III
– 1980
Le
21 décembre n'est pas le sommet de la répression, c'est seulement
la mise à l'épreuve d'une stratégie de désarticulation et
d'anéantissement des résidus organisés du mouvement
révolutionnaire. Les premiers six mois de 1980 ont vu un
accroissement de la répression, ainsi que de la campagne
d'avilissement et de démoralisation; tout cela s'est concrétisé
par 600 arrestations. La voie a été frayée par Peci, chef de la
colonne du Piémont et membre de la direction stratégique des BR
qui, une fois arrêté, s'est confessé, s'est «repenti», a fait
démanteler toute la structure organisationnelle de Turin, et envoyer
en prison une centaine de militantEs. Mais ce Peci est-il vraiment ce
cynique qui, après son arrestation, fait ses calculs et
décide que sa liberté vaut plus que celle de ses compagnes et
compagnons de lutte ? C'est ce que voudrait faire croire la police
politique pour démontrer que les ennemis de la démocratie sont sans
idéaux, vaincuEs, démoraliséEs et qu'ils/elles préfèrent
négocier avec le pouvoir; dès lors éclate le phénomène de la
délation et du repentir : dans tous les groupes clandestins il y a
deux ou trois délateurs/rices, qui, en se confessant, font arrêter
30 ou 40 personnes à la fois. Cette « vérité officielle » est
utile aussi pour cacher le fait que Peci collaborait avec les
carabiniers dès avant son arrestation, qu'il était en d'autres
termes un infiltré au plus haut niveau des BR ; les appareils
répressifs connaissaient par avance les entreprises
clandestines et laissaient faire puisque ça leur était
politiquement favorable. En décembre 1979, alors qu'était déjà en
discussion une loi qui augmentait démesurément les pouvoirs de la
police (perquisitions sans mandats de la magistrature, garde à vue
de 72 h et interrogatoire policier au lieu qu'il soit de la
compétence des juges; incarcération préventive, sans procès,
pouvant aller jusqu'à 12 ans pour les affaires de terrorisme;
armement lourd de la police), les groupes clandestins tuèrent une
série de personnes d'importance toute relative; il sembla vraiment
qu'ils sollicitaient l'approbation de cette loi infâme, leur logique
schizophrène étant qu'en contraignant l'État à devenir répressif
et fasciste, le «peuple» finirait par se soulever pour s'unir aux
seules structures organisationnelles qui auraient survécu au cyclone
de la répression : les organisations clandestines. Rien de tout cela
ne s'est vérifié, et les groupes clandestins qui, à l'origine,
voulaient frapper l'État « au cœur » et le déstructurer, sont
durement touchés; ils ne pourront survivre que comme phénomène
contrôlé servant à justifier le maintien de l'appareil répressif
colossal qui s'est créé ces dernières années en Italie.
Avec
la dénonciation que fait Peci, non seulement la direction
stratégique des BR. est atteinte - pour la première fois - avec
l'assassinat de deux de ses membres à Gênes, mais c'est aussi une
attaque frontale qui a lieu contre le mouvement
révolutionnaire; des ouvrierEs, des employéEs, des déléguéEs de
section, des technicienNEs, des infirmierEs sont arrêtéEs.
C'est-à-dire ce qui restait de sujets actifs des comités de
base ou des collectifs autonomes, sujets actifs qui ont toujours été
le véritable objectif de la répression. Étaient-ils toutes et tous
des adhérentEs des organisations militaires clandestines ? (C'est la
thèse de ceux qui soutiennent la lutte armée, qui affirme être la
seule force d'opposition révolutionnaire.) C'est évidemment faux :
les rares qui l'étaient l'ont publiquement revendiqué au cours des
procès. L'autonomie vis-à-vis de tout pouvoir constitué, voilà le
véritable ennemi que l'État et les forces qui le soutiennent
-partis et syndicats - doivent absolument vaincre en Italie. Les
clandestinEs, par contre, désormais complètement éblouiEs par le
spectacle, prenant l'effet pour la cause, ont fini par croire
vraiment que l'intensification de la lutte de classe se mesure au
nombre de pages qui leur sont quotidiennement dédiées dans les
journaux; blesser ou tuer un chef de département serait plus
subversif qu'une grève sauvage ou qu'un sabotage de 1a production.
