Le mot vient du latin modus, qui signifie mesure, quantité, et aussi manière, moyen, méthode En français, suivant les applications de ces différentes significations, on emploie mode comme substantif masculin ou féminin. Jusqu'au XVIème siècle, mode ne fut que féminin. Au masculin, on disait moeuf comme terme de grammaire et de musique. Lorsque l'emploi de ce mot devint plus fréquent en s'étendant à la philosophie et à la jurisprudence pour indiquer la manière d'être d'une chose, ce qui la rend modale et fait sa modalité, moeuf se changea en mode, substantif masculin. En grammaire, le mode est une des formes du verbe, suivant les conditions de l'état ou de l'action qu'il exprime. Il y a six modes : indicatif, conditionnel, impératif, subjonctif, infinitif et participe. En musique, le mode est la disposition de la gamme, d'après la place qu'occupent les tons. Dans la musique ancienne, il y avait autant de modes que de gammes. La musique moderne n'en a que deux : le majeur et le mineur. En langage ordinaire, mode est synonyme de manière, moyen, procédé, méthode. On dit : « le mode de gouvernement », « le mode d'enseignement », etc.
La mode est le goût, la fantaisie, la façon de faire de chacun
(chacun vit à sa mode), ou ce qui constitue les usages d'un groupe, d'un pays
(la mode de chez nous, la mode de Bretagne, la mode française). Mais elle est
surtout un usage passager, soumis au caprice, qui règne sur la forme des
meubles, des vêtements, des parures et, généralement, de tous les objets matériels.
En fait, elle domine la vie sociale dans toutes ses manifestations non
seulement matérielles, mais aussi intellectuelles et morales. Aucune n'échappe
à cette tutelle du moment qu'elle devient collective, qu'il s'agisse de
logement, de costume, de cuisine, d'hygiène, de travail, de distraction, d'art,
de religion ou de politique. Suivant le temps et les circonstances, il est de
mode, c'est-à-dire de « bon ton », de « bon goût », selon le ton ou le goût du plus
grand nombre, d'être gras ou maigre, barbu ou glabre, carnivore ou végétarien, casanier
ou d'aimer les voyages, d'user ou de s'abstenir de l'alcool ou du tabac, de préférer
les arts aux sports, ou vice-versa, d'être une « belle brute » ou un « fin intellectuel
», d'avoir du penchant pour les maritornes robustes ou les darnes blotti celles
ques, d'être pour le mariage ou le concubinage, de se montrer belliqueux ou
pacifique, croyant ou athée, nationaliste on anarchiste, d'aller chez les curés
ou chez les francs-maçons, quand ce n'est pas chez les deux à la fois, etc.,
etc. Aucune raison véritable ne détermine la plupart de ceux qui obéissent à la
mode. Ils sont comme l'Iphis de La Bruyère qui « voit à l'église un soulier
d'une nouvelle mode ; il regarde le sien, il rougit, il ne se croit plus
habillé ». On suit le mouvement, on se livre au vent qui passe, venant on ne
sait d'où et qui fait tourner les têtes comme des girouettes indifférentes aux
directions qu'elles prennent entre les points cardinaux de l'intelligence et de
la sottise, de la raison et de la folie. La mode est, en somme, la façon de
penser, de sentir et d'agir, ou de paraître penser, sentir et agir, à partir
d'un moment et pour un temps donnés, sur un territoire plus ou moins vaste et
pour une population plus ou moins nombreuse, suivant un modèle (objet
d'imitation) sur lequel tout le monde se guide quels que soient les incompatibilités,
les inconvénients et même les dangers qui peuvent en résulter pour chacun.
C'est le creuset dans lequel toute personnalité se dissout, toute curiosité d'esprit
et toute indépendance de caractère et de goût disparaissent pour réaliser l'état
larvique de la foule anonyme, amorphe et interchangeable. C'est le nombre d'où
sort la « majorité compacte » dont l'inconscience coagulée soutient les partis,
les parlements, les académies, les administrations, les armées, les églises,
les patries et tout ce qui fait la mécanique de l'asservissement et de
l'abrutissement humains. La mode est plus puissante que la loi ; elle la brave
quand celle-ci ne veut pas la sanctionner. C'est ainsi que souvent les usages
font loi. L'oeuvre de centralisation, de nationalisation des pouvoirs
politiques de plus en plus tentaculaires, n'aurait pas été possible sans
l'unification des idées et des mœurs qu'elle a présidée sur des territoires de
plus en plus vastes, détruisant peu à peu l'esprit local et créant une
mentalité avec des besoins uniformes. La mode de parler le langage de Paris, de
s'habiller comme à Paris, de penser à la façon des beaux esprits de Paris, a
plus fait pour la soumission de la province au pouvoir central et pour l'unité
française que toutes les guerres, tous les décrets et toutes les ordonnances.
