LA LOI ET L’AUTORITÉ
___________
I
« Quand l’ignorance est au sein des sociétés et le désordre dans les
esprits, les lois deviennent nombreuses. Les hommes attendent tout de la
législation, et chaque loi nouvelle étant un nouveau mécompte, ils sont
portés à lui demander sans cesse ce qui ne peut venir que d’eux-mêmes,
de leur éducation, de l’état de leurs mœurs. »
— Ce n’est pourtant pas un révolutionnaire qui dit cela, pas même un
réformateur. C’est un jurisconsulte, Dalloz, l’auteur du recueil des lois
françaises, connu sous le nom de Répertoire de la Législation. Et
cependant ces lignes, quoique écrites par un homme qui était lui-même un
faiseur et un admirateur des lois, représentent parfaitement l’état anormal de
nos sociétés.
Dans les États actuels une loi nouvelle est considérée comme un remède à
tous les maux. Au lieu de changer soi-même ce qui est mauvais on commence par
demander une loi qui le change. La route entre deux villages est-elle
impraticable, le paysan dit qu’il faudrait une loi sur les routes vicinales. Le
garde-champêtre a-t-il insulté quelqu’un, en profitant de la platitude de ceux
qui l’entourent de leur respect : — « Il faudrait une loi, dit
l’insulté, qui prescrive aux gardes-champêtres d’être un peu plus polis. »
Le commerce, l’agriculture ne marchent pas ? — « C’est une loi
protectrice qu’il nous faut ! » Ainsi raisonnent le laboureur,
l’éleveur de bétail, le spéculateur en blés, il n’y a pas jusqu’au revendeur de
loques qui ne demande une loi pour son petit commerce. Le patron baisse-t-il
les salaires ou augmente-t-il la journée de travail : — « Il faut une
loi qui mette ordre à cela ! » — s’écrient les députés en
herbe, au lieu de dire aux ouvriers qu’il y a un autre moyen, bien plus
efficace « de mettre ordre à cela » : reprendre au patron ce
dont il a dépouillé des générations d’ouvriers. Bref, partout une loi !
une loi sur les routes, une loi sur les modes, une loi sur les chiens enragés,
une loi sur la vertu, une loi pour opposer une digue à tous les vices, à tous
les maux qui ne sont que le résultat de l’indolence et de la lâcheté humaines.
Nous sommes tous tellement pervertis par une éducation qui dès le bas-âge
cherche à tuer en nous l’esprit de révolte et développe celui de soumission à
l’autorité ; nous sommes tellement pervertis par cette existence sous la
férule de la loi qui réglemente tout : notre naissance, notre éducation,
notre développement, notre amour, nos amitiés, que, si cela continue, nous
perdrons toute initiative, toute habitude de raisonner par nous-mêmes. Nos
sociétés semblent ne plus comprendre que l’on puisse vivre autrement que sous
le régime de la loi, élaborée par un gouvernement représentatif et appliquée
par une poignée de gouvernants ; et lors même qu’elles parviennent à
s’émanciper de ce joug, leur premier soin est de le reconstituer immédiatement.
« L’an i de la
Liberté » n’a jamais duré plus d’un jour, car après l’avoir proclamé, le
lendemain même on se remettait sous le joug de la Loi, de l’Autorité.
_______
En effet, voilà des milliers d’années que ceux qui nous gouvernent ne font
que répéter sur tous les tons : Respect à la loi, obéissance à
l’autorité ! Le père et la mère élèvent les enfants dans ce sentiment.
L’école les raffermit, elle en prouve la nécessité en inculquant aux enfants
des bribes de fausse science, habilement assorties : de l’obéissance à la
loi elle fait un culte ; elle marie le bien et la loi des maîtres en une
seule et même divinité. Le héros de l’histoire qu’elle a fabriquée, c’est celui
qui obéit à la loi, qui la protège contre les révoltés.
Plus tard, lorsque l’enfant entre dans la vie publique, la société et la
littérature, frappant chaque jour, à chaque instant, comme la goutte d’eau
creusant la pierre, continuent à nous inculquer le même préjugé. Les livres d’histoire,
de science politique, d’économie sociale regorgent de ce respect à la
loi : on a même mis les sciences physiques à contribution et, en
introduisant dans ces sciences d’observation un langage faux, emprunté à la
théologie et à l’autoritarisme, on parvient habilement à nous brouiller
l’intelligence, toujours pour maintenir le respect de la loi. Le journal fait
la même besogne : il n’y a pas d’article de journaux qui ne prêche
l’obéissance à la loi, lors même qu’à la troisième page, ils constatent chaque
jour l’imbécilité de la loi et montrent comment elle est traînée dans toutes
les boues, dans toutes les fanges par ceux qui sont préposés à son maintien. Le
servilisme devant la loi est devenu une vertu et je doute même qu’il y ait eu
un seul révolutionnaire qui n’ait débuté dans son jeune âge par être défenseur
de la loi contre ce qu’on nomme généralement les abus, conséquence
inévitable de la loi même.
L’art fait chorus avec la soi-disant science. Le héros du sculpteur, du
peintre et du musicien couvre la Loi de son bouclier et, les yeux enflammés et
les narines ouvertes, il est prêt à frapper de son glaive quiconque oserait y
toucher. On lui élève des temples, on lui nomme des grands prêtres, auxquels
les révolutionnaires hésitent de toucher, et si la Révolution elle-même vient
balayer une ancienne institution, c’est encore par une loi qu’elle essaie de
consacrer son œuvre.
Ce ramassis de règles de conduite, que nous ont légué l’esclavage, le
servage, le féodalisme, la royauté et qu’on appelle Loi, a remplacé ces
monstres de pierre devant lesquels on immolait les victimes humaines, et que
n’osait même effleurer l’homme asservi, de peur d’être tué par les foudres du
ciel.
_______
C’est depuis l’avènement de la bourgeoisie, — depuis la grande révolution
française, — qu’on a surtout réussi à établir ce culte. Sous l’ancien régime on
parlait peu de lois si ce n’est avec Montesquieu, Rousseau, Voltaire, pour les
opposer au caprice royal ; on était tenu d’obéir au bon plaisir du roi et
à ses valets, sous peine d’être jeté en prison ou pendu. Mais pendant et après
la révolution, les avocats, arrivés au pouvoir, ont fait de leur mieux pour
affermir ce principe, sur lequel ils devaient établir leur règne. La
bourgeoisie l’accepta d’emblée comme son ancre de salut, pour mettre une digue
au torrent populaire. La prêtraille s’empressa de la sanctifier, pour sauver sa
barque qui sombrait dans les vagues du torrent. Le peuple enfin l’accepta comme
un progrès sur l’arbitraire et la violence du passé.
