samedi 8 avril 2017

Joseph Dejacque A Bas Les chefs ! Part 1

Nous ne sommes plus au temps fabuleux de Saturne où le père dévorait ses enfants, ni au temps judaïque d'Hérode où l'on massacrait toute une génération de frêles innocents ; ce qui, après tout, n'a pas empêché Jésus d'échapper au massacre et Jupiter à la dévoration. Nous vivons à une époque où l'on ne tue plus guère les enfants par le glaive ou la dent, et où il paraît assez naturel que les jeunes enterrent les vieux. Enterrons donc tout ce qui a fait son temps. Hercule est mort, pourquoi chercher à le ressusciter ? on ne pourrait tout au plus que le galvaniser. La massue est moins forte que l'idée. A toute idée présente et à venir, salut !

L'autorité a régné si longtemps sur les hommes, elle a tellement pris possession de l'humanité, qu'elle a laissé partout garnison dans son esprit. Aujourd'hui encore, il est difficile, autrement qu'en idée, de la saper de fond en comble. Chacun des civilisés est pour elle une forteresse qui, sous la garde des préjugés, se dresse en ennemie sur le passage de la liberté, cette envahissante amazone. Ainsi, tels qui se croient révolutionnaires et ne jurent que par la liberté, proclament néanmoins la nécessité de la dictature ; comme si la dictature n'excluait pas la liberté, et la liberté la dictature. Que de grands enfants, à vrai dire, parmi les révolutionnaires ! et de grands enfants qui tiennent à leur dada ; à qui il faut la République démocratique et sociale, sans doute, mais avec un empereur ou un dictateur, ce qui est tout un, pour la gouverner ; gens montés à califourchon, et la face tournée vers la croupe, sur leur carcasse d'âne, et qui, les yeux fixés sur la perspective du progrès, s'en éloignent d'autant plus qu'ils font plus de chemin pour s'en rapprocher, les pieds, dans cette position, galopant du côté opposé au devant de la bête. Ces révolutionnaires-là, politiqueurs au cou pelé, ont conservé, avec l'empreinte du collier, la tache morale de la servitude, le torticolis du despotisme. Hélas ! ils ne sont que trop nombreux parmi nous. Ils se disent républicains, démocrates et socialistes, et ils n'ont de penchant et d'amour que pour l'autorité au bras de fer, au front de fer, au cœur de fer ; plus monarchistes en réalité que les monarchistes, qui à côté d'eux pourraient presque passer pour des an... archistes.
La dictature, qu'elle soit une hydre à cent têtes ou à cent queues, qu'elle soit démocratique ou démagogique, ne peut assurément rien pour la liberté ; elle ne peut que perpétuer l'esclavage, au moral comme au physique. Ce n'est pas en enrégimentant un peuple d'hilotes sous un joug de fer, puisque fer il y a, en l'emprisonnant dans un uniforme de volontés proconsulaires, qu'il peut en résulter des hommes intelligents et libres. Tout ce qui n'est pas la liberté est contre la liberté. La liberté n'est pas chose qui puisse s'octroyer. il n'appartient pas au bon plaisir de quelque personnage ou comité de salut public que ce soit de la décréter, d'en faire largesses. La dictature peut couper des têtes d'hommes, elle ne saurait les faire croître et multiplier ; elle peut transformer les intelligences en cadavres ; elle peut faire ramper et grouiller sous sa botte de verges les esclaves, comme des vers ou des chenilles, les aplatir sous son pas pesant, mais seule la liberté peut leur donner des ailes. Ce n'est que par le travail libre, le travail intellectuel et moral que notre génération, civilisation ou chrysalide, se métamorphosera en vif et brillant papillon, revêtira le type humain et prendra son essor dans l'harmonie. Bien des gens, je le sais, parlent de la liberté sans la comprendre, ils n'en ont ni la science ni même le sentiment. Ils ne voient jamais dans la démolition de l'autorité régnante qu'une substitution de nom ou de personne ; ils n'imaginent pas qu'une société puisse fonctionner sans maîtres ni valets, sans chefs ni soldats ; ils sont pareils, en cela, à ces réacteurs qui disent : «Il y a toujours eu des riches