grands propriétaires
terriens, fermiers, grossistes et épiciers, ils sont ce qu’ils sont à cause de la
place qu’ils prennent dans le processus de production, dans la transformation
et la circulation des produits. Cette différence est encore plus profonde que
celle selon laquelle l’un a de l’argent et l’autre pas. La transformation des
richesses naturelles est le fondement de la société. Nous sommes réciproquement
dans des rapports de travail, de production. »
«La nouvelle technique crée, d’un côté, un nombre qui
croît continuellement, et plus vite que la population, de sans propriété,
lesquels forment progressivement la majorité de la population et ne reçoivent
presque rien de la richesse sociale, ainsi qu’un très grand nombre de petits
bourgeois et de petits paysans, d’employés et de membres de sortes de métiers
les plus diverses, à qui l’on donne extrêmement peu. Mais, d’un autre côté, la
technique crée un nombre proportionnellement petit de capitalistes qui, par
leur domination économique et politique, tirent à eux la plus grande partie, et
de beaucoup, de la richesse sociale. »
«Chacun reconnaît cela, n’est-ce
pas ? Ce n’est vraiment pas difficile à reconnaître. Les classes se sont
éloignées les unes des autres, la lutte des classes actuelle est plus grande,
plus étendue et plus profonde, qu’il y a cinquante ans. Chaque année, le
gouffre s’est élargi, il s’est approfondi et il devient de plus en plus grand.
Et il est clair et net que la cause en est la technique. »
« Tout homme instruit ne
croit-il pas, ne sait-il pas, maintenant par exemple, et beaucoup avant Marx et
Engels n’avaient-ils pas déjà démontré clairement, que l’habitude,
l’expérience, l’éducation, l’environnement des hommes forment aussi
spirituellement ? Et nos habitudes ne sont-elles pas des produits de la société
? Les hommes qui nous éduquent n’ont-ils pas été eux-mêmes éduqués par la
société, et ne nous donnent-ils pas une éducation sociale ? Notre expérience
n’est-elle pas une expérience sociale ? Nous ne vivons pas seuls comme Robinson
! Notre environnement est donc en premier lieu la société ; nous ne vivons dans
la nature qu’avec notre société. Tout ceci est et a été reconnu également par
des gens qui ne sont ni marxistes, ni sociaux-démocrates. »
« Cela est déterminé par le
processus de production, avec ses rapports de production. La classe des
capitalistes, qui domine dans les pays soi-disant civilisés, avait besoin, pour
ses ateliers, de travailleurs qui n’étaient pas tout à fait ignares. C’est
pourquoi elle a introduit les écoles primaires pour les enfants de prolétaires
et a fixé l’âge de 12 à 14 ans comme la limite jusqu’à laquelle l’enseignement
est donné. La bourgeoisie avait besoin, dans le processus de production,
d’ouvriers qui ne soient ni plus ignorants ni plus instruits. Plus ignorants,
ils n’auraient pas été assez rentables, plus instruits, ils auraient été trop
chers et trop exigeants. De même que le processus de production nécessite des
machines déterminées, qui tournent de plus en plus vite et qui livrent
davantage de produits, de même il nécessite aussi un type déterminé d’ouvriers,
le prolétariat moderne, qui se distingue des ouvriers antérieurs. Le processus
de production impose à la société ce besoin, il crée ce besoin de par sa
nature. Au dix-huitième siècle par exemple, il n’avait pas encore besoin
d’ouvriers de ce type. »
« Mais il y a encore plus. Les moyens qu’il faut réunir
doivent peser le plus faiblement possible sur les classes aisées, et le plus fortement
possible sur les classes les plus pauvres. C’est pour cette raison que les
classes possédantes ont introduit les impôts indirects qui touchent
principalement les petites gens, les paysans, les artisans et les ouvriers.