Il faut se transposer d’imagination au xviiie siècle pour le
comprendre. Il faut avoir saigné le sang de son cœur au récit des atrocités qui
se commettaient à cette époque par les nobles tout-puissants sur les hommes et
les femmes du peuple, pour comprendre quelle influence magique ces mots :
« Égalité devant la loi, obéissance à la loi, sans distinction de
naissance ou de fortune » devaient exercer, il y a un siècle, sur l’esprit
du manant. Lui, qu’on avait traité jusqu’alors plus cruellement qu’un animal, lui
qui n’avait jamais eu aucun droit et n’avait jamais obtenu la justice contre
les actes les plus révoltants du noble, à moins de se venger en le tuant et en
se faisant pendre, — il se voyait reconnu par cette maxime, du moins en
théorie, du moins quant à ses droits personnels, l’égal de son seigneur. Quelle
que fût cette loi, elle promettait d’atteindre également le seigneur et le
manant, elle proclamait l’égalité, devant le juge, du pauvre et du riche. Cette
promesse était un mensonge, nous le savons aujourd’hui : mais à cette
époque, elle était un progrès, un hommage rendu à la justice, comme
« l’hypocrisie est un hommage rendu à la vérité ». C’est pourquoi,
lorsque les sauveurs de la bourgeoisie menacée, les Robespierre et les Danton,
se basant sur les écrits des philosophes de la bourgeoisie, les Rousseau et les
Voltaire, proclamèrent « le respect de la loi égal pour tous » — le
peuple, dont l’élan révolutionnaire s’épuisait déjà en face d’un ennemi de plus
en plus solidement organisé, accepta le compromis. Il plia le cou sous le joug
de la Loi, pour se sauver de l’arbitraire du seigneur.
Depuis, la bourgeoisie n’a cessé d’exploiter cette maxime qui, avec cet
autre principe, le gouvernement représentatif, résume la philosophie du siècle
de la bourgeoisie, le xixe siècle. Elle l’a
prêché dans les écoles, elle l’a propagé dans ses écrits, elle a créé sa
science et ses arts avec cet objectif, elle l’a fourré partout, comme la dévote
anglaise qui vous glisse sous la porte ses bouquins religieux. Et, elle a si
bien fait, qu’aujourd’hui nous voyons se produire ce fait exécrable : au
jour même du réveil de l’esprit frondeur, les hommes, voulant être libres,
commencent par demander à leurs maîtres de vouloir bien les protéger,
en modifiant les lois crées par ces mêmes maîtres.
Mais les temps et les esprits ont cependant changé depuis un siècle. On
trouve partout des révoltés qui ne veulent plus obéir à la loi, sans savoir
d’où elle vient, quelle en est l’utilité, d’où vient l’obligation de lui obéir
et le respect dont on l’entoure. La révolution qui s’approche est une révolution et
non une simple émeute, par cela même que les révoltés de nos jours soumettent à
leur critique toutes les bases de la société, vénérées jusqu’à présent, et
avant tout, ce fétiche : — la Loi.
Ils analysent son origine et il y trouvent, soit un dieu, — produit des
terreurs du sauvage, — stupide, mesquin et méchant comme les prêtres qui se
réclament de son origine surnaturelle, — soit le sang, la conquête par le fer
et le feu. Ils étudient son caractère et il y trouvent pour trait distinctif
l’immobilité, remplaçant le développement continu de l’humanité, la tendance à
immobiliser ce qui devrait se développer et se modifier chaque jour. Ils
demandent comment la loi se maintient, et ils voient les atrocités du byzantinisme
et les cruautés de l’inquisition ; les tortures du moyen-âge, les chairs
vivantes coupées en lanières par le fouet du bourreau, les chaînes, la massue,
la hache au service de la loi ; les sombres souterrains des prisons, les
souffrances, les pleurs et les malédictions. Aujourd’hui — toujours la hache,
la corde, le chassepot, et les prisons ; d’une part, l’abrutissement du
prisonnier, réduit à l’état de bête en cage, l’avilissement de son être moral,
et, d’autre part, le juge dépouillé de tous les sentiments qui font la
meilleure partie de la nature humaine, vivant comme un visionnaire dans un
monde de fictions juridiques, appliquant avec volupté la guillotine, sanglante
ou sèche, sans que lui, ce fou froidement méchant, se doute seulement de l’abîme
de dégradation dans lequel il est tombé vis-à-vis de ceux qu’il condamne.
Nous voyons une race de faiseurs de lois légiférant sans savoir sur quoi
ils légifèrent, votant aujourd’hui une loi sur l’assainissement des villes,
sans avoir la moindre notion d’hygiène, demain règlementant l’armement des
troupes, sans même connaître un fusil, faisant des lois sur l’enseignement et
l’éducation sans avoir jamais su donner un enseignement quelconque ou une
éducation honnête à leurs enfants, légiférant à tors, et à travers, mais
n’oubliant jamais l’amende qui frappera les va-nu-pieds, la prison et les
galères qui frapperont des hommes mille fois moins immoraux qu’ils ne le sont
eux-mêmes, eux législateurs ! — Nous voyons enfin le geôlier qui marche
vers la perte de tout sentiment humain, le gendarme dressé en chien de piste,
le mouchard se méprisant lui-même, la délation transformée en vertu, la
corruption érigée en système ; tous les vices, tous les mauvais côtés de
la nature humaine, favorisés, cultivés pour le triomphe de la Loi.
Nous voyons cela, et c’est pour cela qu’au lieu de répéter niaisement la
vieille formule : « Respect à la loi ! » nous crions :
« Mépris de la loi et de ses attributs ! » Ce mot lâche :
« Obéissance à la loi ! » nous le remplaçons par : « Révolte
contre toutes les lois ! » Que l’on compare seulement les méfaits
accomplis au nom de chaque loi, avec ce qu’elle a pu produire de bon, qu’on
pèse le bien et le mal, — et l’on verra si nous avons raison.
