dimanche 10 juillet 2022

Le monde des amants/ l'éternel retour par Michel Surya

 "J'ai mis des années avant d'admettre que l'amour, dès lors qu'il survient, ou dès lors qu'on y consent, n'accepte pas l'exception. Qu'au contraire il veut tout. Qu'il faut pouvoir tout aimer qui est aimable si tant est qu'on veuille que l'amour soit si peu que ce soit possible. Je n'ai jamais pu cependant lui prêter cette cruauté inattendue, ou exorbitante, je ne m'y suis jamais résolu: que je m'aime moi, pour l'aimer elle. Je l'ai essayé et je n'y suis pas parvenu. C'est même le contraire qui s'est passé: je l'aimais d'autant plus que je n'aimais pas du tout ce que j'aurais du aimer, et que je ne m'aimais toujours pas, moi. Nina ne m'a jamais dit: vis cette vie. Quelle vie m'aurait-t-elle d'ailleurs dit de vivre, quand il nous revenait de l'inventer toute? Est-ce elle qui en a eu l'intuition, ou moi: qu'une vie pouvait naitre de nous, pour peu que nous la vivons ensemble, qui ne fût pas n'importe quelle vie? Ou que nous naitrions, de toutes les façons. De toutes les façons: il a suffi que je la voie une fois pour m'en convaincre: n'importe quoi pouvait enfin commencer qui me tiendrait lieu de vie. Ou qu'il n'y aurait plus pour moi aucune vie si nous ne vivions pas ensemble. Combien de fois en fait m'a-t-il fallu ressusciter pour au moins vivre une fois? Autant de fois qu'il m'a fallu apercevoir que je n'étais pas né assez. C'est longtemps en effet que je ne suis pas né assez pour seulement vivre. Ce que j'ai pensé aussi longtemps que j'ai pensé que je devais vivre assez pour moi. Jusqu'à ce que je m'aperçoive que je n'avais pas tant besoin de vivre, que de qui me ferait oublier qu'on ne peut pas vivre que pour soi. Il entre toujours beaucoup trop de soi, même dans ce qu'on sait n'exister qu'en partie. L'allégresse de la bonne santé de Nietzsche, c'est l'allégresse du ressuscité. Qui ne ressuscite pas seul, ni par lui-même. Qu'on ressuscite. Naitre, c'est naitre après, naissance à laquelle n'accèdent que ceux qui ont survécu, pas ceux qui seront morts, trop tôt, entre-temps, à qui la force aura manqué. Je n'ai pas arrêté d'écrire parce que j'ai rencontré Nina, j'ai rencontré Nina parce que j'ai arrêté d'écrire. Rien d'un échec, contrairement aux apparences. Seulement le parti pris d'une expérience contre une autre. De l'expérience de l'amour contre l'expérience de la pensée. Mieux: de l'expérience de l'amour comme expérience de la pensée".

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