"Tout abandon de principes aboutit forcément à une défaite" Elisée Reclus "Le dialogue, c'est la Mort" L'injure sociale
samedi 12 septembre 2020
1833 : Dissertation du baccalaureat: Réflexions d'un adolescent sur le choix d'une profession (Trèves, 10-16 août)
[Trad. Dangeville, in Marx-Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement, P.C.
Maspero, 1976, pp. 49-54]
[Remarques du professeur sur la dissertation de Marx : « Assez bien. Ce travail se distingue
par la richesse de pensée, et un bon plan systématique. Par ailleurs, l’élève tombe ici aussi
dans son erreur habituelle : une recherche exagérée d’expressions rares et imagées. C’est
pourquoi la dissertation manque, aux nombreux passages soulignés, de clarté et de précision,
voire souvent de justesse, tant pour ce qui est des différentes expressions que de la liaison des
phrases. Wyttenbach. »]
C’est la nature même qui a prescrit à l’animal le champ d’activité dans lequel il doit évoluer,
et il s’y meut tranquillement, sans chercher à l’outrepasser, voire sans en flairer d’autre. La
Divinité a pourvu l’homme aussi d’une finalité générale : l’ennoblissement de l’humanité et
de lui-même, mais elle lui a laissé le choix de découvrir lui-même les moyens par lesquels il
pourrait y parvenir ; elle lui laisse le soin de déterminer dans la société la voie par laquelle il
pourrait le mieux s’élever lui-même et travailler à élever aussi la société.
Cette faculté de choisir est un grand privilège de l’homme au sein de la création, mais c’est en
même temps un fait susceptible de détruire toute sa vie, de mettre en échec tous ses plans et
de le rendre malheureux. Réfléchir sérieusement à ce choix est donc, à coup sûr, le premier
devoir d’un adolescent, à l’aube de sa carrière, s’il ne veut pas abandonner au hasard ses
affaires capitales.
Chacun poursuit un but, et celui-ci apparaît grand, au moins pour lui, lorsque la conviction la
plus profonde et la voix la plus intime dans le cœur le lui suggèrent, car la Divinité
n’abandonne jamais sans guide notre monde : elle parle discrètement, mais sûrement.
Mais facilement sa voix est couverte par les clameurs, et ce que nous considérons avec
enthousiasme peut n’être engendré que par l’instant qu’un autre instant viendra détruire. Notre
imagination s’exalte peut-être, nos sentiments s’enflamment, des images trompeuses dansent
devant nos yeux, et nous nous précipitons avidement sur le but, dont nous estimons que Dieu
lui-même nous l’a montré. Mais ce que nous avons passionnément étreint nous rebute bientôt
– et nous voyons sombrer toute notre vie.
C’est donc sérieusement qu’il faut examiner si nous avons vraiment de l’enthousiasme pour
un état, si une voix intérieure approuve ce choix, ou bien si ce que nous avons considéré avec
enthousiasme comme un appel supérieur n’est qu’une illusion, une tromperie que nous nous
serions faite à nous-même. Or comment parvenir à le reconnaître, sinon en recherchant la
source de notre enthousiasme ?
Ce qui est grand projette ses feux ; son éclat éveille l’ambition – et celle-ci peut être la racine
de notre enthousiasme ou de ce que nous avons pris pour ce sentiment. Mais celui qui est
entraîné par la rage de l’ambition, la raison ne peut le dompter, et il se précipitera vers le but
que lui indique sa passion déchaînée : il ne choisit plus sa profession, ce sont le hasard et les
apparences qui le déterminent.
Or notre vocation ne sera pas du tout là où nous pourrons briller le plus. En effet, après de
longues années, nous trouverait-elle toujours aussi actif, rempli de zèle et d’enthousiasme ? Et
n’aurions-nous pas constaté bientôt que nos désirs ne s'accomplissent pas et que nos idées
demeurent lettre morte : alors nous haïrions et maudirions Dieu et les hommes.
Mais ce n’est pas uniquement l’ambition qui peut susciter un enthousiasme soudain pour un
état. Peut-être l’imagination nous a paré celui-ci de mille fleurs, et peut-être l’a-t-il présenté
comme le bien le plus haut que la vie puisse nous offrir ? Nous ne l’avons pas analysé, nos
épaules n’ont pas essayé ce fardeau, cette responsabilité : nous ne l’avons vu qu’à distance –
et nous voilà illusionnés.
Notre propre raison ne saurait nous conseiller ici. En effet, ni l’expérience ni l’observation
profonde ne lui viendraient en aide, tandis que nos sentiments la trompent et notre
imagination l’aveugle. Mais alors vers qui tourner nos yeux, d’où vient le recours – si la
raison nous abandonne ?
Notre cœur nous indique nos parents, qui ont déjà parcouru le chemin de l’existence et
connaissent les rigueurs du destin.
Et si, après avoir examiné, la tête froide, les charges et les devoirs de notre future carrière, si
alors persiste notre enthousiasme, plus rien alors ne s’oppose à ce que nous l’embrassions
pleinement – l’enthousiasme et la précipitation ne peuvent plus nous illusionner.
Mais nous ne pouvons pas toujours adopter la carrière qui nous attire : nos rapports avec la
société ont, dans une certaine mesure, commencé avant que nous puissions les déterminer.
