samedi 1 avril 2017

Le Crépuscule Part 2

I - Les aventures de l'ouvrier-masse


Malgré le caractère impénétrable de leurs textes et par-delà certains désaccords qui ne sont pas secondaires, le schéma - parce que finalement il ne s'agit que d'un schém.a - des opéraïstes est simple et relativement grossier. Dans la dialectique ouvrierEs/capital, c'est toujours ce dernier qui courent derrière la combativité des premierEs. À tout moment les rapports de force se définissent à partir du lien entre la figure matérielle de la classe ouvrière et la forme capitaliste de commandement correspondante. Les termes un rien fantasques, bien que non dépourvus de suggestivité, tels que ouvrier professionnel, ouvrier-masse, ouvrier social, servent à indiquer divers moments de la composition de classe. Ainsi l'ouvrier-masse correspond à la nécessité d'en finir avec le mythe de la combativité de l'ouvrier professionnel dont les luttes ont connu leur apogée aux États-Unis à la fin du siècle dernier et en Europe avec la révolution russe et allemande. Durant l'Ère Progressiste (les quinze premières années de ce siècle), les ouvriers affiliés aux syndicats de métier de l'A.F.L. (American Federation of Labor) avaient conquis, surtout par comparaison avec les travailleurs/euses récemment arrivésE, une certaine capacité de négociation salariale. La réponse du capital - la recomposition - ne tarda pas : restratification radicale et fragmentation de la classe au moyen de l'Organisation Scientifique du Travail (taylorisme) avec la chaîne de montage et la massification de la production. C'est à ce point que naît une nouvelle figure de classe, justement l'ouvrier-masse, en anglais « unskilled worker » ou « mass production worker ». Ce type d'ouvrier représente « la masse des ouvriers déqualifiés et non qualifiés et la plus grande partie des femmes et des hommes provenant du monde entier qui constituaient les deux tiers des producteurs dans les branches de production importantes». Par sa position dans le processus productif, l'ouvrier-masse se trouve, à la différence de l'ouvrier professionnel qui vit une dimension plus humaine du travail, dans une situation de séparation totale et d'antagonisme radical face au mode de production capitaliste. Sur la chaîne de montage se consolide le «refus du travail», qui a cependant caractérisé les luttes ouvrières tout au long du XIXe siècle. Voilà pour les opéraïstes.
Une telle lecture de l'histoire, avec les demi-mensonges que nous verrons, se fonde sur une utilisation peu scrupuleuse et sociologisante de concepts pourtant intéressants comme : composition et recomposition de classe. Chaque phase de la lutte de classe se trouve, selon cette analyse, en rapport direct avec un niveau déterminé de composition de la classe ouvrière. Celle-ci a une dimension technique, qui fait référence aux conditions matérielles de la production (coopération, chaîne de montage, automation, etc.) et une dimension politique, relative aux différents degrés de combativité. La recomposition constitue, comme nous l'avons vu, l'arme que le capital utilise pour vaincre la résistance ouvrière. Les opéraïstes, et c'est là leur première légèreté, considèrent toujours les restructurations successives du mode de production capitaliste comme une pure et simple réaction au niveau de combativité ouvrière. Mais ce n'est pas tout. OccupéEs qu'ils/elles sont - nous sommes dans les années soixante - à construire un nouveau léninisme, défini par eux/elles-mêmes comme un néo-léninisme, et tout en donnant une nouvelle version de la vieille phobie bolchevique pour les conseils ouvriers, ils/elles nous offrent l'interprétation suivante sur le mouvement des conseils allemands des années 1918-1923. Les ouvrierEs conseillistes auraient été les ouvrierEs qualifiéEs des industries de l'optique et de l'acier, où la