_______
II
La loi est un produit relativement moderne ; car l’humanité a vécu des
siècles et des siècles sans avoir aucune loi écrite, ni même simplement gravée
en symboles, sur des pierres, à l’entrée des temples. À cette époque, les
relations des hommes entre eux étaient réglées, par de simples coutumes,
par des habitudes, des usages, que la constante répétition rendait vénérables
et que chacun acquérait dès son enfance, comme il apprenait à se procurer sa
nourriture par la chasse, l’élevage des bestiaux ou l’agriculture.
Toutes les sociétés humaines ont passé par cette phase primitive, et
jusqu’à présent encore une grande partie de l’humanité n’a point de lois
écrites. Les peuplades ont des mœurs, des coutumes, un « droit
coutumier », comme disent les juristes, elles ont des habitudes sociables,
et cela suffit pour maintenir les bons rapports entre les membres du village,
de la tribu, de la communauté. Même chez nous, civilisés, lorsque, sortant de
nos grandes villes, nous allons dans les campagnes, nous y voyons encore que
les relations mutuelles des habitants sont réglées, non d’après la loi écrite
des législateurs, mais d’après les coutumes anciennes, généralement acceptées.
Les paysans de la Russie, de l’Italie, de l’Espagne, et même d’une bonne partie
de la France et de l’Angleterre, n’ont aucune idée de la loi écrite. Celle-ci
vient s’immiscer dans leur vie seulement pour régler leurs rapports avec
l’état ; quant aux rapports entre eux, quelquefois très compliqués, ils
les règlent simplement d’après les anciennes coutumes. Autrefois, c’était le
cas pour toute l’humanité.
_______
Lorsqu’on analyse les coutumes des peuples primitifs, on y remarque deux
courants bien distincts.
Puisque l’homme ne vit pas solitaire, il s’élabore en lui des sentiments,
des habitudes utiles à la conservation de la société et à la propagation de la
race. Sans les sentiments sociables, sans les pratiques de solidarité, la vie
en commun eût été absolument impossible. Ce n’est pas la loi qui les établit,
ils sont antérieurs à toutes lois. Ce n’est pas non plus la religion qui les
prescrit, ils sont antérieurs à toute religion, ils se retrouvent chez tous les
animaux qui vivent en société. Ils se développent d’eux-mêmes, par la force
même des choses, comme ces habitudes que l’homme a nommé instincts chez les
animaux : ils proviennent d’une évolution utile, nécessaire même pour
maintenir la société dans la lutte pour l’existence qu’elle doit soutenir. Les
sauvages finissent par ne plus se manger entre eux, parce qu’ils trouvent qu’il
est beaucoup plus avantageux de s’adonner à une culture quelconque, au lieu de
se procurer une fois par an le plaisir de se nourrir de la chair d’un vieux
parent. Au sein des tribus absolument indépendantes et ne connaissant ni lois,
ni chefs, dont maint voyageur nous a dépeint les mœurs, les membres d’une même
tribu cessent de se donner des coups de couteau à chaque dispute, parce que
l’habitude de vivre en société a fini par développer en eux un certain
sentiment de fraternité et de solidarité ; ils préfèrent s’adresser à des
tiers pour vider leurs différends. L’hospitalité des peuples primitifs, le
respect de la vie humaine, le sentiment de réciprocité, la compassion pour les
faibles, la bravoure, jusqu’au sacrifice de soi-même dans l’intérêt d’autrui,
que l’on apprend d’abord à pratiquer envers les enfants et les amis, et plus
tard à l’égard des membres de la communauté, — toutes ces qualités se
développent chez l’homme antérieurement aux lois, indépendamment de toute
religion, comme chez tous les animaux sociables. Ces sentiments et ces
pratiques sont le résultat inévitable de la vie en société. Sans être
inhérentes à l’homme (quoi qu’en disent les prêtres et les métaphysiciens), ces
qualités sont la conséquence de la vie en commun.
_______
Mais, à côté de ces coutumes, nécessaires pour la vie des sociétés et la
conservation de la race, il se produit, dans les associations humaines,
d’autres désirs, d’autres passions, et partant, d’autres habitudes, d’autres
coutumes. Le désir de dominer les autres et de leur imposer sa volonté ;
le désir de s’emparer des produits du travail d’une tribu voisine ; le
désir de subjuguer d’autres hommes, afin de s’entourer de jouissances sans rien
produire soi-même, tandis que des esclaves produisent tout le nécessaire pour que
leur maître se procure tous les plaisirs et toutes les voluptés, — ces
désirs personnels, égoïstes, produisent un autre courant d’habitudes et de
coutumes. Le prêtre, d’une part, ce charlatan qui exploite la superstition et,
après s’être affranchi lui-même de la peur du diable, la propage parmi les
autres ; le guerrier, d’autre part, ce rodomont qui pousse à l’invasion et
au pillage du voisin pour en revenir chargé de butin et suivi d’esclaves, —
tous deux, la main dans la main, parviennent à imposer aux sociétés primitives
des coutumes avantageuses pour eux, et qui tendent à perpétuer leur domination
sur les masses. Profitant de l’indolence, de la peur, de l’inertie des foules,
et grâce à la répétition constante des mêmes actes, ils arrivent à établir en
permanence des coutumes qui deviennent le point d’appui solide de leur
domination.
Pour cela, ils exploitent d’abord l’esprit de routine qui est si développé
chez l’homme et qui a atteint un degré si frappant chez les enfants, chez tous
les peuples sauvages, et qu’on remarque aussi chez les animaux. L’homme surtout
lorsqu’il est superstitieux, a toujours peur de changer quoi que ce soit à ce
qui existe ; généralement il vénère ce qui est antique. — « Nos pères
ont fait ainsi ; ils ont vécu tant bien que mal, ils vous ont élevé, ils
n’ont pas été malheureux, faites de même ! » — disent les vieillards
aux jeunes gens, dès que ceux-ci veulent changer quelque chose. L’inconnu
les effraye, ils préfèrent se cramponner au passé, lors même que ce passé
représente la misère, l’oppression, l’esclavage. On peut même dire que plus
l’homme est malheureux, plus il craint de changer quoi que ce soit, de peur de
devenir encore plus malheureux ; il faut qu’un rayon d’espoir et quelque
peu de bien-être pénètrent dans sa triste cabane, pour qu’il commence à vouloir
mieux, à critiquer son ancienne manière de vivre, qu’il soit prêt à risquer
pour amener un changement. Tant que cet espoir ne l’a pas pénétré, tant qu’il
ne s’est pas affranchi de la tutelle de ceux qui utilisent ses superstitions et
ses craintes, il préfère rester dans la même situation. Si les jeunes veulent
changer quelque chose, les vieux poussent un cri d’alarme contre les
novateurs ; tel sauvage se ferait plutôt tuer que de transgresser la
coutume de son pays, car dès son enfance on lui a dit que la moindre infraction
aux coutumes établies lui porterait malheur, causerait la ruine de toute la
tribu. Et aujourd’hui encore, combien de politiciens, d’économistes et de
soi-disant révolutionnaires agissent sous la même impression, en se cramponnant
à un passé qui s’en va ! Combien n’ont d’autre souci que de chercher des
précédents ! Combien de fougueux novateurs copistes des révolutions
antérieures !