La facilité des communications a multiplié et étendu au monde tout entier sa
puissance de prosélytisme. Le livre et le journal, auxquels se sont ajoutés le
télégraphe, le téléphone, la T. S. F., le cinématographe, font qu'en quelques
jours la mode de Paris, de Londres ou de Berlin devient celle de tout le globe.
Le Parisien de 1930 peut aller n'importe où, à Moscou, à Pékin, dans le centre
africain, en Patagonie ou au Kamtchatka, il est sûr de pouvoir y renouveler sa
provision de faux-cols, d'y rencontrer des joueurs de belote et d'y entendre Ramona.
On a dit : « les fous inventent les modes et les sages les suivent ». Cette formule
est trop brève pour avoir un sens complet. Telle quelle, elle n'est pas exacte.
Il y a des sages et des fous des deux côtés ; beaucoup de fous, très peu de sages.
Dans le plus grand nombre des cas, les inventeurs de la mode sont des gens intelligents
mais sans scrupules, ne cherchant qu'à exploiter la sottise publique. Ces gens,
qui ne se préoccupent pas plus des conséquences de leurs agissements que les mégalomanes
conducteurs des peuples, sont certainement plus près de la folie que de la
sagesse, et ceux qui les suivent ne sont pas plus sages. Il y a de la sagesse
pour l'individu indifférent à tout vain besoin de paraître (voir ce
mot), à adopter une mode quand il la reconnait bonne et la trouve à sa
convenance. Elle favorise parfois un heureux changement auquel on n'aurait pas
pensé ou qu'on n'aurait pas pu réaliser par sa seule initiative. Le fait que
des modes peuvent être réellement utiles et ne servent pas seulement à
remplacer arbitrairement d'autres modes, mais qu'elles s'attaquent à des coutumes
néfastes et à des préjugés malfaisants, prouve qu'elles ne sont pas toujours
l'invention de fous. La trop fréquente adoption de modes pernicieuses démontre
qu'elles sont plus souvent suivies par des fous que par des sages. Il y a
autant de sagesse à suivre une mode qu'à l'inventer lorsqu'elle est sage, mais
elle n'est pas sage en soi, elle l'est par ses conséquences. Celle qui
introduisit l'usage du tabac apporta aux hommes une de leurs coutumes les plus
néfastes. Celle qui leur apprit à manger des pommes de terre leur rendit un
service immense. Comment naît la mode ? D'après ce qui précède, il semblerait
qu'elle est l'unique produit de la fantaisie de certains dont l'intérêt plus ou
moins légitime est de la créer. La question est plus compliquée, surtout en ce
qui concerne les formes usuelles de la vie. Si l'intérêt des inventeurs de la
mode est toujours en jeu, il est soumis à des considérations multiples et
souvent à des raisons économiques qu'on ne peut négliger si on veut réussir. On
ne peut, par exemple, lancer la mode d'une marchandise dont il n'y aura pas
abondance sur le marché. Il faut donc tenir compte de la production des
matières premières, de la facilité de se les procurer, de la concurrence qui se
les dispute, des moyens de les manufacturer et de les rendre plus ou moins
avantageuses pour le fabricant et pour le consommateur. La mode sera alors aux
meubles anciens ou modernes, en bois clairs ou sombres, aux ustensiles de cuisine
en cuivre, en fonte ou en aluminium, aux étoffes de soie, de laine ou de coton,
au linge blanc ou de couleur, aux fourrures, à la paille ou à la plume, aux coiffures
compliquées de postiches ou aux cheveux coupés, etc.