restructuration taylorienne n'avait pas encore eu lieu et où le travail gardait une dimension semi-artisanale. Luttes d'arrière-garde, donc, et toutes inscrites dans une perspective de gestion plutôt que d'antagonisme radical. Les Wobblies américains (IWW), précisément parce qu'ils/elles étaient l'expression de la nouvelle composition de classe, sont présentés comme le modèle des luttes de l'ouvrier-masse. Maintenant, à part l'admiration pour les Wobblies - lesquelLEs, soit dit en passant, en bons libertaires n'avaient aucune sympathie pour le centralisme des bolcheviques avec lequel ils/elles rompirent en 1921 - admiration que nous partageons, nous sommes face à une falsification grossière. En premier lieu, il est faux que les communistes révolutionnaires organiséEs dans les conseils ouvriers et politiquement regroupés dans le K.A.P.D. (parti communiste distinct du K.P.D. Promoscovite) aient été des ouvrierEs qualifiéEs. Il est bien vrai qu'une grande partie des ouvrierEs sociauxdémocrates du S.P.D. (le parti des bourreaux Noske et Scheidemann) étaient des ouvrierEs professionnelLEs, et il est tout aussi vrai que ce parti se fit le promoteur d'une constitution de type cogestionnaire - à laquelle collabora, comme on le sait, le récupérateur Max Weber -, constitution qui comptait effectivement sur l'intégration et sur l'appui de l'ouvrier professionnel pour surmonter la crise. Cependant, le mouvement des conseils présentait des caractéristiques toutes autres. À l'intérieur des conseils, qui entre 1918 et 1923 réussirent à plusieurs reprises à contrôler de vastes parties du territoire allemand, il y avait en réalité diverses couches d'un prolétariat épuisé par la longue guerre. La plupart étaient au chômage et sans qualification. Mais de toute façon, ce n'est pas là qu'est la question. Il ne s'agit pas de déterminer sociologiquement la composition de la classe et puis d'en tirer des jugements politiques. La radicalité des conseils tient en ce qu'ils
ont posé avec clarté le problème de l'autonomie du prolétariat face non seulement au capital, mais aussi face à toutes les institutions, partis ou syndicats, qui prétendent le représenter. Les hommes et femmes des conseils combattaient à la fois contre le gouvernement social-démocrate et contre le parti communiste inféodé aux intérêts de « l’État Ouvrier». La même chose se produisit à Kronstadt, où les conseils furent l'instrument de défense de l'autonomie ouvrière contre la dictature bureaucratique du parti. Et ceux-là de Kronstadt, étaient-ils des ouvrierEs professionnelLEs ?
Que cela soit bien clair : il ne s'agit pas de reproposer mécaniquement des formes organisationnelles passées. Nous comprenons la nécessité d'une périodisation de la lutte de classe. Toutefois, si nous voulons approfondir la notion centrale d'autonomie, il est nécessaire, d'un point de vue théorique, d'aller voir où et comment celle-ci s'est historiquement manifestée. Sans manoeuvres académiques. Les opéraïstes ne sont pas d'accord entre eux/elles. Pour Negri, « le discours de Lénine traduit en termes organisationnels une composition de classe spécifiquement déterminée » et plus loin : « notre accord avec Lénine peut se retrouver à partir de la totalité du point de vue de classe ». Lénine et son parti auraient représenté l'expression théorico-organisationnelle de la classe ouvrière à cette époque. Mis à part le fait qu'il ne prend jamais en compte les différences entre le prolétariat européen, pour lequel la stratégie léniniste fut toujours catastrophique, et le prolétariat russe enraciné dans un pays semi-féodal, la critique de Negri se limite à constater l'impossibilité, évidente aujourd'hui, des recettes léninistes sur le parti et sur la stratégie révolutionnaire. Donnons-lui-en acte : c'est déjà un pas en avant en regard de la stupidité marxiste-léniniste.
