samedi 1 avril 2017

Le Crépuscule Part 1

L'OPERAÏSME ITALIEN ET SES ENVIRONS.

« Ceux qui désirent et n’agissent pas engendrent la pestilence. »
W. Blake, 1790


L'avilissement et l'impuissance semblent être les traits dominants de l'Italie après 1977. Après que le déchaînement des meilleures énergies et des plus inattendues ait grippé pour un moment divers aspects du fonctionnement de l'ordre établi, un sentiment d'apathie collective et d'anéantissement domine, parce que le monstre est plus fort que ce que le triomphalisme avait laissé croire. Une période de contre-révolution a commencé qui fait qu'on se souvient avec nostalgie des années 1970-19î3, pourtant combien difficiles. II ne s'agit pas seulement de la chasse forcenée à l'autonome; même parmi ceux qui ont réussi à se soustraire à l'étreinte du Big Brother, on sent dominer le relâchement et l'indécision. Comme si une époque s'était close, celle du possible, et qu'une autre avait commencé dont on ne déchiffre encore les traits qu'avec peine. On a même peur de les distinguer, tout simplement. On est passé du délire de l'action à la paranoïa de la répression ou, pire, de la délation. Entre les deux pôles qui caractérisent chaque phase, il y a le comportement enragé des carabiniers et l'absence de théorie. Les mille voix par lesquelles le mouvement s'était exprimé dans les années passées se taisent presque toutes. Les points de référence sortent des têtes et disparaissent. .Cela constitue le couronnement de la victoire politico-militaire : ôter à l'ennemi les armes de la critique et de la conscience qui fondent son être subversif. Mais aucun mouvement ne procède de façon continue, ascendante, inaltérée. Le problème qui se pose, c'est de comprendre quelles sont les causes du coup d'arrêt, des erreurs pratiques, et des limites de 1a théorie. Pour ce faire, il est nécessaire de se libérer du passé, non par le refoulement collectif qui est tellement à la mode ces temps-ci, mais par une critique radicale et directe. C'est pourquoi il faut se débarrasser des fétiches consolants que constituent certaines formes de la pratique et de la théorie que le spectacle a collées, post festum, au mouvement. Une part importante de ce travail consistera à comprendre à fond le rôle néfaste joué par les moyens de communication. Les journaux et la télévision, bien avant les juges et les policiers, ont pris l'initiative d'amplifier, pour mieux les attaquer ensuite les positions les plus irresponsables et immédiatistes. Là où existait une situation sociale non réductible aux catégories pourries de la politique, on a aplati, uniformisé, manipulé. On a inventé des leaders qui ont donné des interviews et on a créé l'image ridicule et inquiétante de l'ennemi à supprimer. Le message de cette guerre intérieure n'a pas tardé à porter ses fruits : les positions qui soutenaient l'impossible militarisation gagnèrent en popularité et en influence avec les conséquences que chacun peut voir aujourd'hui. En outre, les médias ont imposé au mouvement un rythme accéléré qui n'était pas le sien. Cela aussi a fait à la longue le jeu de la conservation sociale. Nous n'avons toutefois pas l’intention d'entrer dans les détails de cette question. Au contraire, nous nous proposons d'affronter un autre problème, tenter de critiquer les fondements conceptuels de la théorie - un opéraïsme revisité, mais non dépassé - que le mouvement s'est trouvé. Nous sommes conscients qu'une telle intention peut sembler intempestive et même de mauvais goût. Une bonne partie des théoriciens de ce courant se trouvent, comme on sait, en taule ou, en petit nombre, en fuite, victimes de l'une des opérations judiciaires les plus infâmes du siècle. Mais, exactement comme après la Piazza Fontana, l’un des effets délétères de la campagne de terreur qui a suivi le 7 avril est la paralysie des idées et l’absence de débat. Il est fondamental, également par rapport aux emprisonnéEs, de ne pas céder à la tentation de renoncer à penser. Est-il besoin de le répéter ? Avec la permission du « grand» président Pertini - les luttes sociales de ces années ne sont le produit d'aucune direction stratégique. Il n'a jamais existé de centrale appelée «Autonomie Organisée» à laquelle on pourrait attribuer - que son honneur le juge Calogero nous excuse – la responsabilité ou le mérite de ce qui s'est passé en 1977, avant ou après. Il a bien existé une constellation de groupes, de collectifs, de noyaux, agissant dans les lieux les plus divers de la société, avec des instruments théoriques et organisationnels des plus variés. Et les habituelles tentatives de centralisation n'ont bien sûr pas manqué - le P.A.O., Parti de l'Autonomie Ouvrière -, mais elles ont toujours échoué parce qu'en retrait sur la réalité du mouvement. Les personnes actuellement détenues, elles-mêmes séparées par divers désaccords, constituaient simplement une tendance, ni la plus importante du point de vue du nombre, ni la plus radicale du point de vue de la théorie. Pourquoi donc tant de haine à leur encontre ? En partie parce qu'isoler un ennemi et le diaboliser est un moyen commode pour calmer momentanément la situation. L'Italie n'a pas eu, au contraire des États-Unis, la
chance de voir tomber du ciel un ayatollah sur lequel on puisse faire converger la rage et le ressentiment des masses populaires. Il a donc dû se limiter à un produit « national». Ici les monstres ne sont ni lointains ni étrangers. Ils parlent notre langue et vivent parmi nous. À la différence de ces étudiants islamiques, qui sont un ennemi facilement repérable, on est ici face à un ennemi fuyant, qui se cache derrière des chaires universitaires respectables ou d'anonymes institutions de recherche sociale. Une des choses qui provoquent le plus d'interrogation est le fait que quelques-uns des rédacteurs de Metropoli tiraient le diable par la queue en faisant des études sociologiques indirectement financées par la Montedison. On évoque Cefis et les fonds secrets et on laisse entrevoir des contacts troubles entre les diverses centrales de la subversion. Comme si c'était la première fois que l'État se trouvait escroqué de cette manière. Depuis 1968, et pas seulement en Italie, combien de recherches d'un contenu qui n'était pas précisément conformiste ont été payées par des institutions étatiques ou para-étatiques? Selon la même logique, Noam Chomsky, professeur à l'université de Harvard à l'époque de son activité dans le mouvement contre la guerre, pourrait être accusé d'être coresponsable de la défaite au Vietnam.

Un 7 avril était donc nécessaire, comme des années auparavant il avait fallu un décembre. Désormais il s'agit de comprendre pourquoi cette opération qui était prévisible a pris tout le monde par surprise, y compris ceux qui ont été arrêtés, lesquels, vivant une vie absolument normale et publique, se firent prendre - à part quelques exceptions - avec la plus grande facilité. Ainsi naît l'impression que les raisons de cette lacune fatale sont à chercher dans l'appareil conceptuel que ces individus utilisaient pour analyser la réalité. Jetons-y un coup d’œil.

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