Cet esprit de routine qui puise son origine dans la superstition, dans
l’indolence et dans la lâcheté, fit de tout temps la force des
oppresseurs ; dans les sociétés humaines primitives, il fut habilement
exploité par les prêtres et les chefs militaires, perpétuant les coutumes
avantageuses pour eux seuls, qu’ils réussissaient à imposer aux tribus.
_______
Tant que cet esprit de conservation, habilement exploité, suffisait pour
assurer l’empiètement des chefs sur la liberté des individus ; tant que
les seules inégalités entre les hommes étaient les inégalités naturelles et
qu’elles n’étaient pas encore décuplées et centuplées par la concentration du
pouvoir et des richesses, il n’y avait encore aucun besoin de la loi et de
l’appareil formidable des tribunaux et des peines toujours croissantes pour
l’imposer.
Mais lorsque la société eut commencé à se scinder de plus en plus en deux
classes hostiles, l’une qui cherche à établir sa domination et l’autre qui
s’efforce de s’y soustraire, la lutte s’engagea. Le vainqueur s’empresse
d’immobiliser le fait accompli, il cherche à le rendre indiscutable, à le
transformer en institution sainte et vénérable par tout ce que les vaincus
peuvent respecter. La Loi fait apparition, sanctionnée par le prêtre et ayant à
son service la massue du guerrier. Elle travaille à immobiliser les
coutumes avantageuses à la minorité dominatrice, et l’Autorité militaire se
charge de lui assurer l’obéissance. Le guerrier trouve en même temps dans cette
nouvelle fonction un nouvel instrument pour assurer son pouvoir ; il n’a
plus à son service une simple force brutale : il est le défenseur de la
Loi.
Mais, si la Loi ne présentait qu’un assemblage de prescriptions
avantageuses aux seuls dominateurs, elle aurait de la peine à se faire
accepter, à se faire obéir. Eh bien, le législateur confond dans un seul et
même code les deux courants de coutumes dont nous venons de parler : les
maximes qui représentent les principes de moralité et de solidarité élaborés
par la vie en commun, et les ordres qui doivent à jamais consacrer l’inégalité.
Les coutumes qui sont absolument nécessaires à l’existence même de la société,
sont habilement mêlées dans le Code aux pratiques imposées par les dominateurs,
et prétendent au même respect de la foule. — « Ne tue pas ! »
dit le Code et « Paye la dîme au prêtre ! » s’empresse-t-il
d’ajouter. « Ne vole pas ! » dit le Code et aussitôt
après : « Celui qui ne paiera pas l’impôt aura le bras coupé ».
Voilà la Loi, et ce double caractère elle l’a conservé jusqu’aujourd’hui.
Son origine, — c’est le désir d’immobiliser les coutumes que les maîtres
avaient imposées à leur avantage. Son caractère c’est le mélange habile
des coutumes utiles à la société, — coutumes qui n’ont pas besoin de lois pour
être respectées, — avec ces autres coutumes qui ne présentent d’avantages que
pour les dominateurs, qui sont nuisibles aux masses et ne sont maintenues que
par la crainte des supplices.
Pas plus que le Capital individuel, né de la fraude et de la violence et
développé sous l’auspice de l’autorité, la Loi n’a donc aucun titre au respect
des hommes. Née de la violence et de la superstition, établie dans l’intérêt du
prêtre, du conquérant et du riche exploiteur, elle devra être abolie en
entier le jour où le peuple voudra briser ses chaînes.
Nous nous en convaincrons encore mieux, lorsque nous analyserons dans un
chapitre suivant le développement ultérieur de la Loi sous les auspices de la
religion, de l’autorité et du régime parlementaire actuel.
III
Nous avons montré dans le chapitre précédent comment la Loi est née des
mœurs et usages établis et comment elle représentait dès le début un mélange
habile de coutumes sociales, nécessaires à la préservation de la race humaine,
avec d’autres coutumes, imposées par ceux qui profitaient des superstitions
populaires pour considérer leur droit du plus fort. Ce double caractère de la
Loi détermine son développement ultérieur chez les peuples de plus en plus
policés. Mais, tandis que le noyau de coutumes sociales inscrites dans la Loi
ne subit qu’une modification très faible et très lente dans le cours des
siècles, c’est l’autre partie des lois qui se développe, tout à l’avantage des
classes dominantes, tout au détriment des classes opprimées. À peine, si, de temps
en temps les classes dominantes se laissent arracher une loi quelconque qui
représente, ou semble représenter, une certaine garantie pour les déshérités.
Mais alors cette loi ne fait qu’abroger une loi antérieure, faite à l’avantage
des classes dominatrices. — « Les meilleures lois », disait Buckle,
« furent celles qui abrogèrent des lois précédentes. » — Mais, quels
efforts terribles n’a-t-il pas fallu dépenser, quels flots de sang n’a-t-il pas
fallu verser chaque fois qu’il s’agissait d’abroger une de ces institutions qui
servent à tenir le peuple dans les fers ! Pour abolir les derniers
vestiges du servage et les droits féodaux et pour briser la puissance de la
camarilla royale, il a fallu que la France passât par quatre ans de révolution
et par vingt ans de guerres. Pour abroger la moindre des lois iniques
qui nous sont léguées par le passé, il faut des dizaines d’années de lutte et
pour la plupart elles ne disparaissent que dans les périodes de révolution.
