L'autorité
officielle ou légale, de quelque nom qu'on la décore, est toujours
mensongère et malfaisante. Il n'y a de vrai et de bienfaisant que
l'autorité naturelle ou anarchique. Qui fait autorité en fait et en
droit, en 48 ? Est-ce le gouvernement provisoire, la commission
exécutive, Cavaignac ou Bonaparte ? Ni l'un ni l'autre. Car s'ils
avaient en main la force brutale, ils n'étaient eux-mêmes que des
instruments, les rouages engrenés de la réaction ; ils n'étaient
donc pas des moteurs, mais des machines. Toutes les autorités
gouvernementales, même les plus autoritaires, ne sont que cela.
elles fonctionnent par la volonté d'une faction et au service de
cette faction, sauf les accidents d'intrigues, les explosions
d'ambition comprimée. La véritable autorité en 48, l'autorité de
salut universel ne fut donc pas dans le gouvernement, mais, comme
toujours, en dehors du gouvernement, dans l'initiative individuelle :
Proudhon fut son plus éminent représentant (je parle dans le peuple
et non dans la Chambre). C'est en lui que se personnifia l'agitation
révolutionnaire des masses. Et pour cette représentation-là, il
n'est besoin ni de titre, ni de mandat légalisés. Son seul titre,
il lui venait de son travail, c'était sa science, son génie. Son
mandat, il ne le tenait pas des autres, des suffrages arbitraires de
la force brute, mais de lui seul, de la conscience et de la
spontanéité de sa force intellectuelle. Autorité naturelle et
anarchique, il eut toute la part d'influence à laquelle il pouvait
prétendre. Et c'est une autorité qui n'a que faire des prétoriens,
car elle est la dictature de l'intelligence ; elle échauffe et elle
vivifie. Sa mission n'est pas de garrotter ni de raccourcir les
hommes, mais de les grandir de toute la hauteur de la tête, mais de
les développer de toute la force d'expansion de leur nature mentale.
Elle ne produit pas, comme l'autre, des esclaves au nom de la liberté
publique, elle détruit l'esclavage au nom de l'autorité privée.
elle ne s'impose pas à la plèbe en se crénelant dans un palais, en
se cuirassant de mailles de fer, en chevauchant parmi ses archers,
comme les barons féodaux — elle s'affirme dans le peuple, comme
s'affirment les astres dans le firmament, en rayonnant sur ses
satellites !!
Quelle
puissance plus grande aurait eue Proudhon, au gouvernement ? Non
seulement il n'en aurait pas eu davantage, mais il en aurait eu
beaucoup moins, en supposant même qu'il eût pu conserver au pouvoir
ses passions révolutionnaires. Sa puissance lui venant du cerveau,
tout ce qui aurait été de nature à porter entrave au travail de
son cerveau aurait été une attaque à sa puissance. S'il eût été
un dictateur botté et éperonné, armé de pied en cap, investi de
l'écharpe et de la cocarde suzeraines, il eût perdu à politiquer
avec son entourage tout le temps qu'il a employé à socialiser les
masses. Il aurait fait de la réaction au lieu de faire de la
révolution. Voyez plutôt le châtelain du Luxembourg, Louis Blanc,
le mieux intentionné peut-être de tout le gouvernement provisoire,
et cependant le plus perfide, celui qui a tiré les marrons du feu
pour la réaction ; qui a livré les ouvriers sermonnés aux
bourgeois armés ; qui a fait comme font tous les prédicateurs en
soutane ou à rubans autoritaires, qui a prêché la charité
chrétienne aux pauvres afin de sauver le riche. Les titres, les
mandats gouvernementaux ne sont bons que pour les nullités qui, trop
lâches pour être quelque chose par elles-mêmes, veulent paraître.
Ils n'ont de raison d'être que par la raison de ces avortons.
L'homme fort, l'homme d'intelligence, l'homme qui est tout par le
travail et rien par l'intrigue, l'homme qui est le fils de ses œuvres
et non le fils de son père, de son oncle ou de n'importe quel
patron, n'a rien à démêler avec ces attributions carnavalesques ;
il les méprise, il les hait comme un travestissement qui souillerait
sa dignité, comme quelque quelque chose d'obscène et d'infamant.