Son propos est cependant, et là s'explique le terme de néo-léninisme, de retrouver l'esprit de Lénine en rompant avec la tradition stalino-gramscienne de la gauche italienne. Mais il joue sur une équivoque. Tout d'abord, comme beaucoup le savent, il y a un Lénine pour tous les goûts. Il y a un Lénine stalinien avant la lettre, théoricien du parti de granit dans « Que Faire ? » ; il y a le Lénine philosophe de « Matérialisme et Empiriocriticisme », future bible de la stupidité jdanovienne ; il y a le Lénine hégélien et humaniste des « Cahiers philosophiques », passion des staliniens dissidents. Il y a même un Lénine conseilliste et libertaire (mais pour peu de temps) dans « L'État et la Révolution ». Il y a encore le Lénine du « Gauchisme, maladie infantile... » (seul livre «marxiste » qui ne fut pas interdit dans l'Allemagne de Hitler...), idéologue de la N.E.P. et admirateur du taylorisme. Il n'existe pas un « discours » de Lénine. Sa pensée et sa pratique se sont toujours constituées en fonction de problèmes posés non pas tant à la Révolution russe qu'au parti bolchevique et à sa stratégie pour conquérir et garder le pouvoir. Une telle stratégie fut rarement en harmonie avec les besoins du prolétariat européen. Quand cela s'est produit, par exemple dans la période de guerre jusqu'aux Thèses d'avril (1917), Lénine s'est retrouvé sur les positions des groupes de la gauche révolutionnaire européenne, sans qu'il exprime une originalité particulière, tant pour la pensée que pour la politique. Là où se constitue la spécificité du dessein léniniste, c'est par contre dans la constitution, la consolidation et la défense de l'odieux État Ouvrier, précipité d'une terrible contre-révolution fondée sur le «mensonge déconcertant » (Anton Ciliga). À partir de leur étrange lecture de l'histoire, les opéraïstes en sont venus à systématiser une interprétation de la réalité du capital, interprétation sur laquelle ils fondent leur politique. Le moteur du développement serait toujours la subjectivité abstraite d'une classe ouvrière identifiée selon des procédés sociologiques. « La lutte et la composition de la classe ouvrière déterminent non seulement les mouvements du capital mais aussi leur ampleur, non seulement la dynamique niais aussi les tendances ».
Les rapports entre organisation et mouvement sont conçus d'une manière nouvelle face à l'idéologie issue de la troisième internationale, mais la rupture n'est pas radicale. Dans les années vingt, la gauche communiste, libertaire et antibolchevique, avait compris que c'est au mouvement de créer l'organisation et non l'inverse. Les opéraïstes font un pas en arrière. Ils/elles renoncent au léninisme vulgaire de la conscience apportée de l'extérieur. Mais pour eux et elles le parti - dont ils/elles reproposent régulièrement la fondation -, s'il doit se limiter à « filtrer », à « recomposer » les mouvements de masse, continue cependant à être organisé de façon centralisée, et il est considéré, malgré les phrases sur la subjectivité ouvrière, comme l'unique dépositaire de la subjectivité agissante. Tout ce qui a été chassé par la porte est rentré par la fenêtre. Poursuivons l'observation des aventures de l'ouvrier-masse. L'étude de ce dernier amène les opéraïstes à commencer à la fin des années soixante une histoire d'amour avec les États-Unis. Pas les États-Unis de l'Oncle Sam, mais ceux moins connus de la réalité ouvrière. Dans la note marginale à son fameux livre «Ouvriers et Capital », Mario Tronti célèbre les luttes ouvrières du New Deal comme le summum de la
radicalité. Celles-ci seraient la vraie cause de la révolution keynésienne. Le capital aurait dû céder face à la marée montante. Les ouvrierEs auraient extorqué un revenu hors du rapport immédiat d'exploitation. C'est alors qu'apparaît le welfare, la sécurité sociale, l'allocation chômage, les congés payés, etc. : c'est le salaire social. Les ouvrierEs, dont le poids politique serait enfin reconnu, auraient conquis la possibilité de déterminer la direction du développement. Il n'y aurait plus ces veilles frontières entre lutte politique et lutte économique : la lutte pour le salaire serait devenue lutte immédiatement politique parce que lutte pour le pouvoir.