_______
Les socialistes ont déjà fait maintes fois l’histoire de la genèse du
Capital. Ils ont raconté comment il est né des guerres et du butin, de
l’esclavage et du servage, de la fraude et de l’exploitation moderne. Ils ont
montré comment il s’est nourri du sang du travailleur et comment peu à peu il a
conquis le monde entier. Ils ont à faire encore la même histoire, concernant la
genèse et le développement de la Loi, et l’esprit populaire, prenant, comme
toujours, les devants sur les hommes de cabinet, a déjà fait la philosophie de
cette histoire et il en plante les jalons essentiels. Faite pour garantir les
fruits du pillage, de l’asservissement et de l’exploitation, la Loi a suivi les
mêmes phases de développement que le Capital : frère et sœur jumeaux, ils
ont marché la main dans la main, se nourrissant l’un et l’autre des souffrances
et des misères de l’humanité. Leur histoire a été presque la même dans tous les
pays de l’Europe. Ce ne sont que les détails qui diffèrent : le fond reste
le même ; et, jeter un coup d’œil sur le développement de la Loi en
France, ou en Allemagne, c’est connaître dans ses traits essentiels ses phases
de développement dans la plupart des nations européennes.
À ses origines, la Loi était le pacte ou contrat national. Au Champ de
Mars, les légions et le peuple agréaient le contrat ; le Champ de Mai des
Communes primitives de la Suisse est encore un souvenir de cette époque,
malgré toute l’altération qu’il a subie par l’immixtion de la civilisation
bourgeoise et centralisatrice. Certes, ce contrat n’était pas toujours librement
consenti ; le fort et le riche imposaient déjà leur volonté à cette
époque. Mais du moins, ils rencontraient un obstacle à leurs tentatives
d’envahissement dans la masse populaire qui souvent leur faisait aussi sentir
sa force.
Mais, à mesure que l’Église d’une part et le seigneur de l’autre
réussissent à asservir le peuple, le droit de légiférer échappe des mains de la
nation pour passer aux privilégiés. L’Église étend ses pouvoirs ; soutenue
par les richesses qui s’accumulent dans ses coffres, elle se mêle de plus en
plus dans la vie privée et sous prétexte de sauver les âmes, elle s’empare du
travail de ses serfs ; elle prélève l’impôt sur toutes les classes, elle
étend sa juridiction ; elle multiplie les délits et les peines et s’enrichit
en proportion des délits commis, puisque c’est dans ses coffres-forts que
s’écoule le produit des amendes. Les lois n’ont plus trait aux intérêts
nationaux : « on les croirait plutôt émanées d’un Concile de
fanatiques religieux que de législateurs », — observe un historien du
droit français.
En même temps, à mesure que le seigneur, de son côté, étend ses pouvoirs
sur les laboureurs des champs et les artisans des villes, c’est lui qui devient
aussi juge et législateur. Au dixième siècle, s’il existe des monuments de
droit public, ce ne sont que des traités qui règlent les obligations, les
corvées et les tributs des serfs et des vassaux du seigneur. Les législateurs à
cette époque, c’est une poignée de brigands, se multipliant et s’organisant
pour le brigandage qu’ils exercent contre un peuple devenu de plus en plus
pacifique à mesure qu’il se livre à l’agriculture. Ils exploitent à leur
avantage le sentiment de justice inhérent aux peuples ; ils posent en
justiciers, se font de l’application même des principes de justice une source
de revenu, et dictent les lois qui serviront à maintenir leur domination.
Plus tard ces lois rassemblées par les légistes et classifiées servent de
fondement à nos codes modernes. Et on parlera encore de respecter ces codes, —
héritage du prêtre et du baron !?
______
La première révolution, la révolution des communes, ne réussit à abolir
qu’une partie de ces lois ; car les chartes des communes affranchies ne
sont pour la plupart qu’un compromis entre la législation seigneuriale ou
épiscopale, et les nouvelles relations, créées au sein de la Commune libre. Et
cependant, quelle différence entre ces lois et nos lois actuelles ! La
Commune ne se permet pas d’emprisonner et de guillotiner les citoyens pour une
raison d’État : elle se borne à expulser celui qui a comploté avec les
ennemis de la Commune et à raser sa maison. Pour la plupart des soi-disant
« crimes et délits », elle se borne à imposer des amendes ; on
voit même, dans les Communes du douzième siècle, ce principe si juste, mais
oublié aujourd’hui, que c’est toute la Commune qui répond pour les méfaits
commis par chacun de ses membres. Les sociétés d’alors, considérant le crime
comme un accident, ou comme un malheur (c’est encore jusqu’à présent la
conception du paysan russe) et n’admettant pas le principe de vengeance
personnelle, prêché par la bible, comprenaient que la faute pour chaque méfait
retombe sur la société entière. Il a fallu toute l’influence de l’Église
byzantine qui importait en Occident la cruauté raffinée des despotes de
l’Orient, pour introduire dans les mœurs des Gaulois et des Germains la peine
de mort et les supplices horribles qu’on infligea plus tard à ceux qu’on
considérait comme criminels ; il a fallu toute l’influence du code civil
romain, — produit de la pourriture de la Rome impériale, — pour introduire ces
notions de propriété foncière illimitée qui vinrent renverser les coutumes
communalistes des peuples primitifs.
On sait que les Communes libres n’ont pu se maintenir. Déchirées par les
guerres intestines entre les riches et les pauvres, entre les bourgeois et
les serfs, elles devinrent facilement la proie de la royauté. Et à mesure que
la royauté acquérait une force nouvelle, le droit de législation passait de
plus en plus dans les mains d’une coterie de courtisans. L’appel à la nation
n’est fait que pour sanctionner les impôts demandés par le roi. Des parlements,
appelés à deux siècles d’intervalle, selon le bon plaisir et les caprices de la
Cour, des « Conseils extraordinaires », des « séances de
notables » où les ministres écoutent à peine les « doléances »
des sujets du roi, — voilà les législateurs. — Et plus tard encore, lorsque
tous les pouvoirs sont concentrés dans une seule personne qui dit :
« l’État, c’est Moi », c’est « dans le secret des Conseils du
prince », selon la fantaisie d’un ministre ou d’un roi imbécile, que se
fabriquent les édits, auxquels les sujets sont tenus d’obéir sous peine de
mort. Toutes les garanties judiciaires sont abolies ; la nation est la serve
du pouvoir royal et d’une poignée de courtisans ; les peines les plus
terribles : roue, bûcher, écorchement, tortures de tout genre, — produits
de la fantaisie malade de moines et de fous enragés qui cherchent leurs délices
dans les souffrances des suppliciés, — voilà ce qui fait apparition à
cette époque.
______
C’est à la grande révolution qu’il revient d’avoir commencé la démolition
de cet échafaudage de lois qui nous a été légué par la féodalité et la royauté.
