Marié et presque au pinacle malgré son jeune âge, Dagerman est-il pour autant satisfait de lui-même? Un auteur peut-il vraiment l'être d'ailleurs? Avant de se pencher sur sa caractéristique morale majeure, à savoir celle de cohabiter en son âme et conscience avec une duègne protestante lui infligeant des coups de martinet et criant "perfectibilité", il convient de rappeler que la situation politique de l'Europe est à cette époque assez peu portée à l'optimisme. L'échec de l'anarchisme en Espagne, la seconde guerre mondiale et la menace de voir le fascisme dominer le monde avaient effectivement engendré un grand scepticisme vis-à-vis de toutes les idéologies et d'une possible perfectibilité de la nature humaine. Dans la nouvelle "l hiver à Belleville", la réunion des différents personnages prenant le thé dans un minuscule appartement témoigne de l'échec de différentes idéologies politiques, et dans la nouvelle tirée du recueil le froid de la saint-Jean", classes 25 et 23" il tente une clarification sur un désabus générationnel tangible en ces termes:
"Des jeunes français ont récemment expliqué, dans un magazine parisien, quel effet ça leur faisait d'être nés en 1925. Ca ne leur plaisait pas spécialement. Le principal reproche qu'ils adressaient à leur date de naissance c'était qu'elle les avait plongés dans un dilemme qui nous est si familier que c'en est pénible car chez nous ce dilemme, le dilemme de la neutralité, ne fut pas particulier aux jeunes de vingt-trois ans, mais à tout un peuple. Ils déploraient que d'un côté ils aient été trop âgés pour avoir pu vivre la guerre uniquement en tant qu'enfants et de l'autre qu'ils aient été trop jeunes pour pouvoir participer à la Libération, et ils enviaient leurs aînés de quelques années, qui, eux, avaient pu le faire. [...] Nous savons, bien sûr, que le fait d'appartenir à la classe 23 n'a rien de particulièrement remarquable en soi. Pas plus que le fait d'être jeune, en général. [...] Peut-être manquerons-nous ainsi d'expérience, car l'expérience c'est avant tout se souvenir des bêtises que l'on a faites. Par contre, il est possible que nous ayons un peu de ce qu'Eyvind Johnson a appelé la sagesse de la jeunesse. Je crois que c'est une forme nouvelle de sagesse qui vient de ce que nous n'avons pas eu le temps de nous habituer à l'idée que la vie est peut-être un désert. Voilà pourquoi ce ne sont pas les oasis qui nous fascinent le plus. Nous sommes plus émus par le sable lui-même. C'est sans doute une erreur que d'appeler ça du pessismisme. C'est au contraire un moyen d'exploiter les avantages que nous offre notre manque d'expérience. Et c'est, de plus, un moyen de refuser la façon distinguée d'être blasé de ces gens dont on dit qu'ils ont une vision de la vie".
Us et abus de la culpabilité
Effectivement, la neutralité suédoise évacuait la facilité d'un but existentiel tout trouvé: avoir l'impression d'appartenir au clan du bien en luttant pour la liberté de son pays et la survie des siens, combattre au nom de l'idéal de la liberté. La jeune génération3 s'attela à débusquer et à lutter contre un autre déguisement du mal, plus difficile à combattre car diffus et insidieux, celui de la misère engendrée par l'exploitation de l'homme par l'homme. Elle était mue par la conviction intime du sujet ordinaire d'être une source de valeur digne de légitimité et capable d'agir, ce que George Orwell nomme la common decency (la décence commune): une force de résistance à l'intolérable, une verrue première capable de faire face aux violences extérieures exercées contre l'intégrité et les croyances fondamentales de l'être social et pensant. Malheureusement, face à l'échec de l'anarchisme, la toute relative "liberté" de la génération de Stig Dagerman déboucha sur un sentiment d'absurde, arc-boutant une tendance déjà ^présente chez l'auteur: son clinamen à l'intranquillité. Si la lutte groupée s'était avérée infertile, restait la lutte individuelle. Lutte bien plus ardue au demeurant car sans RTT et relevant de critères moraux individuels.
En libérant les chrétiens du joug d'un clergé envisagé comme corrompu, en mes rendant à la gratuité de toute action puisque les sauvés sont connus de toute éternité, Martin Luther a favorisé le développement de l'instant présent et l'émergence de l'idée de l'individu. C'est dans cette gratuité de l'être au monde que les silhouettes s'aperçoivent le mieux, et la trop grande acuité spirituelle d'un homme sur lui-même peut mener à sa paralysie. Comment face à la tentation de l'éparpillement ne pas s'infliger la torture d'un cilice spirituel de chaque instant? Par la compassion, cette compassion que Stig Dagerman mettait si bien en oeuvre vis-à-vis des autres âmes, mais dont il était complètement dépourvu à son égard. Ce fut cette culpabilité déjà présente chez lui. Sans jamais céder au cynisme ( puisque pour cela il faut avoir des certitudes sur soi-même et sur le monde), Dagerman s'auto-diagnostiquait avec humour dans plusieurs textes où il faisait son propre procès, éclaircissant ce qu'il se reprochait le plus en tant qu'écrivain:
"Sans appartenir à cette catégorie douteuse d'écrivains qui gâchent volontiers leur talent, leur morale, le respect qu'ils ont d'eux-mêmes, leur réputation et pour finir la confiance du public -car même en littéraire, la justice triomphe toujours-, Stig Dagerman se trouve malgré tout en état de dépendance, tant vis-à-vis de la critique littéraire que du public moins exigeant. [...] Une double peur l'a poussé à écrire des livres et à adopter des positions qui, certes, ne sont pas médiocres en soi, mais qui, du fait de leur absence de sincérité, manquent de teneur réelle et de consistance. Cette double peur, c'est d'une part la crainte de nuire à son prestige littéraire - comme si la sincérité, même brutale, n'était pas la condition propre à ce prestige -, d'autre part la crainte de voir diminuer ses revenus".
Son auto tyrannie face à sa supputée paresse, son ennui face à toute forme de représentation publique, sa lassitude vis-à-vis de sa casquette de journaliste le menèrent à être traité dès 1950 à la clinique psychiatrique de l'hôpital universitaire de Stockholm. Après deux premières tentatives de suicide, ce fut le 4 novembre 1954 que le condamné Dagerman s'échappa définitivement de chez les vivants.
"Je quitte et des rêves immuables et des liaisons instables. Je quitte une carrière prometteuse qui m'a promis et mon propre mépris et la considération générale. Je quitte une mauvais réputation et la promesse d'une réputation pire encore. Je quitte quelques centaines de milliers de mots, certains écrits avec plaisir, la plupart écrits avec ennui et pour de l'argent. je quitte une situation financière misérable, une position irrésolue face aux problèmes de notre temps, un double usagé, mais de bonne qualité et l'espoir d'une délivrance".
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