II
- 7 avril et 21 décembre
Tous
les leaders les plus connus de l'Autonomie Organisée ainsi que bon
nombre de militants sont arrêtés le 7 avril 1979. Les accusations
paraissent dans un premier temps absurdes : les dirigeants de
l'Autonomie Ouvrière sont accusés d'être les chefs des BR et
d'avoir ordonné et organisé la séquestration et le meurtre de
Moro. La première réaction du mouvement qui à cette occasion
semble se ranimer un instant, est l'incrédulité : les accusations
sont tellement absurdes qu'elles sont considérées comme une erreur
imbécile de l'État et de magistrats qui se croient au temps des
purges soviétiques des années trente. Aveuglément, en bloc, sans
hésitation ni balancement, toute la presse, toutes les radios, et la
télévision soutiennent. Elles avalisent les incroyables mensonges
de la magistrature togliatienne (5). Le mouvement, ou plutôt
l'Autonomie Ouvrière Organisée, avait, par irresponsabilité,
toujours compté sur les espaces qu'elle réussissait à se faire
attribuer dans les journaux quotidiens grâce à sa pratique, ainsi
que sur les bons rapports qu'elle entretenait avec quelques forces
progressistes, intellectuels, journalistes, politiciens. L'Autonomie
se trouve tout à coup bouche cousue, elle ne peut même pas répondre
aux accusations non seulement énormes mais aussi insultantes,
imprécises, confuses, qui ont pour but d'embrouiller selon une
technique digne du «polar» à suspense.
La
vérité est que les espaces qui se ferment à l'improviste à
l`Autonomie Ouvrière Organisée sont les espaces du spectacle. En
scène il y a une autre représentation et dans celle-ci on a réservé
aux autonomes le rôle d’accusés. La montagne d'irréalité qui
avait été précédemment créée est remplacée par une équation
encore plus irréelle : mouvement armée = lutte clandestine. Et cela
avec un mépris complet pour les faits et, entre autres, pour la
lutte de l'Autonomie Ouvrière Organisée contre la séquestration de
Moro.
Dans
le même temps l'appareil de propagande du pouvoir décerne un seul
rôle aux leaders de l'Autonomie : celui de coupables. Dans les mois
qui suivent ces arrestations, diverses interviews des arrêtés du 7
avril sont publiées; elles sont invariablement conçues, par le ton
et le contenu, pour avoir un sens accusateur. Les autonomes ne
peuvent plus se permettre les hâbleries que, quelques mois
auparavant, les mêmes journalistes accueillaient avec la plus grande
générosité. Eh non, désormais ils doivent se défendre, se
disculper, nier tout à travers ces mêmes journaux qui les
crucifient. L'illusion de pouvoir utiliser la presse du
capital s'est retournée inexorablement contre les autonomes.
En
outre, dans ces interviews, on « arrange » les personnalités des
leaders autonomes, on utilise leur notoriété amplifiée et le
trouble ambiant pour transmettre des messages de défaite à tout le
mouvement. Prenons le cas de Piperno. Ce monsieur n'a eu aucune
influence dans les événements de 1977. Il est apparu à
l'improviste au moment de la séquestration de Moro, quand la presse
a fait un large écho à ses propositions de médiation,
absolument
velléitaires et impuissantes, entre l'État et les ravisseurs,
propositions qui en étaient arrivées au point de solliciter et
d'obtenir des rencontres avec les dirigeants du P.S.I., les plus
favorables à l'échange de prisonniers proposé par les BR. Après
le 7 avril, Piperno, en fuite, est unanimement traité de «leader du
mouvement». Ce fugitif lance une proposition d'amnistie pour les
terroristes qui reçoit un écho énorme, sans commune mesure avec
ses possibilités de réalisation, à peu près nulles. Sa
proposition était la suivante : nous, c'est-à-dire l’ex-groupe
dirigeant de Potere Operaio, sommes les seuls politiciens capables
de reconduire les masses de jeunes à l'intérieur de la
dialectique du pouvoir, nous sommes les seuls interprètes et
contrôleurs potentiels du refus des Jeunes; si vous nous mettez en
prison, la société italienne perdra son seul canal de récupération
des masses de jeunes déboussolées, lesquels entreront en masse
dans les organisations « militaires ».
