I
- Les aventures de l'ouvrier-masse
Malgré
le caractère impénétrable de leurs textes et par-delà certains
désaccords qui ne sont pas secondaires, le schéma - parce
que finalement il ne s'agit que d'un schém.a - des opéraïstes
est simple et relativement grossier. Dans la dialectique
ouvrierEs/capital, c'est toujours ce dernier qui courent derrière la
combativité des premierEs. À tout moment les rapports de force se
définissent à partir du lien entre la figure matérielle de la
classe ouvrière et la forme capitaliste de commandement
correspondante. Les termes un rien fantasques, bien que non dépourvus
de suggestivité, tels que ouvrier professionnel, ouvrier-masse,
ouvrier social, servent à indiquer divers moments de la composition
de classe. Ainsi l'ouvrier-masse correspond à la nécessité d'en
finir avec le mythe de la combativité de l'ouvrier professionnel
dont les luttes ont connu leur apogée aux États-Unis à la fin du
siècle dernier et en Europe avec la révolution russe et allemande.
Durant l'Ère Progressiste (les quinze premières années de ce
siècle), les ouvriers affiliés aux syndicats de métier de l'A.F.L.
(American Federation of Labor) avaient conquis, surtout par
comparaison avec les travailleurs/euses récemment arrivésE, une
certaine capacité de négociation salariale. La réponse du capital
- la recomposition - ne tarda pas : restratification radicale et
fragmentation de la classe au moyen de l'Organisation Scientifique du
Travail (taylorisme) avec la chaîne de montage et la massification
de la production. C'est à ce point que naît une nouvelle figure de
classe, justement l'ouvrier-masse, en anglais « unskilled worker »
ou « mass production worker ». Ce type d'ouvrier représente « la
masse des ouvriers déqualifiés et non qualifiés et la plus grande
partie des femmes et des hommes provenant du monde entier qui
constituaient les deux tiers des producteurs dans les branches de
production importantes». Par sa position dans le processus
productif, l'ouvrier-masse se trouve, à la différence de l'ouvrier
professionnel qui vit une dimension plus humaine du travail, dans une
situation de séparation totale et d'antagonisme radical face au mode
de production capitaliste. Sur la chaîne de montage se consolide le
«refus du travail», qui a cependant caractérisé les luttes
ouvrières tout au long du XIXe siècle. Voilà pour les opéraïstes.
Une
telle lecture de l'histoire, avec les demi-mensonges que nous
verrons, se fonde sur une utilisation peu scrupuleuse et
sociologisante de concepts pourtant intéressants comme : composition
et recomposition de classe. Chaque phase de la lutte de
classe se trouve, selon cette analyse, en rapport direct avec un
niveau déterminé de composition de la classe ouvrière. Celle-ci a
une dimension technique, qui fait référence aux conditions
matérielles de la production (coopération, chaîne de montage,
automation, etc.) et une dimension politique, relative aux
différents degrés de combativité. La recomposition constitue,
comme nous l'avons vu, l'arme que le capital utilise pour vaincre la
résistance ouvrière. Les opéraïstes, et c'est là leur première
légèreté, considèrent toujours les restructurations
successives du mode de production capitaliste comme une pure et
simple réaction au niveau de combativité ouvrière. Mais ce n'est
pas tout. OccupéEs qu'ils/elles sont - nous sommes dans les années
soixante - à construire un nouveau léninisme, défini par
eux/elles-mêmes comme un néo-léninisme, et tout en donnant
une nouvelle version de la vieille phobie bolchevique pour les
conseils ouvriers, ils/elles nous offrent l'interprétation suivante
sur le mouvement des conseils allemands des années 1918-1923. Les
ouvrierEs conseillistes auraient été les ouvrierEs qualifiéEs des
industries de l'optique et de l'acier, où la restructuration
