II
- L'ouvrier social déviant pervers et son auto-valorisation
Potere
Operaio se dissout en 1973 par suite de désaccords organisationnels.
Mais les études théoriques se poursuivent. Le problème pour le
capital est clair. L'ouvrier-masse a mis en crise l'État-plan. Une
nouvelle recomposition est nécessaire. Le centre des luttes est donc
l'usine : tertiarisation de la production, automatisation du travail
et révolution cybernétique. En outre, multinationalisation de la.
production, c'est-à dire son décentrement vers des zones
intérieures ou extérieures où il y a une classe ouvrière plus
domestiquée. La crise de l'État protecteur, de la sécurité
sociale et de la caisse d'allocations chômage débouche sur une
nouvelle restructuration qui modifie profondément la composition de
classe et crée un nouveau sujet. L'ouvrier social est né. «La
crise est le signe et l'effet de l'extension de l'ouvrier-masse à
toute la société, de l'absorption de toute la capacité de
rébellion du travail social contre l'exploitation socialement
organisée. La crise est la manifestation de la force de frappe de
l’ouvrier-masse qui se transforme en ouvrier social.» Le vieux
schéma triomphaliste est toujours valide mais les protagonistes
changent. La restructuration n'allège le poids spécifique de
l'ouvrier-masse qu'au prix d'une socialisation élargie de sa
composition politique. Pour le capital, les choses se compliquent
d'autant plus. L'insubordination ouvrière, d'abord confinée dans
l'usine, s'étend désormais à tous les autres sujets. Si dans la
nouvelle situation le commandement du capital devient capillaire, les
comportements de refus ouvriers se généralisent à tout le
territoire - l'usine diffuse. Ceux-ci
tendent
à transformer la valorisation capitaliste en auto-valorisation
ouvrière.
Autour
de ce concept d'auto-valorisation tournent une grande partie des
théorisations récentes des opéraïstes. Une précision : malgré
les doutes qui peuvent surgir, ce terme ne se trouve pas chez Marx
et, ce qui est plus important, il est complètement étranger à sa
façon de penser. Voyons de quoi il s'agit. Selon Negri, « les
catégories marxiennes (...) contiennent une dualité permanente et
incontournable (...), dualité en forme de contradiction et
contradiction comme renversement. Utiliser les catégories
marxiennes, c'est donc les pousser vers la nécessité du
renversement ». La contradiction est non seulement le moteur du
développement du système, mais c'est aussi une catégorie centrale
de la connaissance de celui-ci. Reconnaître l'antagonisme et le
mener jusqu'au point de renversement, voilà le chemin proposé.
Contre la valorisation capitaliste, il existerait donc une
auto-valorisation ouvrière. Tandis que la première est centrée sur
le mouvement de la valeur d'échange, la seconde se fonde sur
la libération des besoins ouvriers, donc sur leur valeur d'usage.
À ce point le communisme est considéré comme le parcours de
l'auto-valorisation ouvrière et prolétarienne, c'est-à-dire comme
le renversement pratique des catégories capitalistes. Malgré
l'apparente cohérence de ce raisonnement, le point faible de cette
interprétation est une lecture réductrice et ambiguë du concept de
valeur, central dans la critique de l'économie politique. Negri
croit que la valeur d'usage n'est « rien d'autre que la radicalité
de l'opposition ouvrière, la potentialité subjective et abstraite
de toute la richesse, la source de toute sensibilité humaine ». Il
croit donc que valeur d'usage et valeur d'échange se combattent en
tant que pôles antagonistes pour chacune des classes en lutte. Mais,
selon Marx et aussi selon nous, ce dualisme est privé de sens. La
valeur d'usage constitue seulement la base matérielle de la valeur
d'échange, la condition de sa circulation et de son
accumulation. Entre valeur d'usage et valeur d'échange, il
n’y à pas antagonisme, même s’il y a contradiction.
Cela veut dire que la tendance du capital à la valorisation sauvage
entre en contradiction avec les possibilités réelles de celle-ci.
Les valeurs qui ne se convertissent pas en valeurs d'usage pour
quelqu'un en un lieu quelconque de la circulation cessent d'être des
valeurs tout court. La valeur d'usage se présente comme une
barrière, elle est une limite de la valeur d'échange, rien d'autre.
Quant aux besoins ouvriers, la seule chose qu’on puisse dire c'est
que le capital les suscite sans pouvoir jamais les satisfaire. Il est
évident que là s’ouvre une possibilité de lutte. Mais c’est
une autre histoire que de construire sur les besoins et sur la valeur
d'usage une éthique de la libération. La valeur d'usage est
transformée en catégorie humaniste qui légitimerait le projet
subversif de l’ouvrier social. Justement son auto-valorisation.