La
presse n'a même pas eu besoin d'expliquer le message : la
connotation réformiste de tout le mouvement face à une effective
radicalité révolutionnaire des organisations clandestines,
implicite dans les affirmations de Piperno, correspondait trop
bien à l'analyse que toutes les bouches du pouvoir cherchaient à
imposer. L’entrée de tous les irréductibles dans les
organisations clandestines ne faisait pas peur à l'État. Ce qui
dans l'esprit de Piperno devait sonner comme un avertissement
maffieux terrifiant (et quelque magistrat fasciste feignit
d'en accepter la provocation) ne fut qu'une indication de plus pou:
ceux qui se laissaient déjà entraîner sur le chemin du faux
antagonisme constitué par les groupes terroristes. Sur le terrain,
propice d'une opposition militaire factice, l'État
affrontera en une année le tonnerre des organisations armées, y
amalgamant des centaines d'individus et de groupes qui n'en faisaient
pas partie.
Dans
l'ensemble, l’opération du 7 avril» s'est fixée certains buts et
les a atteints. Laissons de côté l'un de ces buts, à savoir le
règlement de compte interne au pouvoir entre PCI et DC d'un côté
et « parti de la négociation » de l'autre, dont parlent encore
aujourd'hui les leaders de l'Autonomie incarcérés pour expliquer le
«sens » de toute l'opération. Indubitablement, l'un de ces buts
était la répression directe et la « désarticulation » des luttes
: outre les leaders spectaculaires et les universitaires, on a aussi
arrêté un certain nombre de militants et
d'organisateurs
qui menaient des luttes quotidiennes. En ce sens, le 7 avril est une
attaqua directe et indiscriminée contre tout le mouvement, et vaudra
surtout comme précédent. Depuis, et bien plus après le 21
décembre, ce sont de plus en plus souvent des «militants de base»,
des ouvriers, des étudiants des «écoles moyennes», des gens qui
soutenaient et organisaient concrètement les types de luttes les
plus variées qui sont arrêtés. Ils sont arrêtés sous
l'inculpation de faire partie des B.R. ou tout simplement d'en être
les dirigeants.
Cependant,
« l'opération du 7 avril» se caractérise surtout par sa nature de
coup spectaculaire contre les chefs, les responsables de dix
années de subversion et de terrorisme en Italie. D'abord, les
arrêtés étaient souvent très connus : de Négri, Scalzone,
Piperno les journaux avaient souvent parlé, en les affublant
systématiquement du titre de leader, même quand ils ne comptaient
pour rien dans le mouvement. Eux mêmes avaient parlé volontiers
pour les journaux et avaient contribué plus que personne former une
image spectaculaire de l'autonomie, à falsifier en fin de compte la
réalité du mouvement italien, en se faisant constamment les
interprètes de tout ce qu'il exprimait de nouveau, en donnant une
image amplifiée et triomphale de ses pratiques, jusqu'à leur faire
atteindre le stade de pur spectacle, jusqu'à faire qu'elles soient
reproduites par imitation. Ce fait, de pair avec l'énormité
des accusations qui en masquait l'absurdité, garantit un formidable
effet spectaculaire. Une bombe : au moment même où le mouvement
était en état de faiblesse extrême et les BR à leur apogée,
l'action coordonnée, orchestrée des moyens d'information «
démontrait» comment, pour vaincre le terrorisme, il fallait
d'abord chasser la révolution sociale.
Les
figures spectaculaires des accusés du 7 avril - désormais
remodelées par les mensonges étaient le produit qu'ils avaient
eux-mêmes contribué à créer, avec la collaboration des secteurs
culturels adjoints au mouvement; c'est aussi la conséquence
d'une faiblesse collective, en particulier de l'absence de théorie
révolutionnaire. Ces figures spectaculaires étaient tout ce qui,
dans les deux années précédentes, avait été vendu par l'Espresso
comme de la révolution, et beaucoup y avaient cru : il n'est pas
exagéré d'affirmer que, à diverses occasions, les «rythmes » du
mouvement avaient été décidés par la presse progressiste.
