"Je mendie la réconciliation et la fraternité, mais tout ce que j'obtiendrai ne sera qu'une appréciation esthétique. Oui, pendant un bref instant cette consolation arrive même à convaincre ce qui est selon moi le pire des maux: avoir peur des hommes et écrire pour de l'argent".
Stig Dagerman ennuis de noce
En 1951, sort Monika, fil m d'Ingmar Bergman mettant en scène ma toute jeune Harriet Andersson et relatant l'histoire triviale d'un jeune couple ^pris dans le manège d'un quotidien désargenté. En 1954, la Suède est en deuil, Stig Dagerman, chantre des foyers modestes, des couples besogneux et des enfants sans jeunesse, s'est suicidé. Il avait 31 ans et laisse derrière lui quantité de nouvelles, articles, pièces et romans d'une originalité d'approche et d'une densité morale rarement égalées. Quel rapport entre les deux concitoyens? Une vision existentielle commune, s'exprimant par le biais de grammaires différentes. Fi des rodomontades stylistiques, des intrigues à soubresauts, ce que donnent à montrer les deux contemporains suédois, c'est la toile des contingences dans laquelle les hommes se meuvent et qu'ils contribuent à tisser. Ce qui leur importe: donner à voir et à saisir, le plus directement possible, l'instant décisif où une nature se saisit elle-même, lorsque, même par un acte semblant anodin, elle accomplit ce qu'elle était en puissance et avalise le salut ou la damnation à laquelle elle était déjà vouée, protestantisme oblige. Cette subreptice lucidité individuelle, c'est, chez Bergman, Monika qui, enfreignant une règle cinématographique tacite qui veut que le regard caméra soit honni, prend le spectateur à partie, lui murmurant du gros plan de ses prunelles fixes "Eh oui, je suis ainsi fait", alors qu'elle vient de décider de tromper son mari, lui qui pourvoyait aux besoins du ménage et qui élèvera seul leur fillette.
A quoi tient un destin! C'est au détour d'une légère lâcheté, d'une nouvelle paresse, d'une impromptue réaction d'orgueil ou de la faillibilité" face au désir d'un énième verre d'alcool qu'il se scelle: ne dit-on pas après tout que c'est dans les détails que le diable se cache? Pour mettre en lumière cet instant capital faisant la lumière sur ce que l'on subodorait du personnage. Dagerman use du flux de conscience et de la temporalité présente pour asseoir son action et installer son lecteur dans un suspense voyeuriste. Ce personnage est encore libre de...susurre sa structure écrite "du dedans", dans une langue épurée et s'appesantissant en un slow motion sur les détails de la surface d'un monde attendant d'être vue, sentie et éprouvée - telles une barque dérivant sur un lac, une inscription sur le mur d'une grange ou une paire de bottes dans un placard ayant appartenu à un défunt. La ruse, chez Dagerman, consiste à faire espérer le lecteur, ce pourquoi il évite le poncif du narrateur omniscient et l'usage d'un imparfait signifiant que les dés ont déjà été jetés. Des livres indisciplinés, ambitieux et se faisant la caisse de résonance de personnages si originaux, derrière leur simplicité apparente, qu'ils se soustraient à toute analyse psychologique banale. Voici ce que recèlent les écrits de Dagerman.
Il est intéressant de noter que George Orwell avait tenté d'établir une analyse de l'influence de la mentalité protestante sur le style et la structure des ouvrages des écrivains issus de ces sociétés. Selon lui, le roman était LA grande forme d'art protestante, car anarchique, produite qu'elle l'était par l'esprit libre d'un individu autonome. L'expérience sensible étant le fondement de toute connaissance ( mouvement des empiristes), les idées naissaient de l'expérience et de l'intuition immédiate de l'écrivain, immédiateté qu'il importait de restituer grâce à un style le plus simple et direct possible; la bonne prose ayant la "transparence de la vitre propre. Ce style simple, direct, transparent et matriciel car émanant directement du plus profond de l'âme de ses personnages, Stig Dagerman le maniait à la perfection. Comme il l'explicitait dans l'incipit d' Ennuis de noce: "je veux offrir un panorama sur une étendue d'eau demeurée jusqu'ici inconnue de la plupart des gens, mais qui je crois vaut la peine d'être découverte d'en haut".
un anarchisme chrétien
Si les personnages de Dagerman sont avant tout prédestinés moralement, l'auteur se penche également sur la prédestination sociale de tout un pan de la population, celui des travailleurs des villes et des campagnes, une classe populaire asservie et livrée à elle-même car réifiée ou déniée par les bourgeois amenés à la croiser. Dans une latence horizontale, consubstantielle à l'impossibilité d'une quelconque ascension sociales, les jeunes et les vieux se relaient dans l'aléa des tâches et des repos, face à des bas de laine dévorés par le coût des bouteilles d'alcool fort, les bouches à nourrir, les noces et les enterrements à organiser. Ce milieu populaire, Stig Dagerman l'a bien connu, lui qui est né en 1923 à Alvkarleby, à 150 kilomètres au nord de Stockholm, d'un père poseur de rails et d'une mère télégraphiste qui, après lui avoir donné naissance chez ses beaux-parents, leur abandonna l'enfant de quelques semaines afin de pouvoir reprendre son travail. Le mariage avec le père ne se faisant pas, l'abandon devint définitif et Stig grandit seul dans la ferme de ses grands-parents, couple austère, mais aimant, dans une ambiance surannée et confite d'un fort esprit religieux qui aiguisa son sens de l'observation. En 1932, il rejoint son père à Stockholm. Celui-ci vient de se marier ( sa femme est enceinte) et travaille désormais pour les services municipaux de la ville. Ils logeront tous dans un appartement une pièce où Stig occupera la cuisine en guise de chambre.
Son enfance, il la décrit dans ces nouvelles réunies dans le froid de le Saint-Jean, dans tuer un enfant;, dans l'enfant brûlé où il met en scènes les relations largement romancées qu'il entretient avec sa belle-mère et dans ennuis de noce où la mariée, enceinte, décide, contrairement à sa mère, de rester et d'assumer les responsabilités familiales qui incombent à son union. Son enfance, c'est ne 1940 qu'elle s'échève avec la mort du grand-père, assassiné par un fou l'accusant de l'avoir ensorcelé. Il est de peu suivi par sa grand-mère qui décède suite au choc éprouvé. L'âge adulte sonne à la porte et les petits boulots s'accumulent. La nature du jeune homme s'aiguise au fil des mois, et en 1941 il s'inscrit au cercle de la jeunesse syndicaliste où il milite activement pour ( en 1943) finir, en tant que journaliste, par s'occuper de la section culturelle du quotidien anarcho-syndicaliste suédois Arbetaren (le travailleur).
Le voilà lancé, le succès sera quasi immédiat: dès son premier roman, le serpent, publié en 1945, Dagerman est considéré comme l'aède combatif de la nouvelle vague littéraire suédoise.
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