dimanche 31 juillet 2022

Entretien sur Heidegger

 La question qui se dégage de cet entretien met en lumière ce que je dis toujours: lorsqu'une personne est invitée pour émettre une opinion, que les "journalistes" nomment "expert", il faut toujours savoir d'où vient la personne et quelles sont ses opinions politiques ou ses "amis".

Il met aussi en exergue que ce que Maurice Blanchot dit à propos de Heidegger que ce qu'écrit une personne dans sa jeunesse, reste et que cette personne soit en capacité d'en assumer les conséquences. Ce qui est ironique, c'est que lui-même n'ait pas assumé ces anciens textes et ses accointances avec l'extrême droite. ( "L'autre Blanchot: l'écriture de jour, l'écriture de nuit" et "A plus forte raison" ouvrages de Michel Surya sur le passé trouble de Maurice Blanchot)

Je publie ici la transcription d'un entretien de Brice Couturier avec Emmanuel Faye et Alain Finkielkraut. Il s'agit d'un extrait de l'émission Contrexpertise programmée par France Culture dans le courant du mois d'Aout 2005.


Emmanuel Faye : Il y a une donnée entièrement nouvelle et qui vient du fait que, en Allemagne, sont parus 66 volumes sur 102 à paraître de la dite Gesamtausgabe. Et depuis peu d'années nous avons des cours absolument effarants, des cours hitlériens et nazis, que nous pouvons lire depuis peu de temps. Ni Lévinas ni Foucault ne connaissaient ces cours. Donc, à cet égard, par rapport à ce que disait Alain Finkielkraut, je lui dirais que ce n'est pas le passé que nous regardons mais c'est le présent et notre futur. C'est-à-dire, le risque c'est de se demander quelle sera l'influence de ces écrits actuellement en cours de parution alors même qu'ils vantent l'anéantissement total de l'ennemi "enté sur les racines du peuple". C'est quand même terrible. En 1934 Heidegger parle de la völlige Vernichtung soit d'anéantir totalement l'ennemi intérieur, "le débusquer dans le peuple".

Nous avons donc un ensemble de textes non encore traduits en français et c'est pour cela que dans mes recherches j'ai voulu donner à lire ces textes. J'ai un travail qui a duré de longues années et c'est pourquoi lorsque j'entends parler de paresse intellectuelle je peux sourire parce qu'il m'a fallu travailler quinze heures par jour, au milieu de mes séminaires sur Heidegger donnés à l'Université Paris X pour sortir ces textes. Alors que voyons-nous aujourd'hui? Nous voyons que, à mon avis, on ne peut plus dire, comme on pouvait peut-être encore le dire ily a 20 ans, qu'il y a un grand philosophe qui aurait écrit une oeuvre majeure, en 27, Etre et temps, pour ensuite se compromettre en 33. Je dirais plutôt qu'il y a un homme qui a volontairement tenté de compromettre toute la philosophie occidentale tout d'abord en exprimant, sous des termes d'apparence philosophique comme "vérité de l'être" ou "essence de l'homme" un contenu qui ne l'était pas. Et ensuite après la défaite nazie de 45 en faisant comme si toute la métaphysique occidentale était responsable de ce qui s'était produit de pire au 20° siècle.

