samedi 1 avril 2017

Prolétaires si vous saviez Part 3

III – 1980

Le 21 décembre n'est pas le sommet de la répression, c'est seulement la mise à l'épreuve d'une stratégie de désarticulation et d'anéantissement des résidus organisés du mouvement révolutionnaire. Les premiers six mois de 1980 ont vu un accroissement de la répression, ainsi que de la campagne d'avilissement et de démoralisation; tout cela s'est concrétisé par 600 arrestations. La voie a été frayée par Peci, chef de la colonne du Piémont et membre de la direction stratégique des BR qui, une fois arrêté, s'est confessé, s'est «repenti», a fait démanteler toute la structure organisationnelle de Turin, et envoyer en prison une centaine de militantEs. Mais ce Peci est-il vraiment ce cynique qui, après son arrestation, fait ses calculs et décide que sa liberté vaut plus que celle de ses compagnes et compagnons de lutte ? C'est ce que voudrait faire croire la police politique pour démontrer que les ennemis de la démocratie sont sans idéaux, vaincuEs, démoraliséEs et qu'ils/elles préfèrent négocier avec le pouvoir; dès lors éclate le phénomène de la délation et du repentir : dans tous les groupes clandestins il y a deux ou trois délateurs/rices, qui, en se confessant, font arrêter 30 ou 40 personnes à la fois. Cette « vérité officielle » est utile aussi pour cacher le fait que Peci collaborait avec les carabiniers dès avant son arrestation, qu'il était en d'autres termes un infiltré au plus haut niveau des BR ; les appareils répressifs connaissaient par avance les entreprises clandestines et laissaient faire puisque ça leur était politiquement favorable. En décembre 1979, alors qu'était déjà en discussion une loi qui augmentait démesurément les pouvoirs de la police (perquisitions sans mandats de la magistrature, garde à vue de 72 h et interrogatoire policier au lieu qu'il soit de la compétence des juges; incarcération préventive, sans procès, pouvant aller jusqu'à 12 ans pour les affaires de terrorisme; armement lourd de la police), les groupes clandestins tuèrent une série de personnes d'importance toute relative; il sembla vraiment qu'ils sollicitaient l'approbation de cette loi infâme, leur logique schizophrène étant qu'en contraignant l'État à devenir répressif et fasciste, le «peuple» finirait par se soulever pour s'unir aux seules structures organisationnelles qui auraient survécu au cyclone de la répression : les organisations clandestines. Rien de tout cela ne s'est vérifié, et les groupes clandestins qui, à l'origine, voulaient frapper l'État « au cœur » et le déstructurer, sont durement touchés; ils ne pourront survivre que comme phénomène contrôlé servant à justifier le maintien de l'appareil répressif colossal qui s'est créé ces dernières années en Italie.
Avec la dénonciation que fait Peci, non seulement la direction stratégique des BR. est atteinte - pour la première fois - avec l'assassinat de deux de ses membres à Gênes, mais c'est aussi une attaque frontale qui a lieu contre le mouvement révolutionnaire; des ouvrierEs, des employéEs, des déléguéEs de section, des technicienNEs, des infirmierEs sont arrêtéEs. C'est-à-dire ce qui restait de sujets actifs des comités de base ou des collectifs autonomes, sujets actifs qui ont toujours été le véritable objectif de la répression. Étaient-ils toutes et tous des adhérentEs des organisations militaires clandestines ? (C'est la thèse de ceux qui soutiennent la lutte armée, qui affirme être la seule force d'opposition révolutionnaire.) C'est évidemment faux : les rares qui l'étaient l'ont publiquement revendiqué au cours des procès. L'autonomie vis-à-vis de tout pouvoir constitué, voilà le véritable ennemi que l'État et les forces qui le soutiennent -partis et syndicats - doivent absolument vaincre en Italie. Les clandestinEs, par contre, désormais complètement éblouiEs par le spectacle, prenant l'effet pour la cause, ont fini par croire vraiment que l'intensification de la lutte de classe se mesure au nombre de pages qui leur sont quotidiennement dédiées dans les journaux; blesser ou tuer un chef de département serait plus subversif qu'une grève sauvage ou qu'un sabotage de 1a production.
Tout cela tient du paradoxe, particulièrement quand on pense à la multiplicité et à la radicalité des pratiques du mouvement qui a connu son point culminant en 1977 : luttes contre le travail, absentéisme, auto-réductions des rythmes de travail, ou sabotage de la production, campagnes d'auto-réductions sur les tarifs du téléphone et de l'électricité (accompagnées de sabotages), manifestations de masse illégales et armées, occupations de maisons, développement des communications avec les radios libres, sabotage des médias officiels par la reproduction de faux journaux et de faux livres qui défendaient la pratique révolutionnaire, luttes dans les lycées pour le passage automatique, etc. Un mouvement de cette portée a été dès ses débuts incapable de comprendre que sa logique propre était profondément antithétique et hostile à celle de quelque appareil que ce soit qui se constitue de façon séparée. Il a au contraire cru possible une coexistence entre d'une part un mouvement révolutionnaire de masse anti-hiérarchique, anti-réformiste et illégal et, d'autre part, une minorité spécialisée dans l'art de la guerre et dont le projet n'était guère différent de celui du PCI. des années cinquante, voire du PCI. d'avant la « déstalinisation ». Quel qu'il soit, l'appareil qui se constitue en dehors du devenir du mouvement est profondément contre-révolutionnaire, parce qu'il est lié à une logique élitiste, avant-gardiste, spécialisée, celle du léninisme moderne, qui ne peut exister qu'en cultivant l'illusion de diriger le prolétariat par le côté spectaculaire de ses actions. Si nous disons cela clairement et simplement, sans détours, nous n'en méprisons pas moins les délateurs/rices, les «repentisE» . L'État et les partis ont mis trois ans pour démanteler le mouvement de 77. Celui-ci ne laisse comme héritage aucun appareil institutionnel, au contraire du mouvement de 68 dont se réclamaient les groupuscules (sous produit du réformisme) qui constituèrent pour des années un obstacle à la radicalisation.