taylorienne n'avait pas encore eu lieu et où le travail gardait une
dimension semi-artisanale. Luttes d'arrière-garde, donc, et toutes
inscrites dans une perspective de gestion plutôt que d'antagonisme
radical. Les Wobblies américains (IWW), précisément parce
qu'ils/elles étaient l'expression de la nouvelle composition de
classe, sont présentés comme le modèle des luttes de
l'ouvrier-masse. Maintenant, à part l'admiration pour les Wobblies -
lesquelLEs, soit dit en passant, en bons libertaires n'avaient aucune
sympathie pour le centralisme des bolcheviques avec lequel ils/elles
rompirent en 1921 - admiration que nous partageons, nous sommes face
à une falsification grossière. En premier lieu, il est faux que les
communistes révolutionnaires organiséEs dans les conseils ouvriers
et politiquement regroupés dans le K.A.P.D. (parti communiste
distinct du K.P.D. Promoscovite) aient été des ouvrierEs
qualifiéEs. Il est bien vrai qu'une grande partie des ouvrierEs
sociauxdémocrates du S.P.D. (le parti des bourreaux Noske et
Scheidemann) étaient des ouvrierEs professionnelLEs, et il est tout
aussi vrai que ce parti se fit le promoteur d'une constitution de
type cogestionnaire - à laquelle collabora, comme on le sait, le
récupérateur Max Weber -, constitution qui comptait effectivement
sur l'intégration et sur l'appui de l'ouvrier professionnel pour
surmonter la crise. Cependant, le mouvement des conseils présentait
des caractéristiques toutes autres. À l'intérieur des conseils,
qui entre 1918 et 1923 réussirent à plusieurs reprises à contrôler
de vastes parties du territoire allemand, il y avait en réalité
diverses couches d'un prolétariat épuisé par la longue guerre. La
plupart étaient au chômage et sans qualification. Mais de toute
façon, ce n'est pas là qu'est la question. Il ne s'agit pas de
déterminer sociologiquement la composition de la classe et puis d'en
tirer des jugements politiques. La radicalité des conseils tient en
ce qu'ils
ont
posé avec clarté le problème de l'autonomie du prolétariat
face non seulement au capital, mais aussi face à toutes les
institutions, partis ou syndicats, qui prétendent le représenter.
Les hommes et femmes des conseils combattaient à la fois contre le
gouvernement social-démocrate et contre le parti communiste inféodé
aux intérêts de « l’État Ouvrier». La même chose se produisit
à Kronstadt, où les conseils furent l'instrument de défense de
l'autonomie ouvrière contre la dictature bureaucratique du parti. Et
ceux-là de Kronstadt, étaient-ils des ouvrierEs professionnelLEs ?
Que
cela soit bien clair : il ne s'agit pas de reproposer mécaniquement
des formes organisationnelles passées. Nous comprenons la nécessité
d'une périodisation de la lutte de classe. Toutefois, si nous
voulons approfondir la notion centrale d'autonomie, il est
nécessaire, d'un point de vue théorique, d'aller voir où et
comment celle-ci s'est historiquement manifestée. Sans manoeuvres
académiques. Les opéraïstes ne sont pas d'accord entre
eux/elles. Pour Negri, « le discours de Lénine traduit en termes
organisationnels une composition de classe spécifiquement déterminée
» et plus loin : « notre accord avec Lénine peut se retrouver à
partir de la totalité du point de vue de classe ». Lénine et son
parti auraient représenté l'expression théorico-organisationnelle
de la classe ouvrière à cette époque. Mis à part le fait qu'il ne
prend jamais en compte les différences entre le prolétariat
européen, pour lequel la stratégie léniniste fut toujours
catastrophique, et le prolétariat russe enraciné dans un pays
semi-féodal, la critique de Negri se limite à constater
l'impossibilité, évidente aujourd'hui, des recettes léninistes sur
le parti et sur la stratégie révolutionnaire. Donnons-lui-en acte :
c'est déjà un pas en avant en regard de la stupidité
marxiste-léniniste.