Mais, après avoir démoli quelques parties du vieil édifice, la Révolution a
remis le pouvoir de légiférer entre les mains de la bourgeoisie qui, à son
tour, commença à élever tout un nouvel échafaudage de lois destinées à
maintenir et à perpétuer la domination de la bourgeoisie sur les masses. Dans
ses parlements, elle légifère à perte de vue, et des montagnes de lois
s’accumulent avec une rapidité effroyable. Mais que sont au fond toutes ces
lois ?
La plus grande partie n’a qu’un but : celui de protéger la propriété
individuelle, c’est-à-dire, les richesses acquises au moyen de l’exploitation
de l’homme par l’homme, d’ouvrir de nouveaux champs d’exploitation au capital,
de sanctionner les nouvelles formes que l’exploitation revêt sans cesse à
mesure que le Capital accapare de nouvelles branches de la vie humaine :
chemins de fer, télégraphes, lumière électrique, industrie chimique, expression
de la pensée humaine par la littérature et la science, etc., etc. Le reste des
lois, au fond, a toujours le même but, c’est-à-dire le maintien de la machine
gouvernementale qui sert à assurer au Capital l’exploitation et l’accaparement
des richesses produites. Magistrature, police, armée, instruction
publique, finances, tout sert le même dieu : le Capital ;
tout cela n’a qu’un but : celui de protéger et de faciliter l’exploitation
du travailleur par le capitaliste. Analysez toutes les lois faites depuis
quatre-vingts ans, vous n’y trouverez pas autre chose. La protection des
personnes, que l’on veut représenter comme la vraie mission de la Loi, n’y
occupe qu’une place presque imperceptible ; car, dans nos sociétés
actuelles, les attaques contre les personnes, dictées directement par la haine
et la brutalité, tendent à disparaître. Si on tue quelqu’un, aujourd’hui, c’est
pour le piller et rarement par vengeance personnelle. Et si ce genre de crimes
et délits va toujours en diminuant, ce n’est certainement pas à la législation
que nous le devons : c’est au développement humanitaire de nos sociétés, à
nos habitudes de plus en plus sociables, et non pas aux prescriptions de nos
lois. Qu’on abroge demain toutes les lois concernant la protection des
personnes, qu’on cesse demain toute poursuite pour attentats contre les
personnes, et le nombre d’attentats dictés par la vengeance personnelle ou par
la brutalité n’augmentera pas d’un seul.
_______
On nous objectera, peut-être, qu’on a fait depuis cinquante ans bon nombre
de lois libérales. Mais qu’on analyse ces lois, et on verra que toutes ces
lois libérales ne sont que l’abrogation de lois qui nous ont été léguées par la
barbarie des siècles précédents. Toutes les lois libérales, tout le programme
radical, se résument en ces mots : abolition de lois devenues gênantes
pour la bourgeoisie elle-même et retour aux libertés des communes du douzième
siècle, étendues à tous les citoyens. L’abolition de la peine de mort, le jury
pour tous les « crimes » (le jury, plus libéral qu’aujourd’hui,
existait au douzième siècle), la magistrature élue, le droit de mise en
accusation des fonctionnaires, l’abolition des armées permanentes, la liberté
d’enseignement, etc., etc., tout cela qu’on nous dit être une invention du
libéralisme moderne, n’est qu’un retour aux libertés qui existaient avant que
l’Église et le Roi n’eussent étendu leur main sur toutes les manifestations de
la vie humaine.
______
La protection de l’exploitation, directe par les lois sur la propriété, et
indirecte par le maintien de l’État, — voilà donc l’essence et la matière de
nos codes modernes et la préoccupation de nos engins coûteux de législation. Il
est temps, cependant, de ne plus nous payer de phrases et de nous rendre compte
de ce qu’ils sont en réalité. La loi qui se présenta au début comme un recueil
de coutumes utiles à la préservation de la société, n’est plus aujourd’hui
qu’un instrument pour le maintien de l’exploitation et la domination des riches
oisifs sur les masses laborieuses. Sa mission civilisatrice est nulle aujourd’hui,
elle n’a qu’une mission : le maintien de l’exploitation.
Voilà ce que nous dit l’histoire du développement de la Loi. Est-ce à ce
titre que nous serions appelés à la respecter ? Certainement non. Pas plus
que le Capital, produit du brigandage, elle n’a pas droit à notre respect. Et
le premier devoir des révolutionnaires du dix-neuvième siècle sera de faire un
auto-da-fé de toutes les lois existantes, comme ils le feront des titres de
propriété.
IV
Si on envisage les millions de lois qui régissent l’humanité, on s’aperçoit
aisément qu’elles peuvent être subdivisées en trois grandes catégories :
Protection de la propriété, protection des personnes, protection du
gouvernement. Et, en analysant ces trois catégories, on en arrive à l’égard de
chacune d’elles à cette conclusion logique et nécessaire : Inutilité
et nuisibilité de la Loi.
Pour la protection de la propriété, les socialistes savent ce qu’il en est.
Les lois sur la propriété ne sont pas faites pour garantir à l’individu ou à la
société la jouissance des produits de leur travail. Elles sont faites, au
contraire, pour frustrer le producteur d’une partie de ce qu’il
produit et pour assurer à quelques-uns la part des produits qu’ils ont dérobés,
soit aux producteurs, soit à la société entière. Lorsque la loi établit les
droits de Monsieur un tel sur une maison, par exemple, elle établit son droit,
non pas sur une cabane qu’il aurait bâtie lui-même, ou sur une cabane qu’il
aurait élevée avec le secours de quelques amis. Elle établit, au
contraire, ses droits sur une maison qui n’est pas le produit
de son travail, d’abord, parce qu’il l’a fait bâtir par d’autres, auxquels il
n’a pas payé toute la valeur de leur travail, et ensuite — parce que cette
maison représente une valeur sociale qu’il n’a pas pu produire lui-même :
la loi établit ses droits sur une portion de ce qui appartient à tout le monde
et à personne en particulier. La même maison, bâtie au milieu de la Sibérie,
n’aurait pas la valeur qu’elle a dans une grande ville, et cette valeur-ci
provient, — on le sait, — du travail de toute une cinquantaine de générations
qui ont bâti la ville, qui l’ont embellie, pourvue d’eau et de gaz, de beaux
boulevards, d’universités, de théâtres et de magasins, de chemins de fer et de
routes rayonnant dans toutes les directions. En reconnaissant donc les droits
de Monsieur un tel sur une maison à Paris, à Londres, à Rouen, etc., la loi lui
approprie — très injustement — une certaine part des produits du travail de
l’humanité entière. Et c’est précisément parce que cette appropriation est une
injustice criante (toutes les autres formes de propriété ont le même
caractère), qu’il a fallu tout un arsenal de lois et toute une armée de
soldats, de policiers et de juges, pour le maintenir contre le bon-sens et le
sentiment de justice inhérent à l’humanité.