Voilà encore une interprétation biaisée, mêlée à des fragments d'analyse lucides et stimulants. En fait, ce cycle de luttes, bien que parcouru d'épisodes où la combativité fut remarquable, n'échappa jamais au contrôle global de l'État. Roosevelt, politicien intelligent qui, outre son admiration pour Keynes, avait aussi étudié la législation du travail de l'Italie fasciste, lança en 1933 un programme de réformes - ce fut le New Deal, le nouveau contrat - qui libérèrent, mais seulement pour les diriger, les canaliser, les forces réprimées d'une classe ouvrière vaincue et démoralisée. Le mouvement des grèves se déchaîna surtout après 1933; ce fut le prix calculé que le capital paya pour réaliser sa propre réorganisation. Ça n'a rien à voir avec un pouvoir ouvrier ! Cela n'empêche pas que la nouvelle situation offrit de nouveaux espaces à la lutte de classe. Mais pourquoi faire l'apologie de la restructuration capitaliste ?
En Italie, la révolution keynésienne se produisit dans les années soixante, sous la pression du cycle de luttes dont le point de départ fut les heurts de la Piazza Statuto (Turin, 1962). De nouveau l'ouvrier-masse se serait déchaîné. Ces luttes qui produisirent l'Automne Chaud et le Statut des travailleurs/euses auraient modifié l'État à l'américaine. L'ouvrier-masse aurait été tellement fort qu'il ne manquait plus que le coup d'épaule tactique de Potere Operaïo pour assurer la victoire finale
Du fait que le salaire est la mesure du pouvoir de la classe, il faut le distribuer à tous : ménagères, étudiantEs, délinquantEs (comme le dit Marx, eux aussi sont des travailleurs/euses productifs/ves), droguéEs, marginaux/ales, etc. À quelle logique appartient ce type de revendications ? Il y en a de deux sortes. CertainEs tiennent les ouvrierEs pour incapables de comprendre qu'il est l'heure d'en finir avec le travail salarié; on a donc recours à des revendications immédiatement compréhensibles mais irréalisables, donc de grande valeur pour l'agitation : c'est la vieille merde gradualiste. D'autres croient souhaitable d'introduire toujours plus d'humanité dans les plaisirs de l'esclavage salarié. Nous penchons pour cette dernière interprétation.

«Dans cette phase le discours de Potere Operaïo est un discours sur la centralité de l'organisation du mouvement ». Ce qui réapparaît là, ce sont des retours de léninisme orthodoxe, et cela se reproduira par la suite. Dans cette période, quelques opéraïstes enclinEs à la tractation maffieuse, même s'ils/elles ne sont pas dépourvus de quelques capacités théoriques, se tiennent pour satisfaitEs des puissantes conquêtes de l'ouvrier-masse. C'est ainsi que Tronti, Cacciari et Asor Rosa, après avoir vomi pendant des années le réformisme du P.C., prennent leur carte. Parmi tant de miracles provoqués par l`ouvrier-masse, il y a encore celui qui fait retrouver à la techno-bureaucratie stalinienne son caractère de classe perdu. Pour donner une allure théorique à une décision aussi éhontée. Tronti invente l'histoire de l'autonomie du politique et parle d'utilisation ouvrière du parti. « C'est dans les conflits du système politique, pas en lui, qu’il y a aujourd'hui une crise du social. » « Développement et pouvoir : deux fonctions pour deux classes. Le développement est le propre du capital, le pouvoir celui de la classe ouvrière. » « Il s’agit de faire de l’État la forme moderne d'une classe ouvrière organisée en classe dominante.» Nous nous excusons de citer ainsi, mais nous n'avons pu résister à la tentation. Traduite en langage plus compréhensible, voici l'essence du discours : dans la dialectique sociale, le moment dominant est désormais le moment politique, émancipé, autonomisé vis-à-vis des conditionnements dégradants de l'économie. Ici tout fonctionne à merveille, la crise n'existe pas, c'est seulement une crise de la classe politique qui provient de ce que nos gouvernantEs sont mauvaisES. La proposition est donc : laissons aux patronNEs le « développement », les ouvrierEs doivent s'occuper du «pouvoir », c'est-à-dire de l'État. Résultat : la classe ouvrière se fait État et règne grâce aux conditions institutionnelles offertes à son parti. À partir de l'entrée du P.C. au gouvernement, tout ira pour le mieux, dans le meilleur des mondes possibles. Amen.

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