Désormais, les quotidiens (Lotta Continua, Republica)
et les hebdomadaires (Espresso, Panorama) du mouvement
se mirent à calomnier directement la révolution, en en
présentant une image fausse, stéréotypée et grotesque. On la
calomniait en disant : les dirigeants du mouvement révolutionnaire
étaient, à l'insu de leurs propres suiveurs auxquels ils débitaient
des critiques ad hoc de la lutte armée clandestine, les dirigeants
des BR et de Prima Linea, qui constituaient le vrai projet
révolutionnaire. Quelle chaîne de falsifications! Mais qui avait
avant tout pour effet de cacher que Negri et Piperno non seulement
n'étaient pas les dirigeants des BR, mais encore qu'ils n'avaient
jamais été non plus les dirigeants du mouvement de 77-78.
Le
21 décembre 1979, l'action répressive de l'État fait un saut
qualitatif et avec elle l'énorme calomnie contre la révolution. Des
milliers de perquisitions furent effectuées de nuit dans toute
l'Italie , une douzaine de « dirigeants » de l'Autonomie Ouvrière
Organisée furent arrêtés, tandis qu'une nouvelle avalanche de
chefs d'inculpation tombait sur la tête des leaders déjà
emprisonnés. Par suite des déclarations d'un délateur (Pioroni),
ils furent tous accusés d'avoir constitué une organisation
militaire fantôme avant la naissance des BR. La plus consistante des
accusations particulières, dirigée en l’espèce contre le chef
des chefs, c'est-à-dire Negri, est d'avoir organisé
l'enlèvement et le meurtre d'un de ses amis et camarades du parti.
Pour la première fois, Negri, et avec lui le mouvement
révolutionnaire, est accusé d'un fait concret, circonstancié,
précis. Et quel fait! la trahison ci le meurtre d'un
camarade, membre de la même organisation. L'accusation de fratricide
sert évidemment à clouer Negri au pilori. Mais avec cette nouvelle
arme, l'appareil déchaîné de la propagande veut liquider un ennemi
beaucoup plus redoutable, l'accabler sous un sentiment de
culpabilité, le déboussoler, le démoraliser, l'abattre. Il veut en
écouter les confessions, les auto -accusations, les abjurations, les
pénitences, les reniements, les désillusions.
Dans
toute l'opération de répression, l'aspect de guerre psychologique
est plus important que la répression immédiate. C'est précisément
cet aspect qui doit rendre par la suite possible une répression
généralisée Avec le 21 décembre, on intimide des milliers de
camarades et on les informe que, parmi eux, il y avait des assassins,
des traîtres et des fratricides, des délateurs, des vendus et des
déments, et que cela est l'essence même de tout ce qu'ils ont fait,
violence brute, aveugle, homicide, à peine justifiée par des
idéologies délirantes.
Pour
comprendre à travers quels canaux le capital a touché directement
le « cerveau collectif» des masses de jeunes qui avaient vécu le
mouvement de 77, il faut au moins avoir en tête la fonction du
quotidien « Lotta Continua ». Ce journal a été pendant
toute l'année 1977 le journal du mouvement parce qu'il était le
seul à publier textes et communiqués de l'Autonomie, bien que dans
toutes les situations où les militantEs de LC aient eu une influence
prépondérante, ils/elles aient étouffé le mouvement et aient eu
recours, quand ils/elles le pouvaient, à la violence physique et aux
insinuations délatrices. Le quotidien Lotta Continua, outre
les rituelles campagnes « libérales » contre la répression, a
surtout mené une campagne de démoralisation, de confusion
systématique, ce qui a tendu, évidemment, à susciter l'angoisse et
à jeter le trouble. Il était facile de trouver dans les actions
sanguinaires et démentes des terroristes des raisons de crier contre
la violence, le sang et la mort, et d'invoquer les valeurs sacrées
de la tolérance, de la vie et de la non-violence. Sur ces bases, il
n'était pas difficile non plus d'appuyer sur l'accélérateur de la
vie alternative, de la drogue, du féminisme, de la libération
individuelle, et en même temps de tirer le frein à main de la peur,
de l'angoisse, de l'incertitude, de la perte des points de repère.