La législation sociale serait sans aucun doute très coûteuse
si elle devait satisfaire à toutes les justes revendications. Il est impossible
d’y échapper complètement par peur du prolétariat. Mais elle ne doit pas
devenir trop dispendieuse pour les classes possédantes et c’est pourquoi elle
est nécessairement insuffisante et, en outre, les travailleurs doivent
également supporter une partie de son coût. »
La classe ouvrière – c’est à peine besoin de le dire – n’a
d’intérêt ni directement ni indirectement à l’impérialisme, au militarisme et à
la politique coloniale. Ceux-ci exploitent les travailleurs et rendent des
réformes sociales sérieuses difficiles ou impossibles. La guerre et la rivalité
nationale brisent la solidarité internationale des ouvriers, la grande arme
avec laquelle, comme nous le montrerons plus loin, ils vaincront le capitalisme
« Les inventeurs de la machine à vapeur
voyaient-ils, et même les inventeurs de la puissante technique de notre époque
voient-ils maintenant, la lutte des classes entre le travail et le capital que
leurs inventions déchaînent de manière de plus en plus vigoureuse et aggravent
de manière de plus en plus aiguë ? »
«A vrai dire, les forces
productives, les rapports matériels de production nous poussent vers le
socialisme et, dans la société socialiste également, nous serons dépendants des
forces productives, du mode de production socialiste. Dans la mesure où l’être
social dominera toujours l’esprit, nous ne serons jamais libres. Mais si nous
ne subissons plus cela aveuglément, passivement, si nous ne sommes plus
emportés par le mouvement déchaîné de la technique, comme de pauvres « atomes
éparpillés », mais si nous produisons consciemment comme un tout, si nous
prévoyons les conséquences de nos actions sociales, alors nous sommes, par
comparaison avec aujourd’hui, libres, alors nous sommes passés du règne obscur
du destin aveugle à la lumière splendide de la liberté. Nous n’aurons pas alors
non plus la liberté absolue – elle n’existe que dans le cerveau des anarchistes
ainsi que des cléricaux ou des libéraux mystiques ; nous sommes liés aux forces
productives disponibles. Mais nous pouvons appliquer celles-ci selon notre
volonté commune, selon notre bien collectif. Et c’est tout ce que nous
demandons. »
« Auparavant, la
coutume était que la classe ouvrière ne se souciait pas des affaires publiques.
Non seulement les ouvriers n’avaient aucune influence sur le gouvernement, mais
les pensées des ouvriers n’étaient pas non plus occupées par lui. Ce n’est
qu’aux époques de grande tension, pendant une guerre avec l’étranger ou bien
quand les souverains, les princes, la noblesse, le clergé et la bourgeoisie, se
battaient entre eux, que leur attention s’éveillait ; chacun cherchait alors à
gagner les ouvriers à soi ; il y eut ainsi des moments où les ouvriers ont
senti que leur intérêt était aussi enjeu ; ils ont alors participé ou bien ils
se sont laissé utiliser. Mais il n’a pas été question chez eux d’une vie
politique durable. »
« Et, dans la tête de la
femme socialiste de la classe ouvrière, vit aussi l’idée d’une époque où la
jeune fille et la femme seront complètement autonomes socialement, et
complètement libres en tant que productrices. Dans la société du futur,
personne, ni homme ni femme, n’aura de maître, ni dans le mariage ni dans
l’atelier, nulle part. Les individus se côtoieront comme des êtres libres et
égaux. »
« La féministe ne veut pas «
libérer la femme de la propriété, mais lui procurer la liberté de la propriété
», elle ne veut pas « la libérer de la saleté du profit, mais lui donner la
liberté de la concurrence ». La femme de la classe ouvrière veut se libérer et
libérer toutes les femmes et tous les hommes de la pression de la propriété et
de la concurrence et libérer ainsi vraiment tous les êtres humains. »
« Auparavant, quand la
classe ouvrière ne représentait pas encore une force sociale autonome quelconque,
elle était patriote, c’est-à-dire qu’elle ne savait faire rien de mieux que de
suivre les classes dominantes de son pays dans le combat contre des puissances
étrangères. II n’est certes pas vraisemblable que les prolétaires de jadis et
les enfants des paysans et de la bourgeoisie d’autrefois, qui se faisaient
enrôler dans l’armée ou la marine, le faisaient par amour ardent de la patrie.
La plupart le faisaient par contrainte et par misère, par manque d’un meilleur
gagne-pain - mais les classes laborieuses ne savaient naguère rien d’autre que
ce qui se faisait alors, ou du moins que ce qui devait être. »
« Le développement de
l’industrie et du commerce mondial a transformé les ouvriers en une force
autonome qui est à même d’atteindre son objectif seule. Mais ce développement,
du fait qu’il a métamorphosé le capital en une grande force qui domine de
manière écrasante dans tous les pays, a fait que les travailleurs ne peuvent
vaincre le capital qu’internationalement. I1 est impensable que les travailleurs
d’un seul pays puissent l’emporter sur leurs capitalistes sans que les
capitalistes des autres pays ne remuent ciel et terre pour venir au secours de
leurs camarades de classe. Cela apparaît déjà maintenant clairement au grand
jour dans les fédérations patronales internationales. C’est à partir de toutes
ces causes et motifs que les ouvriers socialistes ont compris que l’amour de la
patrie n’est plus un mot d’ordre pour eux mais que c’est la solidarité
internationale des ouvriers qui doit être leur mot d’ordre. »
«Au nom du bien public, on ne
soutient que les camarades de classe et on engage résolument la lutte contre
les autres classes. »
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