Tout
cela tient du paradoxe, particulièrement quand on pense à la
multiplicité et à la radicalité des pratiques du mouvement qui a
connu son point culminant en 1977 : luttes contre le travail,
absentéisme, auto-réductions des rythmes de travail, ou sabotage de
la production, campagnes d'auto-réductions sur les tarifs du
téléphone et de l'électricité (accompagnées de sabotages),
manifestations de masse illégales et armées, occupations de
maisons, développement des communications avec les radios libres,
sabotage des médias officiels par la reproduction de faux journaux
et de faux livres qui défendaient la pratique révolutionnaire,
luttes dans les lycées pour le passage automatique, etc. Un
mouvement de cette portée a été dès ses débuts incapable de
comprendre que sa logique propre était profondément antithétique
et hostile à celle de quelque appareil que ce soit qui se
constitue de façon séparée. Il a au contraire cru possible une
coexistence entre d'une part un mouvement révolutionnaire de masse
anti-hiérarchique, anti-réformiste et illégal et, d'autre part,
une minorité spécialisée dans l'art de la guerre et dont le projet
n'était guère différent de celui du PCI. des années cinquante,
voire du PCI. d'avant la « déstalinisation ». Quel qu'il soit,
l'appareil qui se constitue en dehors du devenir du mouvement est
profondément contre-révolutionnaire, parce qu'il est lié à une
logique élitiste, avant-gardiste, spécialisée, celle du léninisme
moderne, qui ne peut exister qu'en cultivant l'illusion de diriger le
prolétariat par le côté spectaculaire de ses actions. Si nous
disons cela clairement et simplement, sans détours, nous n'en
méprisons pas moins les délateurs/rices, les «repentisE» .
L'État et les partis ont mis trois ans pour démanteler le
mouvement de 77. Celui-ci ne laisse comme héritage aucun appareil
institutionnel, au contraire du mouvement de 68 dont se réclamaient
les groupuscules (sous produit du réformisme) qui constituèrent
pour des années un obstacle à la radicalisation.
Le
mouvement s'est aussi trompé dans la compréhension et dans
l'évaluation de la fonction et de la force du réformisme, qui n'est
pas du tout du «berlingottisme (comme ce fut crié à Bologne), mais
du démocratisme avec les puissants et du stalinisme avec les
opposants. L'essence stalinienne du PCI a été dénoncée
seulement après qu'il eût déjà commencé à réprimer, à
préparer les dossiers sur les révolutionnaires, à indiquer à la
police quelLEs camarades il fallait arrêter', à chasser des usines
les ouvrierEs autonomes qui ne se soumettaient pas aux syndicats, à
faire arrêter par ses juges les membres de l'Autonomie Organisée, à
tenter d'introduire le travail volontaire le samedi, etc.
Avec
le massacre de Bologne, c'est le terrorisme d'État qui fait sa
réapparition. Et il réapparaît dans tout son cynisme : 90 morts,
hommes, femmes, enfants, misérables sont envoyés au cimetière afin
de terroriser : désormais, quiconque peut mourir. Idée très
concrète, très palpable, qui sera renforcée par le meurtre d'un
typographe, étrangement pris pour un journaliste. La peur parmi les
intellectuelLEs, la mort parmi les ouvrierEs. La férocité de la
bombe de Bologne fait aussitôt penser à la guerre, parce que la
guerre civile larvée qui se mène en Italie a besoin d'un nombre
croissant de morts. Les gens s'habituent à la violence. La gravité
de la crise, désormais sensible dans tous les secteurs, explique a
posteriori les raisons d'une telle férocité. L'attribution de la
paternité de cet attentat de Bologne aux NAR, groupes
d'extrême-droite, suit la même logique que l'attribution de la
paternité de la bombe de la Piazza Fontana aux anarchistes. L'une et
l'autre sont des massacres d'État. La campagne de presse orchestrée
par le directeur du Giornale et qui a culminé dans la demande
d'arrestation de Valpreda sert à préciser l'un des objectifs de la
politique étatique : dire qu'il n'y a qu'un terrorisme et que c'est
celui des organisations extrémistes, quelle que soit leur couleur.