Modéré
au fond, Negri propose un absurde renversement en lieu et place de la
définition marxienne du communisme comme destruction de la valeur et
de ses lois. À quels comportements identifie-t-il cette
auto-valorisation ? Fondamentalement, à tous ceux qui permettent
d'extorquer du revenu hors du rapport classique d'exploitation,
c'est-à-dire du travail salarié. Ainsi tout est auto-valorisation :
depuis les comportements illégaux du jeune prolétariat jusqu'à la
dépense publique ou l'économie invisible.
III
- Deux ou trois conclusions
Quelle
est donc l'erreur originelle de l'opéraïsme ? Celle d'analyser la
réalité capitaliste en assujettissant toujours son moment objectif,
celui de la valeur, à son moment « subjectif », celui de la
détermination de classe. « La lutte et la composition de la classe
ouvrière déterminent non seulement les mouvements du capital mais
aussi leur qualité, non seulement leur dynamique, mais encore leurs
tendances ». Le développement du capital devient une variable de
la combativité ouvrière. D'où vient l'absurdité de telles
affirmations qui peuvent sembler radicales et marxistes ? Marx a
écrit : la lutte de classe est le moteur de l'histoire. Toutefois
l'analyse de Marx se meut entre deux pôles complémentaires, en
continuel rapport dialectique : d'un côté le capital comme
puissance sociale, objectivité pure - «esprit du monde» - de
l'autre la classe ouvrière, partie de ce rapport, mais aussi moment
autonome, subjectivité antagoniste. La difficulté théorique tient
dans le maintien en tension de ce rapport dialectique, sans
jamais soumettre l’un des pôles à l’autre.
Le
marxisme de la IIe Internationale, tant dans sa version
révolutionnaire (Rosa Luxembourg) que dans sa version réformiste
(Kautsky, Bauer), tendait à noyer la subjectivité ouvrière dans un
fatalisme lié à une foi dans l'écroulement automatique du
capitalisme. De son côté, Lénine privilégiait le moment de la
subjectivité, mais quand celle-ci finissait par se traduire dans la
subjectivité bureaucratique du parti. Dans les années vingt,
l'urgence d'arracher la possibilité du changement social à
l'étreinte mortelle de l’État-parti
a
mené à une rechute dans des positions déterministes. Pour
justifier théoriquement une autre solution que le bolchevisme, il
sembla possible à beaucoup de fonder la théorie de la révolution
sur la fameuse loi de la baisse tendancielle du taux de profit,
formulée dans le tome III du « Capital ». Une lecture
réductrice de ces pages peut faire penser que le capitalisme mourra
de mort naturelle, brisé par ses contradictions. C'est tout ce
qu'ont dit Bordiga et Mattick, bien que de points de vue différents
et en en tirant des conclusions organisationnelles opposées. Les
cinquante dernières années ont définitivement montré qu’entre
crise et révolution il n'y a pas de rapport immédiat. Tout ce que
la théorie de la crise peut nous dire est que le capital ne peut se
reproduire de façon harmonieuse et qu'il « ne résout ses
contradictions qu'en les généralisant ».
Les
courants du mouvement ouvrier qui ont basé leurs positions sur la
nécessité déterministe de l'écroulement se sont trouvés
confrontés à un vide théorique immense au moment de la faillite
des prévisions. Ou alors ils ont fait comme Camatte (ex-bordiguiste)
qui, n'ayant pas vu se réaliser la prophétie du maître qui
prévoyait la révolution pour 1975, théorise maintenant une
improbable situation hors de « ce monde qu'il faut quitter ».
Ceux-là, dominés par la puissance du monstre, voient le capital
partout et pensent que la seule chose à faire est de s'adonner à la
macrobiotique, d'attendre et de voir. Revenons à l'opéraïsme
italien. Celui-ci se trouve sur l'autre rive de l'idéologie. « La
classe ouvrière doit tout diriger » était le vieux slogan des
années soixante. Elle ne doit pas seulement, elle décide déjà,
sinon de tout, du moins de presque tout, car vu sa force elle
autorise ou interdit le développement capitaliste, à son gré.
Mais
si elle a tant de pouvoir, pourquoi la révolution serait-elle
nécessaire ? Il est indéniable que la vision ultra-triomphaliste et
ultra-subjectiviste des opéraïstes a. dans un premier temps, donné
une vigoureuse secousse à notre gauche insipide et conformiste. Le
livre de Tronti, « Ouvriers et Capital », actuellement
plutôt gênant pour son auteur, lançait en plein boom économique
la consigne révolutionnaire du « refus du travail ». Même la
rupture avec le léninisme formel allait à contre-courant. Il
fallait mettre « Lénine en Angleterre », « Marx à Détroit ».