Et souvent le milieu physique réclame-t-il cruellement ses droits dans notre choix, et nul ne
peut dédaigner ses injonctions. Certes, nous pouvons passer outre, mais toute notre vie risque
alors de n’être plus qu’un douloureux combat entre les principes du corps et ceux de l’esprit –
et nous sombrons d’autant plus sûrement que nous avons osé édifier une construction illusoire
sur des ruines vermoulues. Comment celui qui ne sait apaiser ses propres conflits intérieurs
affronterait-il l’assaut sauvage de la vie ? De la sérénité seule peuvent naître de grandes et
belles actions. C’est la terre sur laquelle mûrissent les beaux fruits.
Même si une constitution physique inadéquate à notre vocation peut abréger et assombrir son
exercice, la conscience de sacrifier notre bien-être à notre devoir nous soutient – et même nos
actions débiles ne manqueront pas de vigueur. En revanche, si nous optons pour un état pour
lequel nous n’avons pas de qualités, nous ne pourrons jamais l’exercer dignement : nous
serons bientôt amenés à avoir honte de notre propre incapacité, de notre inutilité dans la
création, de notre échec comme membre de la société. La conséquence naturelle en sera alors
le mépris de soi-même. Or quel sentiment peut être plus douloureux, plus imperméable aux
consolations de ceux qui nous entourent ? Le mépris de soi est comme un serpent qui ronge
notre poitrine, suce le sang vital de notre cœur et y instille le poison de la misanthropie et du
désespoir.
Si nous nous trompons sur nos dons dans le choix de notre carrière, cette erreur retombera sur
nous-mêmes, et la sanction suscitera en nous plus de peine que tous les blâmes de l’univers.
Une fois ceci bien pesé, et si les conditions qui règlent notre existence nous permettent de
choisir n’importe quel état, nous devrions embrasser celui qu’il nous sera donné d’exercer le
plus dignement et qui se fonde sur les idées dont nous sommes persuadés de la vérité, afin de
nous donner le champ le plus vaste pour œuvrer au bien de l’humanité et de nous rapprocher
nous-mêmes de ce bien général pour lequel la carrière n’est plus qu’un moyen – la perfection.
La dignité est ce qui élève davantage l’homme et confère à ses actes et ses aspirations une
noblesse supérieure. Elle le rend invulnérable et l’élève au-dessus de la foule admiratrice.
Or seule une profession qui n’exige pas de nous transformer en instrument servile, mais nous
permet d’agir dans notre sphère, en toute indépendance, est susceptible d’assurer une dignité.
En aucun cas, elle ne doit nous inciter, ne fût-ce qu’en apparence, à des actes répréhensibles.
Les meilleurs d’entre nous doivent pouvoir la choisir avec une noble fierté. L’état qui assure
tout cela au maximum n'est pas forcément le plus élevé, mais est toujours le meilleur.
Mais de même qu’une profession sans dignité nous dégrade, de même nous finirions par être
écrasés sous le poids de celle qui reposerait sur des idées s’avérant fausses par la suite.
Alors il n’y aurait pas d’autre secours que l’illusion, mais quel salut désespéré qu’une illusion
entretenue par nous-même !
Les professions qui ne sont pas directement greffées sur la vie, mais tournent autour d’idées
abstraites, risquent de fausser dangereusement le choix de l’adolescent, dont les principes sont
encore peu solides, et les convictions instables et facilement ébranlables, surtout lorsqu’elles
apparaissent les plus élevées, qu’elles ont pris racine profondément dans les désirs et que nous
jugeons qu’elles méritent le sacrifice de notre vie et de nos aspirations en raison des idées qui
y prévalent.
Elles peuvent combler d’aise ceux qui en possèdent la vocation, mais anéantissent ceux qui
les choisissent avec trop de hâte, sans réfléchir, sous l’emprise du moment.
En revanche, une haute opinion des idées qui fondent notre carrière nous assure un point de
vue supérieur dans la société, nous vaut une dignité plus grande et rend nos actes
inébranlables.
Celui qui embrasse une carrière qu’il estime le plus tremblera de s’en rendre indigne : il agira
noblement, ne serait-ce que parce que sa condition dans la société sera noble.
L’idée maîtresse qui doit nous guider dans le choix d’un état, c’est le bien de l’humanité et
notre propre épanouissement. Que l’on ne nous objecte pas que ces deux intérêts s’opposent
nécessairement, que l’un doit fatalement ruiner l’autre. On voit, au contraire, que la nature
humaine est ainsi faite qu’elle ne peut atteindre sa perfection qu’en agissant pour le bien et la
perfection de l’humanité.
Si l’on ne crée que pour soi-même, on pourra certes devenir un savant célèbre, un grand
philosophe, un remarquable poète, mais jamais un homme épanoui, vraiment grand.
L’histoire retient parmi les plus grands ceux qui, en agissant dans le sens de l’intérêt commun,
se sont rendus meilleurs eux-mêmes ! L’expérience répute pour le plus heureux celui qui a
rendu heureux le plus grand nombre. Même la religion enseigne que tous ceux qui se
sacrifient pour l’humanité poursuivent un idéal – et qui oserait contredire de telles visions ?
Lorsque nous aurons choisi l’état qui nous permettra d’œuvrer le plus au bien de l’humanité,
nous ne pourrons jamais plier sous son fardeau, car les sacrifices consentis le seront pour le
bien de tous. Alors nous ne jouirons pas d’une joie dérisoire, bornée et égoïste, mais notre
bonheur sera partagé par des millions d’êtres humains ; nos actions vivront, silencieuses mais
éternelles, et nos cendres seront arrosées par les larmes brûlantes de nobles êtres humains.
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