Son
propos est cependant, et là s'explique le terme de néo-léninisme,
de retrouver l'esprit de Lénine en rompant avec la tradition
stalino-gramscienne de la gauche italienne. Mais il joue sur une
équivoque. Tout d'abord, comme beaucoup le savent, il y a un Lénine
pour tous les goûts. Il y a un Lénine stalinien avant la lettre,
théoricien du parti de granit dans « Que Faire ? » ; il y a
le Lénine philosophe de « Matérialisme et Empiriocriticisme »,
future bible de la stupidité jdanovienne ; il y a le Lénine
hégélien et humaniste des « Cahiers philosophiques »,
passion des staliniens dissidents. Il y a même un Lénine
conseilliste et libertaire (mais pour peu de temps) dans « L'État
et la Révolution ». Il y a encore le Lénine du « Gauchisme,
maladie infantile... » (seul livre «marxiste » qui ne fut pas
interdit dans l'Allemagne de Hitler...), idéologue de la N.E.P. et
admirateur du taylorisme. Il n'existe pas un « discours » de
Lénine. Sa pensée et sa pratique se sont toujours constituées en
fonction de problèmes posés non pas tant à la Révolution russe
qu'au parti bolchevique et à sa stratégie pour conquérir et garder
le pouvoir. Une telle stratégie fut rarement en harmonie avec les
besoins du prolétariat européen. Quand cela s'est produit, par
exemple dans la période de guerre jusqu'aux Thèses d'avril
(1917), Lénine s'est retrouvé sur les positions des groupes de
la gauche révolutionnaire européenne, sans qu'il exprime une
originalité particulière, tant pour la pensée que pour la
politique. Là où se constitue la spécificité du dessein
léniniste, c'est par contre dans la constitution, la consolidation
et la défense de l'odieux État Ouvrier, précipité d'une terrible
contre-révolution fondée sur le «mensonge déconcertant » (Anton
Ciliga). À partir de leur étrange lecture de l'histoire, les
opéraïstes en sont venus à systématiser une interprétation de la
réalité du capital, interprétation sur laquelle ils fondent leur
politique. Le moteur du développement serait toujours la
subjectivité abstraite d'une classe ouvrière identifiée selon des
procédés sociologiques. « La lutte et la composition de la classe
ouvrière déterminent non seulement les mouvements du capital mais
aussi leur ampleur, non seulement la dynamique niais aussi les
tendances ».
Les
rapports entre organisation et mouvement sont conçus d'une manière
nouvelle face à l'idéologie issue de la troisième internationale,
mais la rupture n'est pas radicale. Dans les années vingt, la gauche
communiste, libertaire et antibolchevique, avait compris que c'est au
mouvement de créer l'organisation et non l'inverse. Les opéraïstes
font un pas en arrière. Ils/elles renoncent au léninisme vulgaire
de la conscience apportée de l'extérieur. Mais pour eux et elles le
parti - dont ils/elles reproposent régulièrement la fondation -,
s'il doit se limiter à « filtrer », à « recomposer » les
mouvements de masse, continue cependant à être organisé de façon
centralisée, et il est considéré, malgré les phrases sur
la subjectivité ouvrière, comme l'unique dépositaire de la
subjectivité agissante. Tout ce qui a été chassé par la porte est
rentré par la fenêtre. Poursuivons l'observation des aventures de
l'ouvrier-masse. L'étude de ce dernier amène les opéraïstes à
commencer à la fin des années soixante une histoire d'amour avec
les États-Unis. Pas les États-Unis de l'Oncle Sam, mais ceux moins
connus de la réalité ouvrière. Dans la note marginale à son
fameux livre «Ouvriers et Capital », Mario Tronti célèbre
les luttes ouvrières du New Deal comme le summum de la
radicalité.
Celles-ci seraient la vraie cause de la révolution keynésienne. Le
capital aurait dû céder face à la marée montante. Les ouvrierEs
auraient extorqué un revenu hors du rapport immédiat
d'exploitation. C'est alors qu'apparaît le welfare, la sécurité
sociale, l'allocation chômage, les congés payés, etc. : c'est le
salaire social. Les ouvrierEs, dont le poids politique serait
enfin reconnu, auraient conquis la possibilité de déterminer la
direction du développement. Il n'y aurait plus ces veilles
frontières entre lutte politique et lutte économique : la lutte
pour le salaire serait devenue lutte immédiatement politique parce
que lutte pour le pouvoir.