Eh bien, la moitié de nos lois, — les codes civils de tout pays, — n’ont
d’autre but que celui de maintenir cette appropriation, ce monopole, au profit
de quelques-uns, contre l’humanité entière. Les trois-quarts des
affaires jugées par les tribunaux ne sont que des querelles surgissant entre
monopoleurs : deux voleurs se disputent le butin. Et une bonne partie de
nos lois criminelles ont encore le même but, puisqu’elles ont pour objectif de
maintenir l’ouvrier dans une position subordonnée à celle du patron
afin d’assurer son exploitation.
Quant à garantir au producteur les produits de son travail, il n’y a pas
même de lois qui s’en chargent. C’est si simple et si naturel, c’est si bien
dans les mœurs et dans les habitudes de l’humanité, que la Loi n’y a même pas
songé. Le brigandage ouvert, les armes à la main, n’est plus de notre
siècle : un travailleur ne vient jamais non plus disputer à un autre
travailleur les produits de son travail ; s’il y a malentendu entre eux,
ils le vident sans avoir recours à la Loi, en s’adressant à un tiers. Si
quelqu’un vient exiger d’un autre une certaine part de ce qu’il a produit,
ce n’est que le propriétaire, qui vient prélever sa part de lion. Quant à
l’humanité, en général, elle respecte partout le droit de chacun sur ce qu’il a
produit sans qu’il y ait besoin pour cela de lois spéciales.
Toutes ces lois sur la propriété, qui font les gros volumes des codes et la
joie de nos avocats, n’ayant ainsi d’autre but que celui de protéger
l’appropriation injuste des produits du travail de l’humanité par certains
monopoleurs, n’ont aucune raison d’être, et les socialistes-révolutionnaires
sont bien décidés à les faire disparaître le jour de la Révolution. Et nous
pouvons, en effet, avec pleine justice, faire un auto-da-fé complet de toutes les
lois qui sont en rapport avec les ci-nommés « droits de propriété »,
de tous les titres de propriété, de toutes les archives, — bref, de tout ce qui
a trait à cette institution, qui sera bientôt considérée comme tache humiliante
dans l’histoire de l’humanité au même titre que l’esclavage et le servage des
siècles passés.
Ce que nous venons de dire sur les lois concernant la propriété s’applique
complètement à cette seconde catégorie de loi, — les lois servant à maintenir
le gouvernement ou les lois constitutionnelles.
C’est encore tout un arsenal de lois, de décrets, d’ordonnances, d’avis,
etc., etc., servant à protéger les diverses formes de gouvernement
représentatif (par délégation ou par usurpation) sous lesquelles se débattent
encore les sociétés humaines. Nous savons fort bien, — les anarchistes l’ont
assez souvent démontré par la critique qu’ils ont faite sans cesse des diverses
formes de gouvernement, — que la mission de tous les
gouvernements monarchiques, constitutionnels et républicains, est de protéger
et de maintenir par la force les privilèges des classes possédantes :
aristocratie, prêtraille et bourgeoisie. Un bon tiers de nos lois, — les lois
« fondamentales », lois sur les impôts, sur les douanes, sur l’organisation
des ministères et de leurs chancelleries, sur l’armée, la police, église, etc.,
(et il y en a bien quelques dizaines de mille dans chaque pays), — n’ont
d’autre but que celui de maintenir, de rhabiller et de développer la machine
gouvernementale, qui sert, à son tour, presque entièrement à protéger les
privilèges des classes possédantes. Qu’on analyse toutes ces lois, qu’on les
observe en action au jour le jour, et l’on s’apercevra qu’il n’y en a pas une
seule bonne à conserver — en commençant par celles qui livrent les communes,
pieds et mains liés, au curé, aux gros bourgeois de l’endroit et au
sous-préfet, et en finissant par cette fameuse constitution, (la 19me ou la 20me depuis 1789),
qui nous donne une Chambre de crétins et de boursicotiers préparant la dictature de
quelque aventurier, si ce n’est le gouvernement d’une tête de chou
couronnée.
Bref, à l’égard de ces lois, il ne peut y avoir de doute. Non seulement les
anarchistes, mais aussi bien les bourgeois plus ou moins révolutionnaires, sont
d’accord en ceci, que le seul usage que l’on puisse faire de toutes les lois
concernant l’organisation du gouvernement, c’est d’en allumer un feu de joie.
______
Reste la troisième catégorie de lois, la plus importante, puisque c’est à
elle que s’attachent le plus de préjugés : les lois concernant la
protection des personnes, — la punition et la prévention des
« crimes ». En effet, cette catégorie est la plus importante, parce
que si la Loi jouit d’une certaine considération, c’est qu’on croit ce genre de
lois absolument indispensables au maintien de la sécurité dans nos sociétés. Ce
sont ces lois qui se sont développées du noyau de coutumes utiles aux sociétés
humaines et qui furent exploitées par les dominateurs pour sanctifier leur
domination. L’autorité des chefs de tribus, des familles riches dans les
communes et du roi s’appuyait sur les fonctions de juges qu’ils
exerçaient ; et jusqu’à présent encore, chaque fois que l’on parle de la
nécessité du gouvernement, c’est sa fonction de juge suprême que l’on
sous-entend. — « Sans gouvernement, les hommes s’égorgeraient entre
eux ! » dit le raisonneur du village. — « Le but final
de tout gouvernement est de donner douze honnêtes jurés à chaque
inculpé », — disait Burke.
Eh bien, malgré tous les préjugés existant à ce sujet, il est bien temps
que les anarchistes disent hautement que cette catégorie de lois est aussi
inutile et aussi nuisible que les précédentes.