et des pauvres. Il y en aura toujours. Que deviendrait le pauvre sans le riche ? Il mourrait de faim.» Les démagogues ne disent pas tout à fait cela, mais ils disent : «Il y a toujours eu des gouvernants et des gouvernés, il y en aura toujours. Que deviendrait le peuple sans gouvernement ? Il croupirait dans l'esclavage.» Tous ces antiquaires-là, les rouges et les blancs, sont un peu compères et compagnons ; l'anarchie, le libertarisme, bouleverse leur misérable entendement, entendement encombré de préjugés ignares, de niaises vérités, de crétinisme. Plagiaires du passé, les révolutionnaires rétrospectifs et rétroactifs, les dictaturistes, les inféodés à la force brutale, tous ces autoritaires cramoisis qui réclament un pouvoir sauveur, croasseront toute leur vie sans trouver ce qu'ils désirent. Semblables aux grenouilles qui demandent un roi, on les voit et on les verra toujours changer leur soliveau pour une grue, le gouvernement de Juillet ¹ pour un gouvernement de Février², les massacreurs de Rouen pour les massacreurs de Juin², Cavaignac pour Bonaparte, et demain, Bonaparte pour Blanqui... S'ils crient un jour : "A bas la garde municipale!" c'est pour crier l'instant d'après : «Vive la garde mobile!» Ou bien ils troquent la garde mobile contre la garde impériale, comme ils troqueraient la garde impériale contre les bataillons révolutionnaires.
Sujets ils étaient, sujets ils sont, sujets ils seront. Ils ne savent ni ce qu'ils veulent ni ce qu'ils font. Ils se plaignent la veille de n'avoir pas l'homme de leur choix, ils se plaignent le lendemain de l'avoir trop. Enfin, à tout moment et à tout propos, ils invoquent l'autorité «au long bec emmanché d'un long cou», et ils trouvent surprenant qu'elle les croque, qu'elle les tue ! Qui se dit révolutionnaire et parle de dictature n'est qu'un dupe ou un fripon, un imbécile ou un traître ; imbécile et dupe, s'il la préconise comme auxiliaire de la Révolution sociale, comme un mode de transition du passé au futur, car c'est toujours conjuguer l'autorité à l'indicatif présent ; fripon et traître, s'il ne l'envisage que comme un moyen de prendre place au budget et de jouer au mandataire sur tous les modes et dans tous les temps. Combien de nains qui ne demanderaient pas mieux que d'avoir des échasses officielles, un titre, des appointements, une représentation quelconque pour se tirer de la fondrière où patauge le commun des mortels et se donner des airs de géants ! Le commun des mortels sera-t-il toujours assez sot pour fournir un piédestal à ces pygmées ? Faudra-t-il toujours s'entendre dire : «Mais vous parlez de supprimer les élus du suffrage universel, de jeter par les fenêtres la représentation nationale et démocratique, que mettrez-vous à sa place ? Car enfin, il faut bien quelque chose. Il faut bien que quelqu'un commande... un comité de salut public, alors ? Vous ne voulez plus d'un empereur, d'un tyran, cela se comprend ; mais qui le remplacera... un dictateur ? car tout le monde ne peut pas se conduire, et il en faut bien un qui se dévoue à gouverner les autres...» Eh! messieurs ou citoyens, à quoi bon le supprimer, si c'est pour le remplacer ? Ce qu'il faut, c'est détruire le mal et non le déplacer. Que m'importe à moi qu'il porte tel nom ou tel autre, qu'il soit ici ou là, si, sous ce masque et sous cette allure, il est encore et toujours en travers de mon chemin ? On supprime un ennemi, on ne le remplace pas. La dictature, la magistrature souveraine, la monarchie, pour bien dire ~car reconnaître que l'autorité, qui est le mal, peut faire le bien, n'est-ce pas se déclarer monarchiste, sanctionner le despotisme, apostasier la Révolution ?~ Si on leur demande, à ces partisans absolus de la force brutale, à ces prôneurs de l'autorité démagogique et obligatoire, comment ils l'exerceront, de quelle manière ils organiseront ce pouvoir fort, les uns vous répondent, comme feu Marat, qu'ils veulent un dictateur avec des boulets aux pieds et condamné par le peuple à travailler pour le peuple.