Dans les, limites très larges de ces considérations de caractère
économique, la mode n'a pas d'autre loi que le caprice de ceux qui l'inventent
et la passivité de ceux qui la suivent. Le champ du caprice est d'autant plus
vaste que, quoiqu'on puisse en dire, le véritable sentiment du beau, pas plus
que celui de l'utile, n'a de rapport obligé avec la mode. Le sentiment de la
beauté change avec la mode, ce qui exclue de celle-ci la véritable beauté (voir
ce mot). L'esthétique, formule plus ou moins conventionnelle de la beauté et
qu'il ne faut pas confondre avec elle, est au contraire souvent tributaire de
la mode. « Les femmes n'ont que le sentiment de la mode et non celui de la
beauté », a dit Th. Gautier. On peut en dire autant des hommes que la mode,
dans bien des cas, rend ridicules alors que les femmes ne sont que disgracieuses.
La vraie beauté est tellement étrangère à la mode que, du jour au lendemain, celle-ci
fait paraître grotesque ce qui était tenu la veille pour le dernier mot du bon
goût et de l'élégance. La belle femme, qu'on admire dans le costume du jour,
paraitrait laide si elle se montrait, en 1930, avec les manches à gigot et la «
tournure » d'il y a quarante ans, ou dans la crinoline de sa grand-mère ; mais
elle repartirait belle et désirable dans ces vêtements s'ils redevenaient à la
mode. La mode, en multipliant les variétés de la parure, est avant tout un
excitant sexuel que les plus prudes ne dédaignent pas. On a dit, en la
considérant, que le XIIIème siècle avait été celui de la poitrine, le XIXème,
celui de la croupe, et que le XXème était celui de la jambe. Tous sont du
bas-ventre, et l'esprit s'y mêle rarement. Au temps où « l'abondance » est de
mode, seins en caoutchouc ou en satin, fesses en crin et mollets en carton corrigent
les anatomies insuffisantes et multiplient les rotondités. Le XXème siècle est
celui de la femme plate, dont l'allure est appelée « sportive ». Certaines vont
jusqu'à faire « raboter » par des « chirurgies esthétiques » des seins qui les
gênent pour conduire une automobile ou des mollets qui déforment leur ligne
quand elles jouent au tennis.
La mode, en déplaçant ou en supprimant toutes les notions de la beauté
et de la morale, révèle mieux que tous raisonnements ce que ces notions ont de conventionnel,
pour ne pas dire d'inexistant. Quel sentiment de la beauté peuvent posséder ces
dames d'âge canonique qu'on appelle aujourd'hui des « barbonnes », qui exhibent
des chairs tombantes et faisandées, et ceux qui les admirent parce qu'elles
suivent la mode, alors qu'ils railleront au contraire une femme fraiche montrant
des nudités radieuses dans un costume démodé ? La mode abolit ainsi, non
seulement tout sens esthétique, mais aussi tout sens moral en fournissant la preuve
de la fausseté d'une morale qui est toute de circonstance. Ainsi se vérifie l'exactitude
de cette observation de Molière que : « L'hypocrisie est un vice à la mode et
tous les vices à la mode passent pour des vertus ». Suivant les latitudes et les
moeurs, les femmes cachent ou couvrent des parties différentes de leur corps. Qui
se permettrait de soutenir que l'africaine, voilant son visage et découvrant
son derrière, est plus impudique que l'européenne montrant le premier et
couvrant plus ou moins le second ? Les femmes les plus impudiques sont celles
qui sont les plus voilées. C'est des couvents que sont sorties les lupercales
et les bacchanales ; c'est dans les couvents que l'ange, descendant plus bas
que la bête, s'est livré aux pires orgies et a pratiqué les plus ingénieuses
dépravations.
« Désir, de fille est un feu qui dévore,
Désir de None est cent fois pis encore » a dit Gresset. Chaque fois que la nature est endiguée dans son cours
régulier et normal, elle devient un torrent furieux qui emporte tous les
barrages du conformisme. Les prêtres luperques et les bacchantes de
l'antiquité, les ensoutanés modernes, n'ont été et ne sont si excités que parce
qu'ils ne pouvaient et ne peuvent encore satisfaire normalement leurs besoins
sexuels, l'hypocrisie religieuse prétendant leur imposer une abstinence contre
nature. Leurs sermons furieux contre ce qu'ils appellent le « dévergondage de
la mode » n'ont pas d'autre raison. Les modes les plus sages sont, sur ce
chapitre, celles qui n'entravent ni ne surexcitent la nature.