Les
accusations de la droite, Almirante et Rauti, contre le gouvernement
comme organisateur du massacre de Bologne, sont confirmées par les
imbroglios qui apparaissent de plus en plus et que le gouvernement et
les services secrets ont mis en place pour cacher ce que le sens
commun comprend comme une répétition de vieux scénarios adaptés
aux années quatre vingt. La moins convaincante des explications
formulées par la droite concerne le poids que cette droite
s'attribue dans le pays. Nonobstant les victoires électorales de
Thatcher et de Reagan, et les convulsions des nostalgiques du
franquisme en Espagne, la tentative faite pour discréditer le MSI
n'a qu'une importance marginale en regard de la fonction que le
massacre devait remplir : terroriser la population ici et maintenant,
marquer au fer la situation italienne dont l'éclat resplendit déjà
sur des pays lointains. Le 2 août, la bombe de Bologne, suivie de
celles d'Allemagne et de Chine (cette dernière précédée d'un
grand battage télévisuel sur la bombe italienne) indiquent le début
d'un état de tension et d'alarmisme dans lequel le capital garant de
l'ordre veut frapper quiconque (dans le cas italien, le 2 août
devient le 21 décembre des néofascistes) : le fait nouveau est
l'identité de la méthode dans les trois cas : parallèlement à
l'Italie et à l'Allemagne, la Chine s'est alignée sur ce
chef-d’œuvre d'infamie.
L'autonomie
prolétaire est écrasée dans les usines sous le talon de fer des
Staliniens qui, tels une moderne Tchéka, constituent de fait une
police parmi les ouvrierEs : l'autonomie a été contrainte de
limiter les formes politiques de ses apparitions (distribution de
tracts, contre-information, assemblées, grèves anti-syndicales...),
elle doit devenir plus souterraine, plus anonyme. Le problème de la
révolution est toujours présent dans la société italienne parce
qu'aucune contre-révolution culturelle (nouveaux philosophes,
orientalisme, mysticisme, drogues...) ne peut annuler la conscience
qu'ont été acquis les principes élémentaires d'une lutte
anti-capitaliste moderne; parce qu'aucun problème n'a été résolu
par le capital italien. Le fossé qui existait entre d'une part la
masse des jeunes refuséEs par le marché du travail, qui sont
prisonnierEs des ghettos de l'économie de survie, du travail au noir
ou des petits commerces et d'autre part celles et ceux qui acceptent
un des rôles que la société capitaliste leur offre s'est
aujourd'hui accentué. La croissance de la production est
surtout aujourd'hui le produit de la militarisation du territoire
septentrional ainsi que de la terreur étatique déchaînée dans les
métropoles, mais cela ne peut tenir longtemps. Parce que nos ennemis
ne peuvent rien offrir qui puisse changer positivement la vie
des prolétaires, hormis de la culture et des spectacles, des modèles
et de l'idéologie.
L'activité
volontariste de celles et ceux qui, à force de faire attention aux
conditions objectives, ne savaient plus où ils/elles en étaient,
fut la démonstration, tragique pour celles et ceux qui y avaient
cru, mais cette fois-là objective, que les conditions historiques
ont changé. Aujourd'hui, il est évident que la révolution dont
nous parlons ne veut aucune prise de pouvoir politique mais
simplement la libération vis-à-vis de l'argent, de l'État et, pour
ce qui est des contraintes morales, n'oublions pas cette donnée
essentielle que l'espèce humaine
suit
les rythmes logiques de la biologie, domaine où l'unique référence
certaine est l'instinct de survie.
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