L'homme faible, l'homme ignorant, mais qui a le sentiment de
l'humanité, doit les redouter aussi : il ne lui faut pour cela qu'un
peu de bon sens. Car si toute arlequinade est ridicule, de plus elle
est odieuse ; c'est quand elle porte latte !
Tout
gouvernement dictatorial, qu'il soit entendu au singulier ou au
pluriel, tout pouvoir démagogique ne pourrait que retarder
l'avènement de la révolution sociale en substituant son initiative,
quelle qu'elle fût, sa raison omnipotente, sa volonté civique et
forcée à l'initiative anarchique, à la volonté raisonnée, à
l'autonomie de chacun. La révolution sociale ne peut se faire que
par l'organe de tous individuellement : autrement elle n'est pas la
révolution sociale. Ce qu'il faut donc, ce vers quoi il faut tendre,
c'est placer tout le monde et chacun dans la possibilité, c'est-à-
dire dans la nécessité d'agir, afin que le mouvement, se
communiquant de l'un à l'autre, donne et reçoive l'impulsion du
progrès et en décuple et en centuple la force. Ce qu'il faut enfin,
c'est autant de dictateurs qu'il y a d'êtres pensants, hommes ou
femmes, dans la société, afin de l'agiter, de l'insurger, de la
tirer de son inertie ; et non un Loyola à bonnet rouge, un général
politique pour discipliner, c'est-à-dire pour immobiliser les uns et
les autres, se poser sur leur poitrine; sur leur cœur, comme un
cauchemar, afin d'en étouffer les pulsations ; et sur leur front,
sur leur cerveau, comme une instruction obligatoire ou catéchismale,
afin d'en torturer l'entendement ! L'autorité gouvernementale, la
dictature, qu'elle s'appelle empire ou république, trône ou
fauteuil, sauveur de l'ordre ou comité de salut public, qu'elle
existe aujourd'hui sous le nom de Bonaparte ou demain sous le nom de
Blanqui ; qu'elle sorte de Ham ou de Belle-Isle, qu'elle ait dans ses
insignes un aigle ou un lion empaillé... la dictature n'est que le
viol de la liberté par la virilité corrompue, par les syphilitiques
; c'est le mal césarien inoculé avec des semences de reproduction
dans les organes intellectuel de la génération populaire. Ce n'est
pas le baiser d'émancipation, une naturelle et féconde
manifestation de la puberté, c'est une fornication de la virginité
avec la décrépitude, un attentat aux mœurs, un crime comme d'abus
du tuteur envers sa pupille... c'est un humanicide ! Il n'y a qu'une
dictature révolutionnaire, qu'une dictature humanitaire: c'est la
dictature intellectuelle et morale. Tout le monde n'est-il pas libre
d'y participer ? Il suffit de le vouloir pour le pouvoir. Point n'est
besoin autour d'elle, et pour la faire reconnaître, de bataillons de
licteurs ni de trophées de baïonnettes; elle ne marche escortée
que de ses libres pensées elle n'a pour sceptre que son faisceau de
lumières. Elle ne fait pas la loi, elle la découvre ; elle n'est
pas autorité, elle fait autorité. Elle n'existe que par la volonté
du travail et de droit de la science. Qui la nie aujourd'hui
l'affirmera demain. Car elle ne commande pas la manœuvre en se
boutonnant dans son inertie, comme un colonel de régiment, mais elle
ordonne le mouvement en prêchant d'exemple, elle démontre le
progrès par le progrès. —Tout le monde au même pas ! dit l'une,
et c'est la dictature de la force brute, la dictature animale. —
Qui m'aime me suive ! dit l'autre, et c'est la dictature de la force
intellectualisée, la dictature hominale. L'une a pour appui tous les
hommes bergers, tous les hommes à troupeaux, tout ce qui commande et
obéit au bercail, tout ce qui est domicilié dans la civilisation.
L'autre
a pour elle les individualités faites hommes, les intelligences
décivilisées. L'une est la dernière représentation du paganisme
moderne, le soir de clôture définitive, ses adieux au public.
L'autre est le début d'une ère nouvelle, son entrée en scène, le
triomphe du socialisme. L'une est si vieille qu'elle touche à la
tombe ; l'autre si jeune qu'elle touche au berceau.
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