Le mouvement s'est aussi trompé dans la compréhension et dans l'évaluation de la fonction et de la force du réformisme, qui n'est pas du tout du «berlingottisme (comme ce fut crié à Bologne), mais du démocratisme avec les puissants et du stalinisme avec les opposants. L'essence stalinienne du PCI a été dénoncée seulement après qu'il eût déjà commencé à réprimer, à préparer les dossiers sur les révolutionnaires, à indiquer à la police quelLEs camarades il fallait arrêter', à chasser des usines les ouvrierEs autonomes qui ne se soumettaient pas aux syndicats, à faire arrêter par ses juges les membres de l'Autonomie Organisée, à tenter d'introduire le travail volontaire le samedi, etc.
Avec le massacre de Bologne, c'est le terrorisme d'État qui fait sa réapparition. Et il réapparaît dans tout son cynisme : 90 morts, hommes, femmes, enfants, misérables sont envoyés au cimetière afin de terroriser : désormais, quiconque peut mourir. Idée très concrète, très palpable, qui sera renforcée par le meurtre d'un typographe, étrangement pris pour un journaliste. La peur parmi les intellectuelLEs, la mort parmi les ouvrierEs. La férocité de la bombe de Bologne fait aussitôt penser à la guerre, parce que la guerre civile larvée qui se mène en Italie a besoin d'un nombre croissant de morts. Les gens s'habituent à la violence. La gravité de la crise, désormais sensible dans tous les secteurs, explique a posteriori les raisons d'une telle férocité. L'attribution de la paternité de cet attentat de Bologne aux NAR, groupes d'extrême-droite, suit la même logique que l'attribution de la paternité de la bombe de la Piazza Fontana aux anarchistes. L'une et l'autre sont des massacres d'État. La campagne de presse orchestrée par le directeur du Giornale et qui a culminé dans la demande d'arrestation de Valpreda sert à préciser l'un des objectifs de la politique étatique : dire qu'il n'y a qu'un terrorisme et que c'est celui des organisations extrémistes, quelle que soit leur couleur.
Les accusations de la droite, Almirante et Rauti, contre le gouvernement comme organisateur du massacre de Bologne, sont confirmées par les imbroglios qui apparaissent de plus en plus et que le gouvernement et les services secrets ont mis en place pour cacher ce que le sens commun comprend comme une répétition de vieux scénarios adaptés aux années quatre vingt. La moins convaincante des explications formulées par la droite concerne le poids que cette droite s'attribue dans le pays. Nonobstant les victoires électorales de Thatcher et de Reagan, et les convulsions des nostalgiques du franquisme en Espagne, la tentative faite pour discréditer le MSI n'a qu'une importance marginale en regard de la fonction que le massacre devait remplir : terroriser la population ici et maintenant, marquer au fer la situation italienne dont l'éclat resplendit déjà sur des pays lointains. Le 2 août, la bombe de Bologne, suivie de celles d'Allemagne et de Chine (cette dernière précédée d'un grand battage télévisuel sur la bombe italienne) indiquent le début d'un état de tension et d'alarmisme dans lequel le capital garant de l'ordre veut frapper quiconque (dans le cas italien, le 2 août devient le 21 décembre des néofascistes) : le fait nouveau est l'identité de la méthode dans les trois cas : parallèlement à l'Italie et à l'Allemagne, la Chine s'est alignée sur ce chef-d’œuvre d'infamie.
L'autonomie prolétaire est écrasée dans les usines sous le talon de fer des Staliniens qui, tels une moderne Tchéka, constituent de fait une police parmi les ouvrierEs : l'autonomie a été contrainte de limiter les formes politiques de ses apparitions (distribution de tracts, contre-information, assemblées, grèves anti-syndicales...), elle doit devenir plus souterraine, plus anonyme. Le problème de la révolution est toujours présent dans la société italienne parce qu'aucune contre-révolution culturelle (nouveaux philosophes, orientalisme, mysticisme, drogues...) ne peut annuler la conscience qu'ont été acquis les principes élémentaires d'une lutte anti-capitaliste moderne; parce qu'aucun problème n'a été résolu par le capital italien. Le fossé qui existait entre d'une part la masse des jeunes refuséEs par le marché du travail, qui sont prisonnierEs des ghettos de l'économie de survie, du travail au noir ou des petits commerces et d'autre part celles et ceux qui acceptent un des rôles que la société capitaliste leur offre s'est aujourd'hui accentué. La croissance de la production est surtout aujourd'hui le produit de la militarisation du territoire septentrional ainsi que de la terreur étatique déchaînée dans les métropoles, mais cela ne peut tenir longtemps. Parce que nos ennemis ne peuvent rien offrir qui puisse changer positivement la vie des prolétaires, hormis de la culture et des spectacles, des modèles et de l'idéologie.
L'activité volontariste de celles et ceux qui, à force de faire attention aux conditions objectives, ne savaient plus où ils/elles en étaient, fut la démonstration, tragique pour celles et ceux qui y avaient cru, mais cette fois-là objective, que les conditions historiques ont changé. Aujourd'hui, il est évident que la révolution dont nous parlons ne veut aucune prise de pouvoir politique mais simplement la libération vis-à-vis de l'argent, de l'État et, pour ce qui est des contraintes morales, n'oublions pas cette donnée essentielle que l'espèce humaine

suit les rythmes logiques de la biologie, domaine où l'unique référence certaine est l'instinct de survie. 

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