L'OPERAÏSME
ITALIEN ET SES ENVIRONS.
«
Ceux qui désirent et n’agissent pas engendrent la pestilence. »
W.
Blake, 1790
L'avilissement
et l'impuissance semblent être les traits dominants de l'Italie
après 1977. Après que le déchaînement des meilleures énergies et
des plus inattendues ait grippé pour un moment divers aspects du
fonctionnement de l'ordre établi, un sentiment d'apathie collective
et d'anéantissement domine, parce que le monstre est plus fort que
ce que le triomphalisme avait laissé croire. Une période de
contre-révolution a commencé qui fait qu'on se souvient avec
nostalgie des années 1970-19î3, pourtant combien difficiles. II ne
s'agit pas seulement de la chasse forcenée à l'autonome; même
parmi ceux qui ont réussi à se soustraire à l'étreinte du Big
Brother, on sent dominer le relâchement et l'indécision. Comme si
une époque s'était close, celle du possible, et qu'une autre avait
commencé dont on ne déchiffre encore les traits qu'avec peine. On a
même peur de les distinguer, tout simplement. On est passé du
délire de l'action à la paranoïa de la répression ou, pire, de la
délation. Entre les deux pôles qui caractérisent chaque phase, il
y a le comportement enragé des carabiniers et l'absence de
théorie. Les mille voix par lesquelles le mouvement s'était exprimé
dans les années passées se taisent presque toutes. Les points
de référence sortent des têtes et disparaissent. .Cela constitue
le couronnement de la victoire politico-militaire : ôter à l'ennemi
les armes de la critique et de la conscience qui fondent son être
subversif. Mais aucun mouvement ne procède de façon continue,
ascendante, inaltérée. Le problème qui se pose, c'est de
comprendre quelles sont les causes du coup d'arrêt, des erreurs
pratiques, et des limites de 1a théorie. Pour ce faire, il est
nécessaire de se libérer du passé, non par le refoulement
collectif qui est tellement à la mode ces temps-ci, mais par une
critique radicale et directe. C'est pourquoi il faut se débarrasser
des fétiches consolants que constituent certaines formes de la
pratique et de la théorie que le spectacle a collées, post
festum, au mouvement. Une part importante de ce travail
consistera à comprendre à fond le rôle néfaste joué par les
moyens de communication. Les journaux et la télévision, bien avant
les juges et les policiers, ont pris l'initiative d'amplifier, pour
mieux les attaquer ensuite les positions les plus irresponsables et
immédiatistes. Là où existait une situation sociale non réductible
aux catégories pourries de la politique, on a aplati, uniformisé,
manipulé. On a inventé des leaders qui ont donné des interviews et
on a créé l'image ridicule et inquiétante de l'ennemi à
supprimer. Le message de cette guerre intérieure n'a pas tardé à
porter ses fruits : les positions qui soutenaient l'impossible
militarisation gagnèrent en popularité et en influence avec les
conséquences que chacun peut voir aujourd'hui. En outre, les médias
ont imposé au mouvement un rythme accéléré qui n'était pas le
sien. Cela aussi a fait à la longue le jeu de la conservation
sociale. Nous n'avons toutefois pas l’intention d'entrer dans les
détails de cette question. Au contraire, nous nous proposons
d'affronter un autre problème, tenter de critiquer les fondements
conceptuels de la théorie - un opéraïsme revisité, mais non
dépassé - que le mouvement s'est trouvé. Nous sommes conscients
qu'une telle intention peut sembler intempestive et même de mauvais
goût. Une bonne partie des théoriciens de ce courant se trouvent,
comme on sait, en taule ou, en petit nombre, en fuite, victimes de
l'une des opérations judiciaires les plus infâmes du siècle. Mais,
exactement comme après la Piazza Fontana, l’un des effets
délétères de la campagne de terreur qui a suivi le 7 avril est la
paralysie des idées et l’absence de débat. Il est fondamental,
également par rapport aux emprisonnéEs, de ne pas céder à la
tentation de renoncer à penser. Est-il besoin de le répéter
? Avec la permission du « grand» président Pertini - les luttes
sociales de ces années ne sont le produit d'aucune direction
stratégique. Il n'a jamais existé de centrale appelée «Autonomie
Organisée» à laquelle on pourrait attribuer - que son honneur le
juge Calogero nous excuse – la responsabilité ou le mérite de ce
qui s'est passé en 1977, avant ou après. Il a bien existé une
constellation de groupes, de collectifs, de noyaux, agissant dans les
lieux les plus divers de la société, avec des instruments
théoriques et organisationnels des plus variés. Et les habituelles
tentatives de centralisation n'ont bien sûr pas manqué - le P.A.O.,
Parti de l'Autonomie Ouvrière -, mais elles ont toujours échoué
parce qu'en retrait sur la réalité du mouvement. Les
personnes actuellement détenues, elles-mêmes séparées par divers
désaccords, constituaient simplement une tendance, ni la plus
importante du point de vue du nombre, ni la plus radicale du point de
vue de la théorie. Pourquoi donc tant de haine à leur encontre ? En
partie parce qu'isoler un ennemi et le diaboliser est un moyen
commode pour calmer momentanément la situation. L'Italie n'a pas eu,
au contraire des États-Unis, la
chance
de voir tomber du ciel un ayatollah sur lequel on puisse faire
converger la rage et le ressentiment des masses populaires. Il a donc
dû se limiter à un produit « national». Ici les monstres ne sont
ni lointains ni étrangers. Ils parlent notre langue et vivent parmi
nous. À la différence de ces étudiants islamiques, qui sont un
ennemi facilement repérable, on est ici face à un ennemi fuyant,
qui se cache derrière des chaires universitaires respectables ou
d'anonymes institutions de recherche sociale. Une des choses qui
provoquent le plus d'interrogation est le fait que quelques-uns des
rédacteurs de Metropoli tiraient le diable par la queue en
faisant des études sociologiques indirectement financées par la
Montedison. On évoque Cefis et les fonds secrets et on laisse
entrevoir des contacts troubles entre les diverses centrales de la
subversion. Comme si c'était la première fois que l'État se
trouvait escroqué de cette manière. Depuis 1968, et pas seulement
en Italie, combien de recherches d'un contenu qui n'était pas
précisément conformiste ont été payées par des institutions
étatiques ou para-étatiques? Selon la même logique, Noam Chomsky,
professeur à l'université de Harvard à l'époque de son activité
dans le mouvement contre la guerre, pourrait être accusé d'être
coresponsable de la défaite au Vietnam.
Un
7 avril était donc nécessaire, comme des années auparavant il
avait fallu un décembre. Désormais il s'agit de comprendre pourquoi
cette opération qui était prévisible
a pris tout le monde
par surprise, y compris ceux qui ont été arrêtés, lesquels,
vivant une vie absolument normale et publique, se firent prendre - à
part quelques exceptions - avec la plus grande facilité. Ainsi naît
l'impression que les raisons de cette lacune fatale sont à chercher
dans l'appareil conceptuel que ces individus utilisaient pour
analyser la réalité. Jetons-y un coup d’œil.
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