« Une chose folle et qui découvre bien notre petitesse, c'est
l'assujettissement aux modes quand on l'étend en ce qui concerne le goût, le
vivre, la santé et la conscience », a, dit La Bruyère. Si on ne considère que
la santé, combien la mode lui a été souvent nuisible ! Un ministre de Charles X
constatait que « les femmes coquettes n'ont jamais froid ». Elles n'en sont pas
moins la proie de la maladie dès qu'un refroidissement de la température se
produit. À Paris, les dix premiers jours de février 1929, durant lesquels le
froid fut particulièrement rigoureux, virent 2684 décès au lieu de 1335 suivant
la moyenne habituelle. On voit la femme coquette trottant sous l'averse, les
jambes presque nues dans des bas transparents et les pieds dans des souliers
découverts rapidement transformés en cuvettes où ils trempent dans un bain
glacé. La grippe, que cette crânerie inutile ne désarme pas, emporte parfois
cette femme en quelques jours. Les talons hauts, le corset, détraquent chez les
femmes les organes profonds et les préparent à des' maladies redoutables. Une alimentation
incohérente, l'usage des fards, des teintures et des stupéfiantes ajoutes encore
à tous ces dangers. Après la guerre « régénératrice » de 1914, la mode a fait prendre
aux femmes l'habitude du tabac, et elles y ajoutent aujourd'hui le goût de l'alcool
absorbé sous forme de mixtures, appelées « cocktails », qui sont le plus sûr et
le plus rapide moyen d'abrutissement « distingué » inventé par la folie humaine
après lès trémoussements hystériques du « dancing ».
Plus un peuple est primitif, moins ses modes sont changeantes. Les
peuples primitifs qui demeurent encore ont des modes remontant à leurs
origines, les progrès d'une civilisation qu'ils ignorent n'ayant pas développé
chez eux le besoin de les varier. Comme les animaux qui en sont réduits aux
moyens de séduction de leurs premiers parents, les primitifs ont gardé les
premières modes ; mais si un nouvel artifice est mis à leur portée, ils
s'empressent de l'adopter. Ils « font le beau » en arborant un vieux gibus ou
des jarretelles qui ne soutiennent aucune chaussette, et en baragouinant le
jargon des « mocos » qui vont les « civiliser » ; tel Vert-Vert paraissant :
« Beau comme un coeur, savant comme un abbé », en répétant les
incongruités apprises des dames Visitandines et des bateliers de la Loire. On
constate ainsi que l'esprit d'imitation est chez l'homme comme chez l'animal et
dans des conditions aussi primitives ; II est à la base de la mode avec le besoin
de paraître. D'abord adaptée au climat, aux ressources des différents pays et aux
nécessités locales, la mode s'est transformée, avec les relations, pour des
buts de plus en plus futiles. La civilisation lui a fait prendre un caractère
cosmopolite de plus en plus étranger aux vrais besoins des individus, les
obligeant à une adaptation antinaturelle et les mettant toujours plus dans
l'incapacité de vivre suivant un goût personnel.
Les raisons économiques dont nous avons parlé ne suffiraient pas pour susciter
les différents changements de la mode au gré de ceux qui l'exploitent. Toutes
sortes de motifs, les plus abracadabrants, leur viennent en aide, fournis par la
badauderie publique elle-même. Ainsi, il y a trente ou quarante ans, à Londres,
un jour de courses de chevaux, la pluie s'étant mise à tomber, le prince de
Galles retroussa les bas de son pantalon. Immédiatement tous les élégants qui
l'entouraient l'imitèrent, et la nouvelle, transmise par le télégraphe, fit
retrousser les bas de pantalon de tous les élégants du monde. Depuis, il est,
toujours des gens pour qui il n'a pas cessé de pleuvoir à Londres. Une reine,
même authentique, qui n'est pas des halles ou de théâtre, est femme avant
d'être reine ; « la garde qui veille aux barrières du Louvre » ne la détend pas
plus de la coquetterie que de la mort. Si elle a de belles épaules, de belles
jambes, elle voudra les montrer. Si, au contraire, ses épaules sont maigres et
ses jambes difformes, elle les cachera. Il n'en faut pas plus pour fixer les
modes de tout un règne, pour que les corsages soient décolletés ou fermés et
pour que les robes soient courtes ou longues. Des centaines d'exemples semblables
pourraient être cités, montrant la badauderie des gens soumis aux caprices de
la mode et leur assujettissement à l'ostentation vaniteuse de leurs maitres.