Et puis il y eut des campagnes culturelles à répétition : depuis
les nouveaux philosophes jusqu'aux valeurs sacrées de la vie, de la
« créativité », de la fantaisie d'un mouvement qui se voulait
exclusivement culturel. Jusqu'à une petite campagne ambiguë
sur la délation. Les arrestations du 21 décembre ont été
précédées par une année de discussion dans Lotta Continua sur le
« droit à la délation » et sur le « droit à dénoncer les
camarades assassins ». C'est Lotta Continua qui, en
premier, a soulevé le scandale d'un de ses militants, « »assassiné
des années auparavant par des camarades de l'Autonomie » après
avoir attribué le meurtre aux fascistes pendant trois années. Sur
cet épisode, exhumé au moment opportun, « s'ouvre la
discussion» sur le « droit à la délation ».Du même
Fioroni, Lotta Continua s'en occupe amplement bien avant
que sa délation soit rendue publique, investissant tout le
mouvement par un débat sur la figure de ce camarade que le «choix
tragique de la violence a mené inévitablement à assassiner son
meilleur ami », sur sa crise psychologique, sur son repentir,
sur sa dénonciation de cette logique révolutionnaire qui conduit
inexorablement à égorger son propre frère. Dans le texte de sa
délation, Fioroni dénoncera les arrêtés du 7 avril comme ses
complices, et encore une fois Lotta Continua saura se battre
pour défendre la crise de ce malheureux.
Ce
qui est plus important, c'est qu’on ne peut plus parler de la
révolution, comprise comme projet, pratique, passion et vie. Pour
qui s'obstine, il y a l’antiterrorisme et la Digos (6) et,
plus efficace encore, l'oubli qui frappe ceux qui s'entêtent à
ignorer les modes. Les révolutionnaires n'ont plus de tribunes, tous
les écrans les ignorent, le spectacle s'oriente vers autre chose.
Les jeunes, cyniques et désillusionnéEs, n'ont plus de temps pour
les idéologies, encore moins pour les rêves. Une des plus graves
lacunes du mouvement de 77 a été de n'avoir eu ni moment de
réflexion ni perspectives précises pour ce qui suivrait.
L'explosion de radicalité dans ces cités qui ont échappé au
contrôle serré du capital a été improvisée et anonyme, mais la
richesse de l'action est restée imbriquée dans une émotivité
politique
coupée de toute mémoire théorique de classe. La critique que le
mouvement a faite contre le vieux et le nouveau révisionnisme, l'un
étant le fils de l'autre, à Rome, n'a pas été reliée, par une
formulation théorique de lutte contre l'opportunisme, à cette forte
tradition de classe qui a toujours caractérisé les mouvements
radicaux du passé ; or c'est une nécessité primordiale que
d'identifier l'ennemi qui se niche, se cache au sein d'agrégats
interclassistes afin d'entraver et de freiner les débordements
révolutionnaires. Cette lacune n'a pas empêché, là où il y a eu
un mouvement effectivement autonome vis-à-vis des idéologies
(par exemple dans les premiers mois de 1977 à Rome), que l'autonomie
ouvrière devienne
l'expression
du mouvement lui-même, en s'identifiant soit aux radicalités
diffuses, soit au manque de perspectives générales. Là où, en
revanche, le mouvement n'a pas réussi à s'exprimer (dans le Nord),
l'autonomie ouvrière est demeurée prisonnière de la logique de la
bande-racket qui l'a amenée à entretenir des rapports ambigus avec
des groupes politiques qui étaient l'expression directe de la
répression ; ainsi, le mouvement étant demeuré piégé entre les
mythes armés d'une part et féministes, « giovanilistes » ou
culturels d'autre part, l'autonomie ouvrière reproduisit, en les
accentuant, toutes ces limites et, tandis que le mouvement était
étouffé, privé de débouchés sociaux, qu'il demeurait
minoritaire, qu'il était attaqué par les réformistes et maintenu
dans une semi-clandestinité, toutes les idéologies en furent
pompées, amplifiées, afin d'aider à la reproduction des
organisations chancelantes. Il est significatif qu'après l'élan
initial caractérisé par une explosion de rage dans laquelle
l'exigence et le besoin de vie s'identifiaient à la lutte et à la
passion de la lutte, la qualité des rapports humains qui
s'ébauchèrent alors ait rappelé l'antique fierté communautaire et
bouleversé la grisaille et la répétitivité de nombreux aspects de
la vie quotidienne, en dépit des formes modernistes que cela a pu
prendre. Dans cette première phase de succès pour le mouvement (des
temps dont Lama et ses sbires se souviendront longtemps), la
répression a été très faible en regard des moyens dont le pouvoir
est pourvu, peut-être parce que la radicalisation de l'affrontement
ne s'est pas étendue aux grandes concentrations industrielles du
Nord et est restée circonscrite à quelques villes. Le pouvoir n'a
eu recours que de façon limitée à la répression armée, sauf à
Bologne où les staliniens au pouvoir ont utilisé (comme l'enseigne
l'URSS, leur unique tradition) les chars pour calmer le désordre qui
échappait peu à peu à tout contrôle. Le moloch capital s'est
appuyé sur les faiblesses que le mouvement, même dans sa période
de splendeur, avait en lui : on comprend ainsi l'énorme succès de
l'héroïne, nouvelle arme d'abrutissement social utilisée par le
capital pour prévenir les conflits sociaux ; cette tactique n'est
pas nouvelle, le capital l'a utilisée à plusieurs reprises : en
anéantissant en Amérique du Nord un peuple par l'alcool, en
abrutissant en Orient un prolétariat potentiel par l’opium ; les
poisons changent, mais les intentions sont les mêmes. L'héroïne,
qui n'est que l'une des nombreuses toxicomanies mises sur le marché,
est peut-être la plus brutale et la moins mystifiante : chaque
injection est symbole de cette mort qui dans la réalité actuelle
frappe l'humanité à chaque instant par l'empoisonnement des
aliments, les infections, la dioxine, le cancer (maladie sociale
typique), etc. L'héroïne est la drogue du désespoir, de la
périphérie, des banlieues, des Noirs d'Amérique, des générations
inadaptées et sans avenir, c'est par excellence la drogue de
l'anéantissement sous la domination du capital, productif, en
harmonie parfaite avec la fausse sécurité, toujours à un pas de la
catastrophe ; c'est le dévoilement par l'absurde de la nature même
du capital mortifère injecté dans chaque goutte de sang et qui
inonde le cerveau pour ôter au corps toute vie, en faire un zombi
qui se reproduit à l'infini tout en se putréfiant. Toute prise est
identique à la précédente, l'effet de l'héro est coercition à
répétition, monotonie de la vie séparée, chaque goutte de sang
qui se mêle à cet infâme poison est anéantissement : le capital
ne nous suce plus le sang, il l'empoisonne ; l'essence même du
capital c'est l'homme-zombi. Le capital s'est anthropomorphisé.
Hormis l'héroïne, il y a d'autres formes de gestion marchandisée
de la vie dont l'idéologie spectaculaire de la survie use et abuse ;
la monnaie d'échange du capital est la destruction de la passion et
des tensions réelles. Le capital ne veut pas détruire l'homme en
tant que force de travail, qui est la cause de son existence, mais il
veut anéantir les caractéristiques d'humanité de l'espèce qui la
lient encore au milieu, qui font que les rapports entre les hommes ne
sont pas encore complètement dominés par le spectacle. Le capital
face à l'éclatement insurrectionnel de zones à fortes
concentrations industrielles ne peut recourir à la répression
meurtrière et attend le mouvement sur le plan de la critique de la
vie quotidienne encore séparée de l'explosion communautaire de la
radicalité. Une des faiblesses du mouvement de 77 a été de
s'opposer au pouvoir d'une manière encore politique. Il n'a pas su
réaliser cette union désormais indispensable dans toute révolution
future entre lutte pour la vie et pratique de la vie. On ne peut s'y
décider en tant que sujets séparés (ça a été l'une des causes
de la défaite des mouvements révolutionnaires du passé),
l'affranchissement de la société du capital doit être total. La
révolution ne se fait pas selon un modèle du passé mais prend en
compte les défaites des révolutions précédentes. « Dans leur
attitude envers les morts, les hommes laissent éclater leur
désespoir de ne plus être capables de se souvenir d'eux-mêmes.»
(Adorno-Horhheimer) Il ne faut pas sous-estimer la répression
directe : dire qu'en Italie on ne peut plus parler de évolution
signifie que celles et ceux qui en parlent sont jetéEs en prison,
avec ou sans prétexte. Mais le plus important est que les méthodes
du spectacle sont radicalement changées. Pour schématiser :
jusqu'en 1977, le pouvoir cherche à récupérer la poussée
révolutionnaire, dont il donne une image qu'il répand afin
d'engluer le mouvement réel. D'une manière générale, il permet
une certaine liberté de mouvement et laisse publier dans tous les
journaux les positions qui le servent, celles en particulier qui
donnent du relief à l'opposition fictive entre mouvement
contre-culturel et
mouvement armé. Il
ne réussit pas à intervenir contre la lutte armée, mais il n'en
essaie pas moins, avec toutes les forces dont il dispose, il
l'attend, il cherche à la dépister. Il permet que se développent
de façon disproportionnée l'idéologie et la pratique des groupes
armés. À partir de 1978, le rideau est tiré. Il n'informe plus, il
se limite à calomnier les révolutionnaires, toutes et tous
grossièrement confonduEs, terroristes, autonomes, marginaux/ales. Il
se met à diffuser des schémas, des modèles, des idéologies tout à
fait différents. Le pouvoir fait passer ses propres messages : il
promotionne l'idéologie du reflux, il modèle la vie sur des schémas
idiots, il crée le style de la nostalgie, du revival, de
l'insouciance idiote, sinistre et cynique. Au cours de l'été 1979,
on assiste à une décharge de propagande sur l'héroïne dans la
presse nationale. On propose de nouveaux objets de consommation de
masse à celles et ceux qui se veulent orphelinEs
de politicienNEs et de
terroristes
En
1980, le spectacle du terrorisme resurgit pour son « grand final ».
Cependant le pouvoir a réussi à contrôler de façon plus décisive,
plus directe la situation italienne, grâce à des campagnes de
longue haleine soutenues par une répression croissante, et dans
lesquelles les deux options du 7 avril et du 21 décembre, outre leur
objectif immédiat, terroriser, ont servi surtout comme source de
propagande. La guerre psychologique s'est effectivement développée
en Italie, mais certainement pas dans les termes dénoncés par les
BR qui, en tuant des journalistes, sont eux/elles-mêmes devenuEs des
protagonistes spectaculaires de l'offensive psychologique du pouvoir.
En réalité, le mouvement de 77 a lui aussi commis les mêmes
erreurs.
Ces
faiblesses du mouvement, certainEs les payent durement encore
aujourd’hui. Mais cela n'est pas toute la vérité car le pouvoir
fait l'expérience de l'impossibilité pour la société italienne de
réintégrer une grande partie des jeunes. En Italie, aucune
entreprise ne veut plus prendre de jeunes ouvrierEs qui se révèlent
aussitôt des saboteurs/euses tenaces, des gens qui « coulent » la
production, qui refusent de s'adapter aux rythmes et aux horaires,
bref qui s'affirment comme des absentéistes endurciEs et fantasques.
Les élections politiques et l'année suivante les élections
administratives ont été un choc pour les politicienNEs italienNEs
du fait du taux d'abstention énorme chez les jeunes et dans les
concentrations ouvrières. Une masse dispersée mais coriace de
jeunes ouvrierEs et de chômeurs/euses maintient fermement son
extériorité aux pouvoirs constitués. Cette masse les observe avec
une face anonyme mais menaçante.
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