Or la question maintenant est de savoir, et c'est d'autant plus important que ce texte, pour la première fois est au programme de l'agrégation pour l'an prochain, est de savoir si Etre et temps est une grande oeuvre indemne qui n'aurait rien de politique. En réalité lorsqu'on lit déjà dans Etre et temps les paragraphes sur la mort et l'historicité avec leur éloge du sacrifice du choix des héros du destin authentique du Dasein dans la Volksgemeinschaft - dans la communauté du peuple - et lorsqu'on sait par ailleurs, comme je l'ai montré dans mon livre les liens noués dans les années vingt par Heidegger avec des auteurs pré-nazis comme Baeumler qu'il veut faire en 28 son successeur à Marbourg, ou Rothacker ou Becker cela donne à penser que l'analytique existentielle de Etre et temps se meut déjà dans l'horizon d'un combat politique lié à la montée en puissance du mouvement hitlérien dans la société allemande. Or, en 33, dans les cours que nous pouvons lire depuis 3 ou 4 ans, en allemand, Heidegger lui-même affirme à ses étudiants, je cite que "le souci - le souci c'est le terme essentiel de Etre et temps - le souci et la condition pour que l'homme puisse être d'une essence politique." Voilà ce qu'il dit en 33. On peut considérer que les cours ouvertement racistes et völkisch - conception raciale du peuple - de Heidegger depuis peu disponibles en allemand, et je l'espère un jour intégralement traduits en français pour que l'on voie vraiment ce qu'il enseignait sous couleur de philosophie. On peut dire que ces cours sont en quelque sorte la version völkisch et raciste de Etre et temps. C'est tout à fait comparable à ce que Carl Schmitt a fait lui-même, c'est-à-dire qu'il publie en 27 une première version du Concept du politique et, en 33, il publie une troisième édition tout à fait différente où la dimension raciale du lien du peuple dans l'état est explicite. Evidemment ce n'est pas cette édition là qu'il va rééditer en 1962. Là on a un point trés important et toute la question est là. La relation de l'oeuvre de 27 et l'oeuvre et des cours aujourd'hui disponibles de 1933. Déjà à l'époque de Hugo Ott et de Farias on avait déjà vu l'intensité de l'engagement d'un homme. Aujourd'hui nous voyons que "l'enseignement philosophique" de Heidegger même était porteur en réalité d'énoncés comme ceux qu'on peut lire comme lorsqu'il parle, je cite "de conduire à la domination les possibilités fondamentales de l'essence de la race originellement germanique". Ou encore lorsqu'il reprend la question kantienne "Qu'est-ce que l'homme" pour en faire la question "Qui sommes-nous?" et répondre qu'il s'agit désormais de réaliser ce qu'il nomme une mutation totale dans l'existence de l'homme "selon, dit-il, l'éducation ou la vision du monde national-socialisme inculquée dans le peuple par les discours du Führer." Alors l'autre question qui se pose c'est qu'il s'agit des cours de 33-34. Est-ce qu'après 34, après la démission du rectorat est-ce que Heidegger s'éloignerait. En réalité il n'en est rien. Car nous avons maintenant à notre disposition tous les cours des années 39-42 et là j'ai découvert notamment dans un ensemble de textes sur Jünger paru l'an dernier en Allemagne (soit Sur Ernst Jünger, Tome 90 de la Gesamtausgabe) que Heidegger ne parle pas du tout à propos de Jünger du problème du nihilisme. C'est tout à fait autre chose qui l'intéresse. Ce qui l'intéresse à l'époque chez Jünger c'est la détermination d'une nouvelle race et la domination planétaire de cette nouvelle race. Et dans ces textes sur Jünger on a quand même des énoncés tout à fait graves. Par exemple Heidegger écrit que, je cite, "la force de l'essence non encore purifiée des allemands est capable de préparer dans ses fondements une nouvelle vérité de l'être. Telle est, dit-il, notre croyance." A plusieurs reprises il parle de sa "Glaube". C'est une croyance völkisch dans la supériorité d'essence du peuple allemand : vous avez donc des textes où il est constamment dans les années 40-42, ce sont les années où se prépare ce que sera la solution finale, (question) de l'être-race ou encore de la Rassegedanke, et il met en italique gedanke pour dire que c'est une pensée, cette pensée de la race qui, dit-il, "jaillit de l'expérience et de l'être comme subjectivité. Et, je crois, cette ontologisation du racisme dans le contexte des années 40-42 est plus grave encore que , s'il se peut, son hitlérisme des années 35."

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