Que peut-on attendre des cervelles qu'occupent de pareilles futilités et des foules
attirées par elles qui s'écrasent dans les grands magasins, les jours de «
réclame » ?...
C'est le snobisme (dont nous reparlerons au mot paraître)
qui entretient l'état d'esprit favorable à la mode. On aurait tort, de croire
qu'il ne se manifeste qu'à partir d'un certain niveau social et qu'il
caractérise une aristocratie ; on le rencontre dans toutes les classes et il
n'a que des différences de qualité. Les riches paient plus cher, les pauvres
ont les rogatons à bon marché ; il y a autant de sottise chez les premiers faisant
rectifier chaque jour le pli de leur pantalon par le grand tailleur, ou allant bailler
à une musique dépassant leur intelligence, que chez les seconds endossant les
confections interchangeables du « décrochez-moi ça », et empuantissant leur cerveau
des mélasses de la chanson à la mode. Le dandy Brummell faisait l'admiration de
la Courtille comme des salons. Les Pétrone, « arbitres de l'élégance », qui ont
des millions à dépenser mais ne paient pas leur blanchisseuse, changent
plusieurs fois par jour de costume, de cravate, de chapeau, de chaussures et de
gants. Combien d'ouvriers et d'employés à l'exemple de ces gens « chics », de ce
« gratin supérieur », se croiraient déshonorés si, comme au temps de leurs grands-pères,
ils devaient se transmettre d'une génération à l'autre le vieux « grimpant »
familial ?
« Quand mon grand papa mourra,
J'aurai sa vieille culotte ;
Quand mon grand papa mourra,
J'aurai sa culotte de drap, » chantaient
d'anciennes rondes d'enfants. Béranger, faisant une chanson sur le vieil habit
qu'il brossait depuis dix ans, serait aujourd'hui tout à fait ridicule. Combien
laisseraient passer « l'heure de la révolution » si elle arrivait avant qu'ils eussent
fait leur noeud de cravate ?...
Au temps de la « guerre en dentelles » il était plus honorable de se
faire battre que d'aller à la bataille avec une perruque mal poudrée. On a
raconté que dans la première année de la « Grande Guerre », les Anglais se
laissaient surprendre dans leurs tranchées où les Allemands les trouvaient
occupés à se faire la barbe. Ces choses sentaient peut-être leur « gentilhomme
», leur « gentleman », elles pouvaient être très « smart », très « snob »,
elles n'étaient pas de circonstance. Il n'est pas non plus de circonstance,
pour des prolétaires, de se laisser gagner par les puérilités de la mode. Elles
peuvent avoir leur intérêt pour les oisifs qu'elles distraient, pour les cabotins
qu'elles mettent en évidence, pour les mercantis dont elles font la fortune ; elles
sont dangereuses pour les prolétaires en ce qu'elles les entrainent à
rechercher des satisfactions dont ils sont les premières victimes. Que la mode
soit à l'hygiène, nous y souscrivons ; il est nécessaire que tous les hommes
apprennent à se tenir proprement et à défendre leur santé ; mais trop souvent
la mode est niaise et corruptrice, La jeunesse ouvrière doit être en garde
contre ses tentations si elle veut, faite aboutir l'oeuvre de transformation
sociale ; elle doit savoir que la véritable élégance n'est pas dans le vêtement
au dans tel ou tel jargon de bar et de dancing, mais qu'elle est dans la pensée
et dans les actes. On peut être un gentilhomme sous la cotte de l'ouvrier ; on
peut être un voyou dans le smoking le plus impeccable. On ne le voit que trop
tous les jours.
