LE
LABORATOIRE DE LA CONTRE-RÉVOLUTION.
ITALIE
1979-1980.
I
- L'attentisme du pouvoir. 1977-1978
Le
conflit social profond, le vaste mouvement de révolte qui s'est
manifesté en Italie en 1977 présente des caractéristiques de
radicalité nouvelle pour ce pays. En effet, pour la première fois
des secteurs entiers du prolétariat italien ont combattu comme leurs
ennemis implacables, non seulement l'État et ses forces armées,
mais aussi les organisations ouvrières, en particulier le parti
communiste. Au cours de cet affrontement, les groupes qui,
politiquement, se situaient à gauche du PCI, ont révélé leur
nature de parasites extérieurs et
hostiles
à la lutte révolutionnaire.
Le
« mouvement de 77 » commence en janvier comme un mouvement étudiant
qui occupe les universités pour résister à une réforme imbécile
que le gouvernement veut mettre en œuvre. Il est surtout composé de
jeunes au chômage. À Rome, il conflue avec un puissant mouvement du
«tertiaire», majoritaire chez les hospitaliers, et enraciné dans
beaucoup d'autres secteurs. La distribution géographique du
mouvement est très inégale : à Milan, par exemple, où se
déploient certaines des activités les plus spectaculaires de
l'Autonomie Ouvrière, le mouvement est inexistant. Au cours de ses
faibles surgissements, il ne se libère jamais complètement d'une
optique politico-revendicative, et fournit une base aux manœuvres et
aux alliances (que Negri, Scalzone et consorts soutiennent) avec
les groupes gauchistes. À Bologne, où agissent Radio Alice et le
groupe qui publie la revue A/Traverso, et où le mouvement baigne
dans une atmosphère « giovaniliste» et tout à fait
moderniste (à travers l'introduction de l'idéologie française de
Foucault, Deleuze et Co.), le mouvement réussit à avoir
l'initiative dans une atmosphère d'entrain et d'enthousiasme
jusqu'en mars 1977 ; ensuite, face à la répression, il se replie et
lâche pied, ce qui permet aux fossoyeurs gauchistes de Lotta
Continua de le récupérer et de l'enterrer, À Rome, en revanche,
où, notamment après l'épuisement de sa courbe ascendante de mars
1977, l'influence des comités ouvriers autonomes (ceux de la via
Volsci, organisation militante « traditionnelle »)
est
déterminante, le mouvement déborde sur des couches sociales plus
vastes, va jusqu’à entamer sérieusement la base du PCI, et
maintient une influence de masse pour plus d’une année. C'est
précisément à Rome, où les jeunes prolétaires des banlieues
s’unissent aux ouvriers de la génération précédente, que le
mouvement oppose la résistance la plus tenace et la plus radicale à
la répression , jusqu’à ce qu’il soit irrémédiablement mis en
crise par l’enlèvement de Moro. Au mouvement il n'a manqué ni le
nombre, ni la capacité militaire de s'emparer du centre d'une des
villes les plus riches et les plus importantes d'Italie, Bologne, pas
plus que la tendance vitale à ébaucher une critique de la vie
quotidienne et de la politique.
Au
sein du mouvement, les groupes politiques organisés qui ont eu un
poids réel et, à l'occasion, déterminant dans le déroulement des
événements ont été ceux qui composent ce qu'on appelle «
l'Autonomie Ouvrière Organisée ». La théorie de ces groupes, plus
ou moins liés à la tradition léniniste, en quelques cas
ouvertement staliniens, ne les distinguait guère d'un gauchisme
militant et conséquent. Ce qui en fait un pôle d’attraction pour
des milliers de prolétaires a été leur pratique essentiellement
illégale et violente ainsi que leur opposition déterminée au PCI
et aux organisations syndicales, pratique qui coïncidait
effectivement avec les aspirations les plus diffuses. En particulier,
à Rome dans l'Autonomie Organisée, s'exprimait l'organisation
directe de noyaux importants de prolétaires et d'un grand nombre de
collectifs et de comités de quartier.
Une
des caractéristiques des groupes de l'autonomie a été de mettre
systématiquement en évidence les aspects militaires de
l'affrontement en cours. Cela correspondait effectivement à
l'aspiration générale d'en finir avec le réformisme et
l'opportunisme répugnants qui prévalaient dans le milieu
politiquement à gauche du PCI., milieu qui, en fait, n'a jamais eu
de rôle positif dans le déroulement des événements. Cet aspect,
outre qu'il a donné des résultats immédiats d'une
efficacité admirable, a cependant eu pour effet de privilégier
toujours et partout la violence et la lutte armée pour elles-mêmes,
c'est-à-dire indépendamment de leur contenu réel, des perspectives
réelles du mouvement, et de sa critique théorico-pratique.
Durant
les premiers mois de 1977, l'appareil de propagande de l'État a créé
et exagéré le mythe de l'autonomie armée, avec pour résultat de
créer non un monstre mais un phénomène spectaculaire. Toutes les
tendances de l'autonomie ont été complices de cette mystification
et sont tombées dans ce piège. Les autonomes ont tenté par tous
les moyens de se faire valoir en utilisant la fascination pour la
lutte armée, en faisant étalage d'un triomphalisme tout à fait
injustifié, ce qui a favorisé l'abandon de toute forme de lutte
quotidienne, par nature obscure, fermée aux succès spectaculaires,
au profit d'actions qui ne mettaient enjeu que des militants, anciens
ou nouveaux, mais qui avaient l'avantage d'occuper les premières
pages des journaux. L'État italien, qui, deux années plus tard, a
incarcéré tous les théoriciens de cette tendance, a alors évité
de prendre des mesures répressives contre les responsables de ce
type de radicalisation dans l'affrontement. Quand cela a été
possible, ce sont les restes des groupes gauchistes qui se sont
chargés de la répression : en particulier Lotta Continua et le MLS
se sont mis à la remorque pour l'étrangler aussitôt qu'ils
l'ont eu rejoint.
L'autonomie
ouvrière et la vaste aire sociale qui a été arbitrairement
identifiée avec les positions de tel ou tel groupuscule; était
tantôt partie intégrante du mouvement révolutionnaire (surtout
dans le Sud) et tantôt modèle spectaculaire (surtout dans le Nord).
Tout cela a accru la confusion et le manque de perspectives, typiques
d'une situation de désordre au cours de laquelle les modèles
idéologiques préexistants sont entrés en crises et où la
poursuite même de l' « action» - alors «encouragée» par
le spectacle - tendait à faire paraître la théorie révolutionnaire
superflue.
En
mai 1977, les groupes armés clandestins sont spectaculairement
rentrés en scène, en blessant aux jambes quelques journalistes de
droite. Ces groupes existaient en Italie depuis 1971, avaient connu
un certain développement, mais en 1977 paraissaient une tendance
marginale face l'Autonomie en pleine ascension. Tout l'appareil de
propagande, du PCI à la droite, en expliquèrent la réapparition en
les définissant comme le «noyau dur», le cœur organisationnel du
mouvement, son moteur et son centre occulte. Cette théorie est
totalement mensongère. Les groupes défendaient le principe de
l'organisation complètement clandestine, fondée sur la totale
abnégation, à l'occasion le sacrifice, des militants. Rien de plus
étranger à l'esprit du mouvement, critique face au militantisme et
souvent tourné vers la critique de la vie quotidienne selon des
formes ironiques, voire festives ou bouffonnes. À cet argument, les
vendus et les imbéciles, de toute sorte répondent qu'il existait un
mouvement « créatif », contre-culturel, «bon» et un mouvement
«armé», «mauvais», dont les organisations clandestines étaient
le noyau central et l'autonomie ouvrière l'organisation
de
masse.
En
réalité, le mouvement «créatif» de Bologne est celui qui a
soutenu en mars 1977, l'affrontement militaire le plus vaste et le
plus radical et contre lequel on a envoyé les chars, tandis que les
groupements clandestins condamnaient durement les formes de lutte
armée du mouvement à l’extérieur duquel ils s'étaient tenus,
en le dénonçant comme « aventuriste »et «spontanéiste».
Toutefois, le mensonge de la propagande d'État avait une base réelle
: il existait dans le mouvement une composante contre-culturelle
nourrie des théories sur le secteur alternatif à la manière des
États-Unis, composante vers laquelle furent lâchés les animateurs
culturels qui en devinrent bien vite les interprètes.
La
faiblesse théorique du mouvement révéla de plus en plus ses
conséquences mortelles, au fur et à mesure que diminuaient l'élan
et l'enthousiasme. En 1978 vinrent l'épuisement et la peur, en même
temps que les premières « démonstrations » de répression à
grande échelle, ce qui à son tour contraignit les révolutionnaires
à une lutte de plus en plus statique, de plus en plus étroite,
défensive, rythmée par les échéances d'affrontement que le
pouvoir choisissait plus ou moins : interdictions, meurtres en
pleine rue, répression sélective. Dans les premiers mois de 1978,
le mouvement allait s'épuisant, il accusait les coups, il agonisait,
et
le P.C.I. commençait à lancer ses hommes de main à la reconquête
des universités. Dans le même temps, le terrorisme reprenait de la
vigueur.
La
séquestration et l'homicide de Moro ont conclu la situation
chaotique dans laquelle le mouvement de 77 avait vécu. Il fut
possible de mettre en état de siège Rome, qui était le centre où
survivait principalement la résistance du mouvement. Mais ce qui
compta davantage, c'est que le pur spectacle domina de nouveau la
scène. Les mass-média ont été les vrais vainqueurs de la
séquestration de Moro. Le public s'est retrouvé entassé devant les
postes de télé à vivre le film de la lutte de classe, des
communiqués, des lettres du malheureux démo-chrétien, dont tous
voulaient la mort. Tous les journaux (même Il
Male fit ses choux
gras de la situation) rapportaient en première page les communiqués
des BR. Le système avait choisi son ennemi - le terrorisme - et
avait réussi à l'imposer à tous. La fiction devenait réalité. La
lutte avait lieu entre l'État, la démocratie, etc., et une poignée
de terroristes, efficaces, froids et impitoyables. Les deux camps
étaient bien définis : chacun devait choisir : ou avec les
carabiniers ou avec les ravisseurs. L'État italien a tué Moro, mais
pour donner un coup mortel à la révolution. Le P.C.I. remplissait
les places de drapeaux rouges contre le terrorisme. De façon
identique aux BR, l'État imposait le chantage : ou avec nous ou avec
eux. La position prise dans l'ensemble par le mouvement sur la
séquestration de Moro demeura essentiellement défensive et de
circonstance : dans quelques secteurs apparut le mot d'ordre
capitulard : « ni avec l'État ni avec les B.R, », dans d'autres 1a
solidarité avec les BR prévalut. Les critiques les plus radicales
vinrent des groupes les plus organisés, accusés par la suite
d'avoir pris parti à la séquestration. Ceux-ci perçurent
l'événement comme l'attaque meurtrière d'une organisation
concurrente, et
purent de ce fait en dénoncer la nature, antagonique à tout le
développement du mouvement.
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