Voilà
encore une interprétation biaisée, mêlée à des fragments
d'analyse lucides et stimulants. En fait, ce cycle de luttes, bien
que parcouru d'épisodes où la combativité fut remarquable,
n'échappa jamais au contrôle global de l'État. Roosevelt,
politicien intelligent qui, outre son admiration pour Keynes, avait
aussi étudié la législation du travail de l'Italie fasciste, lança
en 1933 un programme de réformes - ce fut le New Deal, le nouveau
contrat - qui libérèrent, mais seulement pour les diriger, les
canaliser, les forces réprimées d'une classe ouvrière vaincue et
démoralisée. Le mouvement des grèves se déchaîna surtout après
1933; ce fut le prix calculé que le capital paya pour réaliser
sa propre réorganisation. Ça n'a rien à voir avec un pouvoir
ouvrier ! Cela n'empêche pas que la nouvelle situation offrit de
nouveaux espaces à la lutte de classe. Mais pourquoi faire
l'apologie de la restructuration capitaliste ?
En
Italie, la révolution keynésienne se produisit dans les années
soixante, sous la pression du cycle de luttes dont le point de départ
fut les heurts de la Piazza Statuto (Turin, 1962). De nouveau
l'ouvrier-masse se serait déchaîné. Ces luttes qui produisirent
l'Automne Chaud et le Statut des travailleurs/euses auraient modifié
l'État à l'américaine. L'ouvrier-masse aurait été tellement fort
qu'il ne manquait plus que le coup d'épaule tactique de Potere
Operaïo pour assurer la victoire finale
Du
fait que le salaire est la mesure du pouvoir de la classe, il faut le
distribuer à tous : ménagères, étudiantEs, délinquantEs (comme
le dit Marx, eux aussi sont des travailleurs/euses productifs/ves),
droguéEs, marginaux/ales, etc. À quelle logique appartient ce type
de revendications ? Il y en a de deux sortes. CertainEs tiennent les
ouvrierEs pour incapables de comprendre qu'il est l'heure d'en finir
avec le travail salarié; on a donc recours à des revendications
immédiatement compréhensibles mais irréalisables, donc de grande
valeur pour l'agitation : c'est la vieille merde gradualiste.
D'autres croient souhaitable d'introduire toujours plus d'humanité
dans les plaisirs de l'esclavage salarié. Nous penchons pour cette
dernière interprétation.
«Dans
cette phase le discours de Potere Operaïo est un discours sur la
centralité de l'organisation du mouvement ». Ce qui réapparaît
là, ce sont des retours de léninisme orthodoxe,
et cela se reproduira par la suite. Dans cette période, quelques
opéraïstes enclinEs à la tractation maffieuse, même s'ils/elles
ne sont pas dépourvus de quelques capacités théoriques, se
tiennent pour satisfaitEs des puissantes conquêtes de
l'ouvrier-masse. C'est ainsi que Tronti, Cacciari et Asor Rosa, après
avoir vomi pendant des années le réformisme du P.C., prennent leur
carte. Parmi tant de miracles provoqués par l`ouvrier-masse, il y a
encore celui qui fait retrouver à la techno-bureaucratie stalinienne
son caractère de classe perdu. Pour donner une allure théorique à
une décision aussi éhontée. Tronti invente l'histoire de
l'autonomie du politique et parle d'utilisation ouvrière du parti. «
C'est dans les conflits du système politique, pas en lui, qu’il y
a aujourd'hui une crise du social. » « Développement et pouvoir :
deux fonctions pour deux classes. Le développement est le propre du
capital, le pouvoir celui de la classe ouvrière. » « Il s’agit
de faire de l’État la forme moderne d'une classe ouvrière
organisée en classe dominante.» Nous nous excusons de citer ainsi,
mais nous n'avons pu résister à la tentation. Traduite en langage
plus compréhensible, voici l'essence du discours : dans la
dialectique sociale, le moment dominant est désormais le moment
politique, émancipé, autonomisé vis-à-vis des conditionnements
dégradants de l'économie. Ici tout fonctionne à merveille, la
crise n'existe pas, c'est seulement une crise de la classe politique
qui provient de ce que nos gouvernantEs sont mauvaisES. La
proposition est donc : laissons aux patronNEs le « développement »,
les ouvrierEs doivent s'occuper du «pouvoir », c'est-à-dire de
l'État. Résultat : la classe ouvrière se fait
État et règne grâce
aux conditions institutionnelles offertes à son parti. À partir de
l'entrée du P.C. au gouvernement, tout ira pour le mieux, dans le
meilleur des mondes possibles. Amen.
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