Ce n'est pas, pourtant, que le monde ouvrier manque d'occasions de
réfléchir sur la mode et sur ses méfaits qui sont ceux de l'exploitation
humaine organisée. Les exemples abondent autour de lui, dans les ateliers où
sévissent le sur-travail, l'insuffisance des salaires, le chômage et toutes les
misères ouvrières. N'est-ce pas dans, les industries de la mode que ces misères
sont les plus cruelles ? Combien de fois n'a t-on pas fait le tableau
lamentable du sort des ouvrières en chambre ? Les fictions poétiques sont
insuffisantes pour donner le change. Jenny l'Ouvrière est définitivement morte
de phtisie, à côté de son pot de fleurs, malgré tout le chiqué romantique dont
on a entouré la pâle vie de bohème. Il y avait encore Mimi Pinson et sa chanson
; on en a fait un usage si écoeurant pendant la guerre qu'elles ont été emportées
dans la boue patriotique des beuglants. Il reste les « midinettes », les «
cousettes » et leurs soeurs les « dactylos » que le souci de se pourvoir de
poudre, de rouge et de noir pour leur maquillage, de porter le dernier chapeau
et la dernière robe, prive de la nourriture substantielle nécessaire à leur
santé. Les agences de prostitution, en font des « poules », des « miss », des «
reines de beauté », des « star de cinéma » qui prennent plus souvent le chemin
de Buenos-Aires que celui de la fortune. Une classe ouvrière ayant simplement
le souci de la dignité humaine ne doit-elle pas se dresser farouchement contre
une mode qui fait un tel emploi de ses filles ?
On appelle plus particulièrement modes (au pluriel) la confection
des chapeaux de femmes mais ce terme englobe tout ce qui est du costume et des accessoires
de l'élégance féminine. Au XVIIIème siècle, l'Almanach général des Marchands
en donnait cette définition : « le nom qu'on donne à certaines marchandises
dont les formes et l'usage sont essentiellement soumis aux décrets suprêmes, mais
changeants, du caprice et du goût ». Le même Almanach énumérait les
objets des « modes ». Ils comprenaient toutes les formes de costumes, de coiffures,
de chaussures, jusqu'aux habits de cour et de théâtre en passant par tous les
accessoires de la parure : sacs à ouvrages, noeuds d'épée, cordons de montre et
de canne, bourses à cheveux et bourses à argent, guirlandes, manchons, gants, éventails,
etc. De tout temps, les modes ont été composées d'attributs de ce genre pour
compléter et varier l'agrément du costume. Elles sont aussi anciennes que les premiers
vêtements dont se couvrirent les hommes et, s'il est exact qu'ils se vêtirent lorsqu'ils
« connurent qu'ils étaient nus », comme le dit la Bible, on peut ajouter
que les modes sont nées avec l'hypocrisie sexuelle. El les n'ont pas cessé
d'être sous sa dépendance en multipliant sa parure, masque agréable que prend
toujours le « tentateur » des premiers hommes. Des ouvrages spéciaux ont décrit
les modes à travers les âges et étudié l'histoire du costume dans toutes ses
formes. Nous ne referons pas cette étude. Signalons seulement certaines modes
particulièrement excentriques qui devaient être, bien souvent, singulièrement
gênantes et ridicules. Après le costume grec, puis romain, qui fut, de tous, le
plus simple et le plus élégant, le moyen-âge et les temps modernes se livrèrent
à des complications extrêmes. On vit les robes longues et étroites du
moyen-âge, puis celles en cloches du XVIème siècle et les paniers de plus en
plus larges des XVIIème, et XVIIIème. La crinoline fut une sorte de compromis
entre ces excentricités et les robes étroites et courtes d'aujourd'hui. La coiffure
connut les différentes transformations des postiches, depuis les cheveux blonds
des Gaulois, dont les dames romaines étaient entichées, jusqu'aux « chichis » de
nos jours, en passant par tous les genres de la perruque. Le XIVème siècle vit
les modes cornues, que Michelet appelait « immondes », du hennin sur la tête
des femmes, des souliers à la poulaine aux pieds des hommes.
À partir du XVIIème siècle, les modes prirent, en France, une importance
qui devait arriver à en faire un « art national ». Les modistes de Paris, appelées
alors « dorlottières », eurent une influence universelle dans le domaine du
chapeau ; les modes de Paris devinrent celles de l'Europe entière. Fait
curieux, au XVIIIème siècle, alors que le costume masculin se simplifiait à
l'imitation des modes anglaises jusqu'à arriver à la tenue sévère du quaker
américain, le costume féminin se compliquait à l'extrême pour atteindre à
l'extravagance des robes à grands paniers et des coiffures en échafaudages,
véritables monuments d'architecture qu'on appelait des « poufs ». On voyait le
« pouf au sentiment » où l'on plaçait l'image de celui qui était aimé. La
duchesse de Chartres faisait tenir dans ses cheveux « son nègre, son perroquet
et une femme assise dans un fauteuil et portant un nourrisson, en l'honneur du
duc de Valois et de sa nourrice ». La duchesse de Lauzun exhibait tout un
paysage en relief : « mer agitée, chasseur tirant des canards, moulin dont la meunière
se faisait courtiser par un abbé et, tout au bas de l'oreille, on voyait le meunier
conduisant un âne ». Il y eut le « pouf à la circonstance », pour flatter les jeunes
souverains ; « un soleil levant éclairait un champ de blé que moissonnait l'Espérance
». Le « pouf à l'inoculation » célébrait l'opération subie par Louis XVI et les
princes. Le « pouf à la frégate » portait un navire de guerre pour rendre hommage
au bailli de Suffren. Le « pouf de la victoire » consolait des défaites subies
par les Soubise et autres maréchaux de France.
Les arts de la mode furent à leur apogée au temps de la reine Marie Antoinette
et l'on vit s'installer à Paris « les faiseurs de mode ». La plus célèbre était
Mlle Bertin ; elle tenait boutique à l'enseigne du Grand Mogol et
fournissait la reine. Sa faveur était telle à Versailles que l'étiquette de
cour en était bousculée, au grand scandale des « dames du service royal » dont
les protestations étaient vaines Personne n'osait s'insurger contre le
véritable pillage des deniers publics qui se pratiquait pour payer les mémoires
toujours plus élevés de Mlle Bertin et des autres fournisseurs de la cour. Le
luxe de la reine et de la noblesse, l'ostentation qu'on mettait à l'afficher,
ne furent pas parmi les moindres causes de l'irritation populaire à la veille
de 1789. M. de Nolhac, dans son livre : Autour de la reine, a donné des détails
particulièrement suggestifs sur les dépenses somptuaires de la cour et sur la garde-robe
de Marie-Antoinette, de même que sur la modiste, Mlle Bertin et le coiffeur
Léonard, véritables rois de l'époque.
Depuis, les modes se sont peu à peu démocratisées. Leur clientèle se multipliant,
les « faiseurs de modes », couturiers et modistes, sont demeurés rois dans la
République, comme ils l'étaient jadis. Le syndicalisme a encore tout à faire pour
défendre les travailleurs de la mode contre ces féodaux de la frivolité. La
royauté impérieuse et universelle de la mode en fait un des éléments les plus
actifs et les plus productifs du commerce. Aussi, les commerçants ne manquent pas
de la courtiser, d'entretenir ses caprices et, pour mieux réussir, de la
diriger. Ils ne cessent de lui trouver des séductions nouvelles. La publicité,
sous toutes ses formes, a en elle sa principale clientèle et les journaux sont
au premier rang pour cette publicité. Des pages entières sont consacrées à la
réclame des grands magasins dans les quotidiens. La mode a, en outre, à son
service, une foule de journaux spéciaux et des plus luxueux. Il y avait eu, aux
XVIème et XVIIème siècles, des livres de costumes. Le premier journal de mode
fut, à Paris, le Mercure Galant qui devint le Mercure de France.
En 1829, Émile de Girardin fonda, sous le patronage de la duchesse de Berry,
une revue hebdomadaire qu'il appela La Mode et qui devint, en 1856, la Mode
Nouvelle. Les journaux de ce genre se sont multipliés depuis, tant à
l'étranger qu'en France, et le ton de la mode, sous toutes ses formes, y est
donné par des écrivains spécialisés tant dans la philosophie la plus transcendante
que dans l'art de faire une omelette ou d'élever des lapins. Le bergsonisme y
voisine avec la fabrication de la pâte à rasoir. La mode est, en définitive,
dans tous ses avatars, la manifestation de l'esprit grégaire des individus
soumis aux disciplines sociales et incapables de se manifester eux-mêmes. Elle
est la règle de vie de ceux qui n'en ont pas personnellement, qui ont besoin
d'un régent pour leur pensée comme pour leur costume et ne sauraient vivre sans
tailleur, sans coiffeur et sans chemisier comme sans journal, sans gendarmes et
sans gouvernement.
– Édouard ROTHEN.
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