D'abord distinguons : ou ce dictateur agira par la volonté du peuple, et alors il ne sera pas réellement dictateur, ce ne sera qu'une cinquième roue à un carrosse, ou bien il sera réellement dictateur, il aura en main guides et fouet, et il n'agira que d'après son bon plaisir, c'est-à-dire au profit exclusif de sa divine personne. Agir au nom du peuple c'est agir au nom de tout le monde, n'est-ce pas ? Et tout le monde n'est pas scientifiquement, harmoniquement, intelligemment révolutionnaire. Mais j'admets, pour me conformer à la pensée des blanquistes, par exemple, (cette queue du carbonarisme, cette franc-maçonnerie ba-bé-bou-viste, ces invisibles d'une nouvelle espèce, cette société d'intelligences... secrètes) qu'il y a peuple et peuple, le peuple des frères initiés, les disciples du grand architecte populaire, et le peuple ou tourbe des profanes. Ces affiliés, ces conspirateurs émérites s'entendront-ils toujours entre eux ? Seront-ils toujours d'accord sur toutes les questions et dans toutes leurs sections ? Qu'un décret soit lancé sur la propriété ou sur la famille ou sur quoi que ce soit, les uns le trouveront trop radical, les autres pas assez. Mille poignards, pour lors, se lèveront mille fois par jour contre le forçat dictatorial. Il n'aurait pas deux minutes à vivre celui qui accepterait un pareil rôle. Mais il ne l'acceptera pas sérieusement, il aura sa coterie, tous les hommes de curée qui se serreront autour de lui, et lui feront un bataillon sacré de valets pour avoir les restes de son autorité, les miettes du pouvoir. Alors il pourra peut-être bien ordonner au nom du peuple, je ne dis pas le contraire, mais, à coup sûr, contre le peuple. Il fera fusiller ou déporter tout ce qui aura des velléités libertaires. Comme Charlemagne, ou je ne sais plus quel roi, qui mesurait les hommes à la hauteur de son épée, il fera décapiter toutes les intelligences qui dépasseront son niveau. il proscrira tous les progrès qui tendront plus loin que lui. Il fera comme tous les hommes de salut public, comme les politiques de 93, émules des jésuites de l'Inquisition, il propagera l'abêtissement général, il anéantira l'Initiative particulière, il fera la nuit sur le jour naissant, les ténèbres sur l'idée sociale, il nous replongera, mort ou vif, dans le charnier de la civilisation, il fera du peuple, au lieu d'une autonomie intellectuelle et morale, une autonomie de chair et d'os, un corps de brutes. Car, pour un dictateur politique comme pour un directeur Jésuite, ce qu'il y a de meilleur dans l'homme, ce qu'il y a de bon, c'est le cadavre !... D'autres, dans leur rêve de dictature, diffèrent quelque peu de ceux-ci, en ce sens qu'ils ne veulent pas de la dictature d'un seul, d'un Samson uni-tête, mais à mille ou à cent mâchoires de baudet, de la dictature des petites merveilles du prolétariat, réputées par elles intelligentes parce qu'elles ont débité un jour ou l'autre quelques banalités en prose ou en vers, qu'elles ont barbouillé leurs noms sur les listes du scrutin ou les registres de quelque petite chapelle politico-révolutionnaire; la dictature enfin des têtes et des bras à poils pour faire concurrence aux Ratapoils et avec mission, comme de juste, d'exterminer les aristocrates ou les philistins. Ils pensent comme les premiers, que le mal n'est pas tant dans les institutions liberticides que dans le choix des hommes tyranniques. Égalitaires de nom, ils sont pour les castes en principe. Et en mettant au pouvoir des ouvriers à la place des bourgeois, ils ne doutent pas que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Mettre les ouvriers au pouvoir ! En vérité, il faut ne plus se souvenir. N'avons-nous pas eu Albert au gouvernement provisoire²? Est-il possible de voir rien de plus crétin ? Qu'a-t-il été, sinon un plastron ? A l'assemblée constituante ou législative, nous avons eu les délégués lyonnais; s'il fallait juger des représentés par les représentants, ce serait un triste échantillon de l'intelligence des ouvriers de Lyon. Paris nous a gratifiés de Nadaud, nature épaisse, intelligence de mortier, qui rêvait la transformation de sa truelle en sceptre présidentiel ~l'imbécile!~ Puis aussi Corbon, le révérend de l'Atelier, et peut-être bien le moins jésuite, car lui, du moins, n'a pas tardé à jeter le masque et à prendre place au milieu et à côté des réacteurs. Tels sur les marches du trône les courtisans sont plus royalistes que le roi, tels sur les degrés de l'autorité officielle ou légale les ouvriers républicains sont plus bourgeois que les bourgeois. Et cela se comprend : l'esclave affranchi et devenu maître exagère toujours les vices du planteur qui l'a éduqué. Il est d'autant plus disposé à abuser du commandement qu'il a été enclin ou forcé à plus de soumission et à plus de bassesse envers ses commandeurs. Un comité dictatorial composé d'ouvriers est certainement ce que l'on pourrait trouver de plus gonflé de suffisance et de nullité et, par conséquent, de plus antirévolutionnaire. Si l'on veut prendre au sérieux le mot de salut public, c'est d'abord, et en toute occasion, d'évincer les ouvriers de toute autorité gouvernementale et ensuite, et toujours, d'évincer le plus possible de la société l'autorité gouvernementale elle-même. (Mieux vaut au pouvoir des ennemis suspects que des amis douteux.) 

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