D’abord, quant aux ci-nommés « crimes », aux attentats contre les
personnes, il est connu que les deux-tiers et souvent même les trois-quarts de
tous ces « crimes » sont inspirés par le désir de s’emparer des
richesses appartenant à quelqu’un. Cette catégorie immense de ci-nommés
« crimes et délits » disparaîtra le jour où la propriété privée
cessera d’exister. — « Mais, nous dira-t-on, il y aura toujours des brutes
qui attenteront à la vie des citoyens, qui porteront un coup de couteau à
chaque querelle, qui vengeront la moindre offense par un meurtre, s’il n’y a pas
de lois pour les restreindre et des punitions pour les retenir ! » —
Voilà le refrain qu’on nous chante dès que nous mettons en doute le droit de la
société.
Là-dessus, il y a cependant une chose bien établie aujourd’hui : — La
sévérité des punitions ne diminue pas le nombre des « crimes ». En
effet, pendez, écartelez, si vous voulez, les assassins, le nombre des
assassinats ne diminuera pas d’un seul. Par contre, abolissez la peine de mort
et il n’y aura pas un seul assassinat de plus : il y en aura moins.
C’est prouvé par la statistique. D’autre part, que la récolte soit bonne,
que le pain soit bon marché, — que le temps soit beau, — et le nombre des
assassinats diminuera aussitôt ; c’est encore prouvé par la statistique,
que le nombre des crimes augmente et diminue toujours en proportion du prix des
denrées et du beau temps. Non pas que tous les assassinats soient inspirés par
la faim. Mais lorsque la récolte est bonne et les denrées à un prix accessible,
lorsque le soleil brille, les hommes plus gais, moins misérables que de
coutume, ne se laissent pas aller aux sombres passions et ne vont pas plonger
un couteau dans le sein d’un de leurs semblables pour des motifs futiles.
En outre, il est connu aussi que la peur de la punition n’a jamais arrêté
un seul assassin. Celui qui va tuer son voisin par vengeance ou par misère ne
raisonne pas trop sur les conséquences, et il n’y a pas d’assassin qui n’ait eu
la ferme conviction d’échapper aux poursuites. Il y a mille autres raisons
encore que nous ne pouvons énoncer ici, — notre espace est limité, — mais que
chacun raisonne lui-même sur ce sujet, qu’il analyse les crimes et les peines,
leurs motifs et leurs conséquences, et s’il sait raisonner sans se laisser
influencer par les idées préconçues, il arrivera nécessairement à cette
conclusion :
Sans parler d’une société où l’homme recevra une meilleure éducation, où le
développement de toutes ses facultés et la possibilité d’en jouir lui
procureront tant de jouissances qu’il n’ira pas les empoisonner par un
remords ; — sans parler de la société future, et même dans notre société,
même avec ces tristes produits de la misère que nous voyons aujourd’hui dans
les cabarets des grandes cités, — le jour où aucune punition ne
serait infligée aux assassins, le nombre des assassinats n’augmenterait pas
d’un seul cas ; et il est fort probable qu’il diminuerait au contraire de
tous ces cas qui sont dûs aujourd’hui aux récidivistes, abrutis dans les
prisons. »
______
On nous parle toujours des bienfaits de la Loi et des effets bienfaisants
des peines, mais a-t-on jamais essayé de faire la balance entre ces bienfaits
qu’on attribue à la Loi et aux peines et l’effet dégradant de ces peines sur
l’humanité ? Qu’on fasse seulement l’addition de toutes les mauvaises
passions réveillées dans l’humanité par les punitions atroces qu’on infligeait
jadis dans nos rues ! Qui donc a choyé et développé les instincts de
cruauté dans l’homme (instincts inconnus même aux singes, l’homme étant devenu
l’animal le plus cruel de la terre), si ce n’est le roi, le juge et le prêtre
armés de la Loi, qui faisaient arracher la chair par lambeaux, verser de la
poix brûlante dans les plaies, disloquer les membres, broyer les os, scier les
hommes en deux, pour maintenir leur autorité ? Que l’on calcule
seulement tout le torrent de dépravation versé dans les sociétés humaines par
la délation, favorisée par les juges et payée par les écus sonnants du
gouvernement, sous prétexte d’aider à la découverte des crimes. Que l’on aille
en prison et que l’on étudie là ce que devient l’homme, privé de liberté,
enfermé avec d’autres dépravés qui se pénètrent de toute la corruption et de
tous les vices qui suintent de nos prisons ; et que l’on se souvienne
seulement que plus on les réforme, plus détestables elles sont, tous nos
pénitenciers modernes et modèles étant cent fois plus abominables que les
donjons du moyen-âge. Que l’on considère enfin quelle corruption, quelle
dépravation de l’esprit est maintenue dans l’humanité par cette idée d’obéissance (essence
de la Loi), de châtiment, d’autorité ayant le droit de châtier, de juger en
dehors de notre conscience et de l’estime de nos amis, de bourreau, de geôlier,
de dénonciateur, — bref, de tous ces attributs de la Loi et de l’Autorité. Que
l’on considère tout cela, et on sera certainement d’accord avec nous, lorsque
nous disons que la Loi infligeant des peines est une abomination qui doit
cesser d’exister.
D’ailleurs, les peuples non-policés et, partant moins dépravés ont
parfaitement compris que celui que l’on nomme un « criminel », est
tout bonnement un malheureux ; qu’il ne s’agit pas de le fouetter, de
l’enchaîner ou de le faire mourir sur l’échafaud ou en prison, mais qu’il faut
le soulager par les soins les plus fraternels, par un traitement égalitaire,
par la pratique de la vie entre honnêtes gens. Et nous espérons que dans la
prochaine révolution éclatera ce cri :
« Brûlons les guillotines, démolissons les prisons, chassons le juge,
le policier, le délateur — race immonde s’il en fût jamais sur la
terre, — traitons en frère celui qui aura été porté par la passion à faire du
mal à son semblable, par-dessus tout ôtons aux grands criminels, à ces produits
ignobles de l’oisiveté bourgeoise, la possibilité d’étaler leurs vices sous des
formes séduisantes, — et soyons sûrs que nous n’aurons plus que très peu de
crimes à signaler dans notre société. Car ce qui maintient le crime (outre
l’oisiveté), c’est la Loi et l’Autorité : la loi sur la propriété, la loi
sur le gouvernement, la loi sur les peines et délits, et l’Autorité qui se
charge de faire ces lois et de les appliquer. »
Plus de lois, plus de juges ! La Liberté, l’Égalité et la pratique de
la Solidarité sont la seule digue efficace que nous puissions opposer aux
instincts anti-sociables de certains d’entre nous.