C'est-à-dire reconstruire la théorie révolutionnaire en partant de
la réalité matérielle des nouveaux comportements subversifs du
prolétariat occidental. Le tiers-mondisme opportuniste était tourné
en dérision. Ces prises de position placèrent l'opéraïsme sur le
terrain de la théorie révolutionnaire. Mais seulement pour un
moment. On ne crut (bientôt) plus à la nécessité de faire des
injections de conscience, la foi dans la puissance maffieuse de
l'organisation devait suffire. C'est peut-être une expression de la
classe qui lutte, mais cela se transforme en quelque chose qui fait
que la lutte se traduit par une réalité de pouvoir. Pour structurer
le mouvement, les opéraïstes, même dans les années de
l'Autonomie, ont toujours proposé une centralisation rigide et des
tactiques manoeuvrières. Lors de l'enlèvement de Moro encore, le
journal Rosso (mai 1978), exprimant son désaccord à propos
de cette action, soutenait que son unique aspect positif était
d'imposer au mouvement la constitution du parti. Oubliant qu'un monde
aliéné se combat selon des méthodes non aliénées, ils/elles ont
ingénument cru possible d'aplanir le chemin de la révolution en «
utilisant » le pouvoir. EnivréEs par leur triomphalisme habituel,
ils/elles ont pensé pouvoir manipuler les mass-media et les B.R., le
P.S.I. et la magistrature. De cette façon, ils ont facilité le
travail de la contre-révolution et ils/elles ont fourni le prétexte
à l'État italien pour lancer une campagne répressive.
Dans
les dernières années, le mérite des opéraïstes a consisté en ce
qu'ils/elles ont reformulé la question centrale de l'autonomie - un
héritage malgré tout du vieux mouvement ouvrier. Mais comme
toujours, ils/elles ont ensuite montré qu'ils/elles en avaient une
conception réductrice et intellectualiste. Réductrice parce que
dans leurs théorisations, il manque toujours le moment du
dépassement. L'autonomie ne s'exprime certainement pas dans
la situation immédiate de la classe ou dans son
auto-valorisation. À l'époque de la domination réelle du
capital, l'autonomie ne peut être que projet, tendance, ou mieux :
tension. Ce n'est que dans les moments de rupture, dans les
espaces décolonisés, que l'autonomie se constitue en réalité
pratique. Et quand cette réalité se socialise, il se produit des
moments de crise de l'administration, comme cela s'est produit en
1977. Le reste n'est que la vieille merde revisitée par la
récupération. Les opéraïstes échangent pour l'autonomie les
instruments les plus révoltants de la contre-révolution, et puis,
par des raisonnements intellectuels de facture typiquement
sociologique, ils/elles fixent de temps en temps le « sujet » dont
il faut faire l'apologie. La modernisation du léninisme a dû porter
sa préférence sur une fraction sociologique du salariat, en passant
de l'adoration de l’ouvrier-masse à la célébration de l’ouvrier
social. Mais les opéraïstes n'ont jamais dépassé la sphère de
l’économie et du productivisme. Ils/elles n'en sont jamais arrivés
à affirmer l'autonomie subjective comme partie intégrante et
fondamentale de l'autonomie prolétarienne. L'unique subjectivité
qu'ils connaissent est celle abstraite de la couche du
prolétariat qu'il faut encenser ou celle bureaucratique de
l'organisation.
L’autonomie,
réalité partielle et exigence totale, est la condition minimale qui
rend possible l'activité révolutionnaire des rebelles au mode de
vie - pas seulement au mode de production - imposé. Bien au-delà de
ce que pense l’opéraïsme, autonomie veut dire possibilité
d’auto-suppression du prolétariat, négation de toutes les
structures organisationnelles qui enferment l’être subversif dans
la cage du métier et de l'économie. Là où la valeur modèle et
connecte chaque instant du vécu, là où l'économie a surmonté la
barrière du moment productif et a envahi tout individu, l’autonomie
est la transformation collective de la vie quotidienne et la
transformation de la subjectivité du corps.
Retournons
à notre point de départ. Le mouvement marque le pas. Il recule même
sur tous les fronts. La faute n'en revient évidemment pas aux
opéraïstes, pas plus que le mérite d'avoir suscité le mouvement.
Il est cependant indéniable que le triomphalisme, répandu avec tant
d'irresponsabilité, a ouvert la voie à la désespérance quand il
n'a plus eu la possibilité d'exister.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire