samedi 1 avril 2017

Prolétaires si vous saviez Part 1

LE LABORATOIRE DE LA CONTRE-RÉVOLUTION.
ITALIE 1979-1980.

I - L'attentisme du pouvoir. 1977-1978

Le conflit social profond, le vaste mouvement de révolte qui s'est manifesté en Italie en 1977 présente des caractéristiques de radicalité nouvelle pour ce pays. En effet, pour la première fois des secteurs entiers du prolétariat italien ont combattu comme leurs ennemis implacables, non seulement l'État et ses forces armées, mais aussi les organisations ouvrières, en particulier le parti communiste. Au cours de cet affrontement, les groupes qui, politiquement, se situaient à gauche du PCI, ont révélé leur nature de parasites extérieurs et
hostiles à la lutte révolutionnaire.
Le « mouvement de 77 » commence en janvier comme un mouvement étudiant qui occupe les universités pour résister à une réforme imbécile que le gouvernement veut mettre en œuvre. Il est surtout composé de jeunes au chômage. À Rome, il conflue avec un puissant mouvement du «tertiaire», majoritaire chez les hospitaliers, et enraciné dans beaucoup d'autres secteurs. La distribution géographique du mouvement est très inégale : à Milan, par exemple, où se déploient certaines des activités les plus spectaculaires de l'Autonomie Ouvrière, le mouvement est inexistant. Au cours de ses faibles surgissements, il ne se libère jamais complètement d'une optique politico-revendicative, et fournit une base aux manœuvres et aux alliances (que Negri, Scalzone et consorts soutiennent) avec les groupes gauchistes. À Bologne, où agissent Radio Alice et le groupe qui publie la revue A/Traverso, et où le mouvement baigne dans une atmosphère « giovaniliste» et tout à fait moderniste (à travers l'introduction de l'idéologie française de Foucault, Deleuze et Co.), le mouvement réussit à avoir l'initiative dans une atmosphère d'entrain et d'enthousiasme jusqu'en mars 1977 ; ensuite, face à la répression, il se replie et lâche pied, ce qui permet aux fossoyeurs gauchistes de Lotta Continua de le récupérer et de l'enterrer, À Rome, en revanche, où, notamment après l'épuisement de sa courbe ascendante de mars 1977, l'influence des comités ouvriers autonomes (ceux de la via Volsci, organisation militante « traditionnelle »)
est déterminante, le mouvement déborde sur des couches sociales plus vastes, va jusqu’à entamer sérieusement la base du PCI, et maintient une influence de masse pour plus d’une année. C'est précisément à Rome, où les jeunes prolétaires des banlieues s’unissent aux ouvriers de la génération précédente, que le mouvement oppose la résistance la plus tenace et la plus radicale à la répression , jusqu’à ce qu’il soit irrémédiablement mis en crise par l’enlèvement de Moro. Au mouvement il n'a manqué ni le nombre, ni la capacité militaire de s'emparer du centre d'une des villes les plus riches et les plus importantes d'Italie, Bologne, pas plus que la tendance vitale à ébaucher une critique de la vie quotidienne et de la politique.
Au sein du mouvement, les groupes politiques organisés qui ont eu un poids réel et, à l'occasion, déterminant dans le déroulement des événements ont été ceux qui composent ce qu'on appelle « l'Autonomie Ouvrière Organisée ». La théorie de ces groupes, plus ou moins liés à la tradition léniniste, en quelques cas ouvertement staliniens, ne les distinguait guère d'un gauchisme militant et conséquent. Ce qui en fait un pôle d’attraction pour des milliers de prolétaires a été leur pratique essentiellement illégale et violente ainsi que leur opposition déterminée au PCI et aux organisations syndicales, pratique qui coïncidait effectivement avec les aspirations les plus diffuses. En particulier, à Rome dans l'Autonomie Organisée, s'exprimait l'organisation directe de noyaux importants de prolétaires et d'un grand nombre de collectifs et de comités de quartier.
Une des caractéristiques des groupes de l'autonomie a été de mettre systématiquement en évidence les aspects militaires de l'affrontement en cours. Cela correspondait effectivement à l'aspiration générale d'en finir avec le réformisme et l'opportunisme répugnants qui prévalaient dans le milieu politiquement à gauche du PCI., milieu qui, en fait, n'a jamais eu de rôle positif dans le déroulement des événements. Cet aspect, outre qu'il a donné des résultats immédiats d'une efficacité admirable, a cependant eu pour effet de privilégier toujours et partout la violence et la lutte armée pour elles-mêmes, c'est-à-dire indépendamment de leur contenu réel, des perspectives réelles du mouvement, et de sa critique théorico-pratique.
Durant les premiers mois de 1977, l'appareil de propagande de l'État a créé et exagéré le mythe de l'autonomie armée, avec pour résultat de créer non un monstre mais un phénomène spectaculaire. Toutes les tendances de l'autonomie ont été complices de cette mystification et sont tombées dans ce piège. Les autonomes ont tenté par tous les moyens de se faire valoir en utilisant la fascination pour la lutte armée, en faisant étalage d'un triomphalisme tout à fait injustifié, ce qui a favorisé l'abandon de toute forme de lutte quotidienne, par nature obscure, fermée aux succès spectaculaires, au profit d'actions qui ne mettaient enjeu que des militants, anciens ou nouveaux, mais qui avaient l'avantage d'occuper les premières pages des journaux. L'État italien, qui, deux années plus tard, a incarcéré tous les théoriciens de cette tendance, a alors évité de prendre des mesures répressives contre les responsables de ce type de radicalisation dans l'affrontement. Quand cela a été possible, ce sont les restes des groupes gauchistes qui se sont chargés de la répression : en particulier Lotta Continua et le MLS se sont mis à la remorque pour l'étrangler aussitôt qu'ils l'ont eu rejoint.
L'autonomie ouvrière et la vaste aire sociale qui a été arbitrairement identifiée avec les positions de tel ou tel groupuscule; était tantôt partie intégrante du mouvement révolutionnaire (surtout dans le Sud) et tantôt modèle spectaculaire (surtout dans le Nord). Tout cela a accru la confusion et le manque de perspectives, typiques d'une situation de désordre au cours de laquelle les modèles idéologiques préexistants sont entrés en crises et où la poursuite même de l' « action» - alors «encouragée» par le spectacle - tendait à faire paraître la théorie révolutionnaire superflue.
En mai 1977, les groupes armés clandestins sont spectaculairement rentrés en scène, en blessant aux jambes quelques journalistes de droite. Ces groupes existaient en Italie depuis 1971, avaient connu un certain développement, mais en 1977 paraissaient une tendance marginale face l'Autonomie en pleine ascension. Tout l'appareil de propagande, du PCI à la droite, en expliquèrent la réapparition en les définissant comme le «noyau dur», le cœur organisationnel du mouvement, son moteur et son centre occulte. Cette théorie est totalement mensongère. Les groupes défendaient le principe de l'organisation complètement clandestine, fondée sur la totale abnégation, à l'occasion le sacrifice, des militants. Rien de plus étranger à l'esprit du mouvement, critique face au militantisme et souvent tourné vers la critique de la vie quotidienne selon des formes ironiques, voire festives ou bouffonnes. À cet argument, les vendus et les imbéciles, de toute sorte répondent qu'il existait un mouvement « créatif », contre-culturel, «bon» et un mouvement «armé», «mauvais», dont les organisations clandestines étaient le noyau central et l'autonomie ouvrière l'organisation
de masse.
En réalité, le mouvement «créatif» de Bologne est celui qui a soutenu en mars 1977, l'affrontement militaire le plus vaste et le plus radical et contre lequel on a envoyé les chars, tandis que les groupements clandestins condamnaient durement les formes de lutte armée du mouvement à l’extérieur duquel ils s'étaient tenus, en le dénonçant comme « aventuriste »et «spontanéiste». Toutefois, le mensonge de la propagande d'État avait une base réelle : il existait dans le mouvement une composante contre-culturelle nourrie des théories sur le secteur alternatif à la manière des États-Unis, composante vers laquelle furent lâchés les animateurs culturels qui en devinrent bien vite les interprètes.
La faiblesse théorique du mouvement révéla de plus en plus ses conséquences mortelles, au fur et à mesure que diminuaient l'élan et l'enthousiasme. En 1978 vinrent l'épuisement et la peur, en même temps que les premières « démonstrations » de répression à grande échelle, ce qui à son tour contraignit les révolutionnaires à une lutte de plus en plus statique, de plus en plus étroite, défensive, rythmée par les échéances d'affrontement que le pouvoir choisissait plus ou moins : interdictions, meurtres en pleine rue, répression sélective. Dans les premiers mois de 1978, le mouvement allait s'épuisant, il accusait les coups, il agonisait,
et le P.C.I. commençait à lancer ses hommes de main à la reconquête des universités. Dans le même temps, le terrorisme reprenait de la vigueur.

La séquestration et l'homicide de Moro ont conclu la situation chaotique dans laquelle le mouvement de 77 avait vécu. Il fut possible de mettre en état de siège Rome, qui était le centre où survivait principalement la résistance du mouvement. Mais ce qui compta davantage, c'est que le pur spectacle domina de nouveau la scène. Les mass-média ont été les vrais vainqueurs de la séquestration de Moro. Le public s'est retrouvé entassé devant les postes de télé à vivre le film de la lutte de classe, des communiqués, des lettres du malheureux démo-chrétien, dont tous voulaient la mort. Tous les journaux (même Il Male fit ses choux gras de la situation) rapportaient en première page les communiqués des BR. Le système avait choisi son ennemi - le terrorisme - et avait réussi à l'imposer à tous. La fiction devenait réalité. La lutte avait lieu entre l'État, la démocratie, etc., et une poignée de terroristes, efficaces, froids et impitoyables. Les deux camps étaient bien définis : chacun devait choisir : ou avec les carabiniers ou avec les ravisseurs. L'État italien a tué Moro, mais pour donner un coup mortel à la révolution. Le P.C.I. remplissait les places de drapeaux rouges contre le terrorisme. De façon identique aux BR, l'État imposait le chantage : ou avec nous ou avec eux. La position prise dans l'ensemble par le mouvement sur la séquestration de Moro demeura essentiellement défensive et de circonstance : dans quelques secteurs apparut le mot d'ordre capitulard : « ni avec l'État ni avec les B.R, », dans d'autres 1a solidarité avec les BR prévalut. Les critiques les plus radicales vinrent des groupes les plus organisés, accusés par la suite d'avoir pris parti à la séquestration. Ceux-ci perçurent l'événement comme l'attaque meurtrière d'une organisation concurrente, et purent de ce fait en dénoncer la nature, antagonique à tout le développement du mouvement.

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